L’horreur virale du nouveau siècle
- Publié dans : Nouveau Projet 06
L’horreur virale du nouveau siècle
Alors que la guerre entre les cartels de la drogue persiste au Mexique, des vidéos d’assassinats captés en direct font leur apparition sur l’internet. Bienvenue dans le monde des «narcoblogues».
Dans la vidéo, un homme et son neveu sont assis devant un mur en adobe, les mains liées. La scène se passe quelque part à Cubiri de la Loma, un petit village de l’État de Sinaloa, sur la côte pacifique du Mexique. La voix de la personne hors champ qui les inter-roge est monocorde, robotique. Au loin, on entend chanter des oiseaux. Les deux hommes donnent leurs noms et expliquent qu’ils travaillent comme halcones, faucons ou guetteurs, pour l’un des plus vieux cartels du pays. Ils protègent les convois qui transportent la drogue du Mexique jusqu’aux États-Unis. L’oncle raconte qu’il n’est pas bien payé, n’ayant reçu que 300 pésos (environ 25$) pour l’un de ses derniers contrats.
Deux minutes et 43 secondes se sont écoulées. Un homme masqué vêtu d’un treillis militaire apparait devant la caméra, muni d’une tronçonneuse rugissante. Le son écorche les oreilles. L’homme et son neveu sont impassibles. Ils regardent fixement dans le vide. «Quand vous voulez», dit l’interrogateur.
L’oncle ne fait que quelques grimaces lorsque la tronçonneuse tranche son cou. Alors que sa tête tombe, un -deuxième homme surgit devant la caméra; il s’approche du neveu avec un couteau de cuisine dans les mains. Le neveu ne réagit pas.
Ceci n’est pas une fiction. Ces gens ne sont pas des acteurs. Ce sont des vidéos d’assassinats captés en direct qui circulent sur l’internet.
Le Mexique est en guerre. Du moins, c’est la version officielle. Ainsi, depuis 2006, quelque 50 000 soldats ont été -déployés à travers le pays avec pour mission d’éliminer les cartels de la drogue, ces organisations qui contrôlent le flux de narcotiques illicites vers les États-Unis. Dans plusieurs localités, le personnel militaire a remplacé la police locale. Malgré cette offensive, le département américain de la Justice révélait dernièrement que, depuis 2005, la production mexicaine d’héroïne, de méthamphétamine et de marijuana a augmenté, tout comme la quantité de drogue saisie à la frontière entre les deux pays. Aujourd’hui, plus de 90% de la cocaïne produite en Amérique du Sud et destinée aux États-Unis transite par le Mexique, comparativement à 77% en 2003.
Alors que l’offensive militaire n’a pas fait diminuer le flux de drogue vers les États-Unis, le cout en vies humaines de ce déploiement a été ahurissant. Selon les chiffres du gouvernement mexicain, au moins 120 000 personnes ont été assassinées et 30 000 ont été portées disparues depuis 2006. La vaste majorité des meurtres ont été des exécutions. Le New York Times soulignait -récemment que le nombre de demandes d’asile de Mexicains cherchant refuge aux États-Unis a doublé au cours des trois -dernières années—la violence et la crainte de persécution étant invoquées par les réfugiés.
Rien que pendant les premières -semaines de février 2014, plus de 500 restes humains ont été découverts dans l’État de Coahuila, au nord du pays. Durant cette même période, dans l’État de Colima, sur la côte pacifique, des enfants ont trouvé une tête humaine abandonnée sur le tronc d’un arbre mort tout près de leur école primaire, et au moins 20 corps ont été découverts dans une fosse commune dans l’État voisin de Michoacán.
Le Mexique est aussi considéré comme l’un des pays les plus dangereux pour les journalistes. Dans son Classement mondial de la liberté de la presse 2014, Reporters sans frontières révélait qu’entre 2000 et 2013, pas moins de 88 journalistes ont été tués, et 18 autres ont été portés disparus.
À ce climat s’ajoute l’émergence de vidéos d’assassinats en direct, ces films de torture et d’exécution mis en ligne de façon anonyme et qui deviennent viraux sur les médias sociaux. De nombreux observateurs soutiennent que le déploiement de troupes pour lutter contre le narcotrafic a entrainé la prolifération d’une violence symbolique et publique au Mexique: l’acte de tuer est vu comme une performance et la violence, comme un art. Les vidéos d’assassinats en direct reflètent cette tendance. Chaque nouveau film semble vouloir surpasser le précédent en atteignant des sommets de cruauté.
- Un corps est retiré de la rue à Valle de Chalco, une municipalité située en banlieue de la ville de Mexico, en mars 2014.Photo: Jair Cabrera Torres
Alors que l’offensive militaire n’a pas fait diminuer le flux de drogue vers les États-Unis, le cout en vies humaines de ce déploiement a été ahurissant.
L’écrivain anglais Ioan Grillo, établi au Mexique, note que la résurgence des films d’assassinats en direct dans les zones de guerre remonte à l’invasion de l’Irak. À l’origine, selon lui, les cartels mexicains ont copié tel quel, scène par scène, le concept mis de l’avant dans ce pays. Mais, le conflit se prolongeant, les films mexicains d’assassinats en direct sont devenus une toute autre chose. Les membres d’un cartel en particulier, les Zetas, reconnus comme étant d’excellents tacticiens militaires, ont fait preuve de violence de plus en plus extrême. Formé par plusieurs membres des forces spéciales du Mexique—une unité d’opération clandestine entrainée aux États-Unis—ce cartel était initialement destiné à lutter contre les trafiquants de drogue. Les premiers Zetas ont plutôt déserté les rangs et ont pris part au commerce de substances illicites. Ils ont eu tellement de succès dans le narcotrafic que leur structure paramilitaire est devenue un modèle à suivre pour les autres cartels. Comme l’explique Grillo dans son livre El Narco (Bloomsbury Press, 2011), il s’agit d’un système complexe qui implique un grand nombre d’acteurs. Plusieurs vidéos d’assassinats en direct ont révélé que des fonctionnaires, des policiers et des politiciens étaient impliqués dans le narcotrafic. Sur certains enregistrements, par exemple, les victimes torturées donnent les noms de fonctionnaires corrompus, travaillant pour des cartels rivaux, avant que le couperet ne tombe. Dans les premières vidéos, les personnes torturées étaient toutes des tueurs à gages; on a ensuite vu des policiers, puis des politiciens, parmi les victimes des cartels. Les aveux filmés ont parfois fait éclater des scandales surprenants. Par exemple, on y a appris que des prisonniers quittaient leur prison pour aller commettre des massacres et retournaient dans leur cellule pour dormir.
Il suffit d’avoir vu une vidéo pour les avoir toutes vues. Structurellement, elles sont presque identiques. La personne capturée est d’abord interrogée par une voix hors champ. Attachée à une chaise, elle est généralement entourée par des sicarios masqués, des tueurs à gages qui pointent sur sa tempe des armes à feu de forte puissance. Les questions suivent un scénario précis: «Quel est votre nom? Pour qui travaillez-vous? Quel est votre rôle dans le narcotrafic?», etc. Le massacre s’ensuit, généralement au milieu du film. Le «suspense» consiste à voir quel type de torture sera choisi, la réaction de la victime et de quelle manière elle sera assassinée.
À la fin, un message apparait à l’écran: ceci arrivera à tous ceux qui... L’avertissement doit faire peur, effrayer quiconque oserait défier le cartel.
Ces vidéos, ainsi que le blackout médiatique dans les États au nord du Mexique, ont contribué à produire un nouveau type de blogue: les «narcoblogues», ces sites internet anonymes qui offrent un contenu agrégé à partir de différents groupes audiovisuels (tels cnn ou abc) et d’agences de transmission (telles ap et afp). On y retrouve des reportages inédits, des témoignages de première main, des communiqués de presse des cartels et des gouvernements, les derniers films d’assassinats en direct ainsi que les photos les plus récentes. Tout comme les usagers de YouTube ont la possibilité de commenter ce qu’ils regardent, ceux qui visitent les «narcoblogues» peuvent exprimer leur propre opinion sur les dernières vidéos.
«Je pense que la tronçonneuse est en fait plus humaine que le couteau», lit-on dans les commentaires à la suite d’une vidéo.
«Ces gars-là ont été très courageux. J’aurais tremblé de peur, sachant ce qui est sur le point d’arriver», écrit un autre.
Ou encore celui-ci: «Avant, j’avais très peur des films d’horreur, puis les vidéos d’Al-Qaïda sont apparues sur la toile; c’était beaucoup trop pour moi. Ensuite, il y a eu les vidéos de cartels mexicains; je me suis lentement habitué à elles. Cette dernière vidéo, ici, ne m’a pas du tout impressionné. Pour moi, maintenant, les films d’horreur, c’est comme regarder des dessins animés de Disney.
L’image floue laisse entrevoir un adolescent suspendu au plafond d’une chambre. Se balançant au bout d’une corde, le jeune homme, yeux et bouches bandés par du ruban adhésif entoilé, pieds attachés et chemise arrachée, a des allures de piñata humaine. En forme de figurine ludique (animal ou autres), une piñata est un contenant de bonbons en papier mâché que les enfants, les yeux bandés, frappent avec un bâton lors des fêtes d’anniversaire. Mais ici, les enfants qui entourent le corps ballant et entonnent la chanson de la piñata «Dale, Dale, Dale» [frappe-le, frappe-le, frappe-le], sont plutôt des adolescents sicarios. Ils frappent à tour de rôle avec un gourdin. En quelques secondes, la peau couleur olive tourne au violet, puis au noir. Quand le corps se ramollit, l’un des adolescents sicarios pose son oreille contre la poitrine pour vérifier s’il y a un battement de cœur. Il n’y en a plus.
- Image tirée d’une vidéo d’assassinat en direct où un homme est abattu par balle.
«Pour moi, maintenant, les films d’horreur, c’est comme regarder des dessins animés de Disney.»
La vidéo apparait sur YouTube, mais elle est rapidement supprimée. Le site retire régulièrement les vidéos qu’il juge inappropriées. Elle réapparait ensuite sur les «narcoblogues» où elle -devient virale, partagée d’un téléphone cellulaire à un autre. La police et l’armée se lancent alors dans une chasse à l’homme qui les amène à identifier un coupable: un garçon de 13 ans appelé El Ponchis sur une autre vidéo du même genre.
Quelques mois plus tard, en décembre 2010, le garçon, Edgar Jimenez Lugo de son vrai nom, est arrêté à Cuernavaca, une ville située à une heure au sud de Mexico, la capitale. L’adolescent est appréhendé avec sa sœur ainée alors qu’ils tentaient de monter à bord d’un avion pour Tijuana, en route pour San Diego, en Californie, sa ville natale. Son téléphone portable contient des vidéos et des photos de plusieurs séances de torture et d’exécution. Il raconte à la police qu’il a été recruté pour travailler au sein d’une équipe de tueurs à gages alors qu’il avait 11 ans. Ses parents sont toxicomanes, et on apprend qu’il a été -retiré de sa famille en bas âge lorsque des travailleurs sociaux ont trouvé de la cocaïne dans son sang. Depuis lors, il vit sans ressources et sans espoir dans les rues de Jiutepec, une banlieue de Cuernavaca jonchée d’usines qui produisent des shampoings et des berlines japonaises. Après son arrestation, il apparait sur les ondes de plusieurs grands réseaux audiovisuels américains, dont cnn, abc et nbc. Encadré par deux militaires masqués, il est paradé devant une foule de journalistes qui plantent appareils photo et micros sous son visage.
— Combien de personnes avez-vous tuées? demande l’un des journalistes.
Les flashs éclairent le visage du jeune garçon.
— Quatre, répond El Ponchis.
— Comment les avez-vous tuées?
— Je les ai égorgées.
Si c’est une guerre, alors qui sont les combattants? Qui fait les mises à mort, qui est tué? Selon Molly Molloy, une bibliothécaire à la New Mexico State University qui examine les décès reportés à Ciudad Juarez et dans d’autres -régions du Mexique, la majorité des victimes sont des gens ordinaires: des pauvres, des enfants, des adolescents, des personnes âgées, occupant divers emplois comme propriétaires de -petites entreprises, mécaniciens, chauffeurs d’autobus, vendeurs ambulants de burritos, clowns ou encore vendeurs de journaux ou de gommes au coin des rues.
D’après Molloy, les autorités mexicaines se plaisent à dire que plus de 90% des morts sont des «Narcos», c’est-à-dire des personnes liées au trafic de la drogue. En 2010, lorsqu’il était président, Felipe Calderón a déclaré sur les ondes de cnn que moins de 2% des personnes tuées étaient des civils innocents. Par contre, moins de 5% de tous les meurtres et de toutes les disparitions feraient l’objet d’une enquête au Mexique.
Si c’est une guerre, elle est menée sur plusieurs fronts, avec de multiples acteurs. En octobre 2010, le journal mexicain El Universal révélait que le Sénat mexicain avait demandé officiellement au gouvernement de clarifier le rôle que pourraient jouer les escadrons de la mort dans tous ces meurtres. Un sénateur en particulier exigeait davantage d’informations sur ces groupes organisés qui, soutenait-il, agiraient avec la «complicité, la reconnaissance ou la tolérance» de l’État mexicain. Plus récemment, l’organisation Human Rights Watch a obtenu des preuves -indiquant que des soldats et des policiers auraient été impliqués dans des exécutions extra-judiciaires et des disparitions forcées à travers le pays.
Selon l’auteur américain Charles Bowden, un observateur aguerri du commerce de la drogue, il y a deux manières de devenir fou au Mexique. La première consiste à croire que la violence est le résultat d’une guerre entre les cartels, la seconde consiste à croire qu’il est possible de comprendre les motifs derrière chacun des assassinats.
Un système rassurant, ironise Bowden dans son livre Murder City (Nation Books, 2010). «Personne ne sait vraiment qui sont les méchants... Jusqu’à ce qu’ils soient tués, et une fois qu’ils sont tués, alors tout le monde sait qu’ils sont de mauvaises gens parce que les bonnes gens n’ont rien à craindre.»
La vidéo roule depuis un moment et l’interrogatoire est terminé. Les sicarios se dirigent vers leur victime et l’encerclent. Un homme est attaché à une chaise, ses yeux sont couverts de ruban adhésif, mais il peut tout de même voir. Il sait ce qui s’en vient.
— Qu’est-ce que vous allez faire, señor? demande-t-il, la voix tremblante.
— De aquí, tu te vas [Tu t’en vas d’ici], dit la voix de l’interrogateur.
— Non, señor. Ne faites pas ça.
Federico Barahona est un journaliste indépendant et un photographe. Il est rédacteur en chef adjoint du magazine Sneeze. Il détient une maitrise en création littéraire de l’Université de la Colombie-Britannique.
Geneviève Lapointe est doctorante en sociologie à l’Université Laval. Elle vit présentement à Québec. Ses intérêts de recherche portent principalement sur le nationalisme, l’immigration et l’identité.