La guerre dans ma cour arrière

Marc-André Boisvert
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La guerre dans ma cour arrière

Chronique de presque deux ans de crise au Mali: une guerre, un coup d’État et une invasion islamiste vus depuis le salon de notre correspondant.

Octobre 2011

On a proposé à ma douce moitié un nouveau poste à Bamako, capitale du Mali. J’ai déjà visité le pays en long et en large, arpenté la mythique Tombouctou, navigué entre les hippopotames du fleuve Niger et visité les troglodytes du pays Dogon. Je sais qu’on y vit bien, même si le Mali est nettement plus pauvre que le Sénégal voisin, où nous habitons.

Je visite 31 maisons avant de trouver la perle, une petite villa avec jardin et piscine située au centre-ville, à l’ombre des manguiers. Nos voisines: les résidences des hauts gradés militaires.

Partout, on clame que le Mali est un «modèle de démocratie et de stabilité» depuis que l’actuel président, Amadou Toumani Touré—Att pour les intimes—, a mis fin à 23 ans de dictature, en 1991. La bonne amie anglophone qui m’accueille grince des dents: «You’ll see.»

Le constat est rapide. Mon premier reportage porte sur une initiation devenue carnage dans une académie militaire. Cinq recrues sont mortes. Je découvre une armée désorganisée. 

On me parle de corruption et d’élections truquées. En dehors de Bamako, l’État est minimaliste, pour ne pas dire inexistant. Et l’étiquette d’islam modéré en prend un coup lorsque le Haut Conseil islamique fait reculer le gouvernement sur un nouveau code de la famille qui devait faire de la femme l’égale de l’homme. D’ailleurs, l’organisation est la seule capable de remplir un stade de partisans. Aucun parti politique ne le peut.

Le Mali est fragile. Mais tout le monde feint de l’ignorer.

Binetou, notre femme de ménage, me raconte sa vie. Son mari a pris une deuxième épouse, récemment. Toujours joviale, elle assure la subsistance de ses deux enfants. Son voisin est décédé de la fièvre typhoïde, une maladie facilement traitable. Binetou est aussi griotte, une chanteuse qui récite la généalogie lors des grandes fêtes.

Je développe une dépendance à la musique malienne et je vois les plus grands musiciens du pays: Amadou et Mariam, Toumani Diabaté, Vieux Farka Touré.

Antoine, un ami de retour en ville pour la Biennale de la photographie, reste étonné devant le développement de la ville. «Quand j’habitais ici, il n’y avait pas de lumières. Les rues ont été goudronnées en 2002. Avant, il n’y avait rien!»

Je reste pantois. Les rues en asphalte sont toujours rares dans la capitale, dont la plupart des maisons sont en ruines. Bamako souffre de coupures d’électricité et d’eau. Mais on inaugure un nouveau pont, déjà pris d’assaut par les milliers de petites motocyclettes chinoises qu’on appelle ici des Jakarta. Tout un quartier —ACI 2000— est en construction. Des hôtels de luxe et des bâtiments sont construits avec l’argent de Mouammar Kadhafi, qui, pendant plusieurs années, a multiplié les investissements au nom de l’amitié panafricaine, mais aussi pour le potentiel minier du Mali. Bamako est dynamique, mais les chantiers sont au ralenti alors que la guerre en Libye s’enlise. Plusieurs ne seront jamais terminés, mais on a l’impression que le pays avance, à petits pas.


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Janvier 2012

On étouffe. La poussière, portée par l’harmatan, nous empêche de voir de l’autre côté de la rue. La capitale, divisée en deux par le fleuve Niger, est surplombée de la colline de Koulouba, sur laquelle veille le palais présidentiel, narguant les quartiers populaires de sa blancheur toute coloniale.

C’est le début des tensions. Les chancelleries étrangères s’affolent, à la suite des enlèvements d’Occidentaux par Al-Qaida et ses groupes affiliés, au nord. Interdiction de se déplacer dans les zones ensanglantées de la carte. Les règles de sécurité confinent les expatriés à Bamako, cette cuvette prise entre des montagnes. On nous impose des gardes devant la porte et des barbelés à lames de rasoir sur la palissade de 2,50 m.

Une rébellion touarègue éclate à des milliers de kilomètres de là, et ma boite courriel est bombardée de communiqués du Mouvement national de libération de l’Azawad, qui demande l’indépendance pour mettre fin à la marginalisation des Touaregs. Inefficace et indisciplinée, l’armée malienne s’écroule et les rebelles avancent lentement, avec les armes restantes de la guerre libyenne et une décennie d’expérience de combat.

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    Avec ses bottes bien cirées et une arme fonctionnelle, ce milicien possède plus que plusieurs soldats maliens. L’armée malienne, sous-équipée et sous-entrainée, a subi une cuisante défaite en février 2011. Pour cet ex-militaire, la reconquête devait passer par les milices.
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    Des miliciens s’entrainent au combat dans l’attente d’une possible offensive contre les islamistes et les mouvements rebelles actifs au nord. La milice Ganda Koy, originellement créée par les membres de l’ethnie Songhai, a réussi à recruter parmi toutes les ethnies du pays à la suite de la partition du Mali.
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Le film Panique à Bamako—une fiction pulpeuse tirée de la série de romans d’espionnage sas, où les rares commentaires géopolitiques bien aiguisés sont coincés entre une pléthore de scènes sexuelles peu suggestives—trouve les mots justes: «[Les rebelles] avaient égorgé sauvagement les quelques soldats maliens qui n’avaient pas couru assez vite vers le sud, abandonnant leurs armes et matériel.»

Bamako reste stoïque: il n’y aura qu’une journée de pillage, avec pour cibles les commerces touaregs. Le lendemain, tout redevient normal.

«On leur donne plein d’argent et ils nous tuent», déclare Mohamed, un fonctionnaire bamakois en colère contre la rébellion. Quand je lui demande s’il s’est déjà rendu au nord, il me répond, du tac au tac: «Ah non, jamais! Y’a rien là-bas.»

Au Mali, personne ne veut aller au nord. Tous les indicateurs—routes, espérance de vie, éducation—y sont bien en dessous de la moyenne du reste du pays, lui-même 182e sur 186 nations, selon l’indicateur de développement humain de l’onu. Depuis l’indépendance du Mali en 1962, les Touaregs ont mené cinq rébellions. Chaque fois, on mobilise des millions de dollars pour développer le nord. Mais l’argent disparait dans des mains corrompues au sud.

Je me prépare à couvrir le premier tour des élections présidentielles, prévu le 29 avril 2012. ATT, le président sortant, était un candidat indépendant. Sa succession est loin d’être assurée: les candidats présidentiables se multiplient et même l’Alliance pour la démocratie au Mali, le parti majoritaire au Parlement, n’arrive pas à imposer son candidat, soit le peu charismatique Dioncounda Traoré.


Mars 2012

Coup d’État. Surpris par deux camionnettes de mutins, le président att saute par-dessus la palissade de son palais et disparait dans la nature.

À la télé nationale malienne, des vidéos de musique. À plusieurs reprises, la musique coupe et on entend des gens se disputer en bambara. Re-musique. Les putschistes prendront la parole vers 5h du matin. Déjà, le ton est donné: improvisation.

Je suis à Dakar, la capitale du Sénégal, pour les élections présidentielles. Je retourne au Mali dès que les frontières rouvrent. Des véhicules armés protègent l’aéroport. Des centaines d’expatriés quittent le pays. Ce n’est pas la panique, mais presque. Mes voisins ont déserté. Rapidement, les deux tiers du pays sont contrôlés par les rebelles.

Ma douce moitié est interdite de séjour au Mali. Je reste seul à la maison, alors que les rebelles touarègues proclament l’indépendance du nord du Mali. Ils sont rapidement chassés par leurs alliés islamistes. On comprend que le pays est vraiment dans la merde.

Tout est (trop) calme à Bamako. Les premiers réfugiés du nord débarquent. Aminata, une dame sortant du bus de Gao, dresse le bilan: «Tout manque. Mais les islamistes sont mieux que les Touaregs; il n’y a plus de viols ni de massacres. Reste que je ne leur fais pas confiance.» Ils sont plusieurs à penser que la charia est mieux que le joug touareg.

Finie la musique, dans le nord du Mali: les islamistes en ont interdit la diffusion.


Mai 2012

«Dioncounda Traoré ne peut pas être président, c’est une femme», m’explique Binetou, ma femme de ménage. Selon elle, cet homme n'est pas assez ferme.

N’empêche, il devient président par intérim. C’est la constitution qui le veut, mais aussi la communauté internationale. Je couvre son assermentation.

Les Maliens accueillent poliment le nouveau chef d’État, mais ils se lèvent pour applaudir chaudement le capitaine Amadou Haya Sanogo, qui a accepté la nomination de Traoré comme président par intérim. Sanogo, qui s’était déclaré chef de la junte après le coup d’État, a cédé les pouvoirs sous la pression. Le désormais «ex-chef» regarde fièrement la cérémonie dans un fauteuil à l’avant. À la main, un bèrè, un petit bâton de bois comme celui des chefs traditionnels.

À Bamako, on se balade avec des autocollants et des macarons à l’effigie de Sanogo. On en sait très peu sur la junte et sur son véritable pouvoir. Les informations sortent au compte-goutte. Je fais le pied de grue devant le bureau du capitaine, un bâtiment délabré sur une base militaire en banlieue de la capitale. Des gardes armés de Kalachnikov, sandales de plastique aux pieds, bloquent le portail. La base est à l’image de l’armée: en ruine.

Sanogo devient un peu plus familier. Il ne cesse de proclamer: «Donnez-nous des armes et nous libèrerons le nord.» Il dit avoir eu des formations aux États-Unis (elles se révèleront être mineures et linguistiques). Le premier ministre Cheick Modibo Diarra, censé détenir les pouvoirs selon les accords arrachés à la junte, est astrophysicien. Son cv, largement gonflé par les médias maliens, inclut la nasa et Microsoft.

Bienvenue au Mali, un État fractionné où le sud fait semblant que tout va bien. Pendant ce temps, les islamistes prennent leurs aises. Premiers coups de fouets et amputations. Les réfugiés continuent d’arriver discrètement à Bamako. Le prix des denrées explose.

Et puis paf! Contrecoup d’État. Deux factions de l’armée se tirent dessus, à 200 m de chez moi.

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    Un membre de la milice Ganda Koy pose pour la caméra. Il jure d’exterminer les Touaregs jusqu’au dernier. Je l’ai baptisé caporal Poubelle, car il porte en guise de vêtements des sacs de riz, normalement utilisés pour les déchets.
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Tout le quartier est quadrillé par les bérets verts, la faction de l’armée malienne qui soutient Sanogo. Dès que je sors mon enregistreuse, on me harangue, pensant que je représente un média français. «À bas la France! On vous crache au visage. Vous êtes derrière les terroristes!»

Maiga, un chauffeur de taxi, me fait passer les postes de contrôle sans problème. Les militaires, quand Maiga les semonce, se confondent en excuses et nous laissent passer sans plus amples vérifications, comme des enfants pris en flagrant délit de bêtises. «Ils ne trouvent rien de mieux que de jouer à se tirer dessus à Bamako, alors que les gens du nord souffrent...» Le calme revient aussi vite qu’il est parti.

Un matin, notre femme de ménage arrive traumatisée: une banque est braquée à côté de chez elle. Le lendemain, c’est une banque près de chez moi qui y passe.

Bamako est un gros village. Les crimes sont rares. L’écrivain Ibrahima Ly, dans le Mali imaginaire de son roman Toiles d’araignées, disait que la famille malienne tue le crime dans l’œuf: «Le vol est le comble de la turpitude [...]. Le voleur est d’autant plus méprisé que, par son acte, il peut précipiter toute une famille dans un total désarroi [...]. Un autochtone emprisonné pour vol est déjà en conflit avec toute la société.»

Peu de temps après, le président Traoré se fera agresser dans le palais par une foule en colère qu’on dit téléguidée par Sanogo et compagnie. «Si le président est attaqué chez lui, qui peut se sentir en sécurité? Le Mali a perdu son âme», soupire Bacar, un journaliste malien.


Juillet 2012

«You got everything more or less wrong»: dur jugement d’un expert sur les Touaregs à qui j’ai demandé de relire un article avant sa publication.

Ça me paralyse, parce qu’il a raison: je ne comprends rien. Le pays s’est enlisé dans un étrange état de ni guerre ni paix, un statuquo alors que tout semble tomber en morceaux.

Le Mali ne fait pas la une des journaux. Quelques journalistes étrangers y passent, mais arrivent à peine à comprendre toute la complexité du pays. La couverture médiatique, pilotée de l’extérieur, multiplie les approximations et les amalgames douteux—Al-Qaida, Kadhafi, Touaregs, esclavagisme et putschistes. On construit une image de nouvel Afghanistan: le Sahelistan. 

L’économie s’est écroulée. Des inconnus sonnent à ma porte pour demander la charité. Le gouvernement doit sabrer les dépenses de son budget, alors que ses revenus sont amputés à cause de la suspension de l’aide internationale, depuis le coup d’État.

Les policiers veulent «manger», c’est-à-dire qu’ils rackettent tous ceux qu’ils croisent. On m’arrête 45 fois par jour pour payer le «café». «Je suis payé 50 000 cfa (environ 100$ can) par mois. Je ne l’ai pas été depuis trois mois. Je n’en peux plus», me raconte un policier.

Sur une grande artère de Bamako, Mohamed Dembelé vend des Jakarta. Enfin, vendait: depuis avril, aucun client. «Ce ne sont ni les riches ni les pauvres qui achètent une Jakarta, mais ceux qui ont un bon revenu fixe, comme les fonctionnaires. Les gens doivent donner à leur famille plutôt que de s’acheter une moto. C’est la preuve que les choses vont vraiment mal.»

La bureaucratie a pris sa décision: on déménage à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Binetou est désespérée: elle a compris qu’il n’y aura pas d’opportunités de travail pendant un long moment. Le jardinier, pensant qu’il avait un boulot assuré, a pris une deuxième épouse le mois dernier. Une semaine après le versement de son indemnité de départ, il m’appelle pour avoir plus d’argent.

Je fais un dernier adieu à ma petite maison, avec le sentiment d’abandonner le Mali. Dans les mois qui suivront, je me taperai quatre réunions des chefs d’État ouest-africains visant à planifier une intervention qui n’aboutira jamais. Le Mali est seul.


Décembre 2012

Maiga, le chauffeur de taxi, vient me chercher à l’aéroport de Bamako. Le moteur de sa voiture étouffe à tous les coins de rue. Une étrange maladie le frappe. Il ne peut plus bouger ses jambes. Aucun médecin à Bamako ne peut l’aider. Il n’a plus de clients et n’a plus la santé pour travailler. La crise, il l’a prise en pleine gueule.

Une semaine de négociations pour avoir les laissez-passer, accréditations et autorisations pour me rendre au «front», à Sévaré, au nord-est de Bamako. Pour rien. Sur place, on me refuse l’accès à la base militaire.

L’une à côté de l’autre, Mopti et Sévaré sont deux cités jumelles. Sévaré est la ville fonctionnelle. Mopti est un port touristique et un point stratégique pour contrôler le fleuve Niger, une artère vitale pour le transport au Mali. Elles sont le dernier bastion du gouvernement avant le nord, contrôlé par les islamistes.

Les jumelles sont étouffées par la paranoïa. Tout le monde a peur de la suite, qui ne vient pas. Il y a beaucoup de rumeurs d’exactions militaires. Je passe trois jours avec des «milices» gonflées de Maliens de toutes ethnies. À Sévaré, il y a plusieurs camps d’entrainement. Certains sont armés, d’autres pas. Certains veulent libérer leur pays, d’autres exterminer les Touaregs. Le discours est agressif, parfois même dément. Un milicien, que j’ai baptisé colonel Poubelle, exécute quelques passes d’armes, habillé de sacs de riz qu’on utilise pour mettre les déchets.

Les Maliens cherchent une solution à la crise, alors qu’à Bamako, on se bat pour le pouvoir. Je suis de retour dans la capitale pour couvrir le dernier soubresaut du capitaine Sanogo: le quasi-coup d’État qui mène à la démission forcée du premier ministre Cheick Modibo Diarra. En octobre dernier, dans une lettre sans queue ni tête publiée dans Le Monde, Sanogo se comparait au général de Gaulle. La population observe, blasée, ce téléroman qui ne finit pas.

Avant de partir, c’est plus fort que moi: je retourne voir ma maison. Nos voisins sont toujours absents. Mais je remarque un imposant 4x4 neuf conduit par un jeune officier aux lunettes clinquantes. C’est officiel: les jeunes putschistes commencent à se sentir vraiment à l’aise.


Janvier 2013

Les islamistes avancent. Réaction en chaine qui aboutit à une intervention française. La Presse me catapulte à Bamako.

Choc: des journalistes partout, partout, partout. Il y a un an, nous étions quatre journalistes étrangers. Maintenant, nous sommes des centaines. Plusieurs hôtels fermés par la crise ont rouvert.

À Bamako, le drapeau français flotte partout. Les Bamakois m’abordent pour me dire: «Vive la France! Vive la Hollande!»

«On a faim. On n’a pas de boulot. Mais tout le monde sourit parce qu’on est ensemble. Le nord est libéré», dit Amadou, mon vendeur de journaux, content de me revoir. C’est le ton. Les Maliens sont soulagés. Finalement, il se passe quelque chose. Pourtant, les prix n’ont pas baissé et rien ne laisse présager que la vie s’améliore.

À Bamako, je discute pendant trois heures avec Mahamane, amputé par les islamistes. Il me raconte son drame en 15 minutes et nous passons le reste du temps à blaguer autour du thé. Deux équipes de télévision font le pied de grue devant le portail. Mahamane les laisse attendre et continue la discussion avec la famille. Ils sont une quarantaine, logés par une tante au grand cœur. Dans la cour, les enfants circulent librement entre les grosses marmites de riz.

«Si je travaillais, au moins je pourrais nourrir ma famille», dit-il. Il remet ses verres fumés, reprend son air détaché et me donne congé. Je sors. Je vois les équipes de télévision impatientes. Un journaliste scandinave me demande: «So, did you get good stuff?» Good stuff? Je ravale mon cynisme.

Maiga est hospitalisé. Comme les Maliens, il souffre d’un an de crise.

Je rentre en Côte d’Ivoire et je me tape la pire crise de paludisme de ma vie.


Juin 2013

Je suis dans mon appartement, en plein centre-ville d’Abidjan, avec vue sur les gratte-ciels du Manhattan de l’Afrique de l’Ouest.

Je regarde le Mali du coin de l’œil et je repousse sans cesse mon retour. Le Mali, libéré, reste fragile.

Les islamistes, qui se sont retirés sans véritables combats, lancent des attaques sporadiques alors que les forces françaises se retirent.

Sanogo n’aura jamais été au combat, ni même près du front: il a maintenant un  poste de président d’un comité de réforme militaire, payé plus de 8 000$ par mois. Discrédités, ses quelques alliés se taisent. Des «vérités» commencent à sortir. Le capitaine Sanogo prévoyait un autre (véritable) coup d’État en janvier. L’intervention de la France l’aurait bloqué. Plus personne n’affiche son portrait à Bamako. On ne l’admire plus; on craint son pouvoir de nuisance.

Le retrait des militaires et des islamistes change peu de choses pour les Maliens. Beaucoup d’Arabes et de Touaregs se sont réfugiés dans les pays voisins. Les expatriés me demandent d’aller voir ce qu'il advient de leurs biens, lorsque je retournerai au Mali.

Le premier tour des élections présidentielles se tiendra le 28 juillet. À quelques jours du scrutin, plusieurs signes inquiètent: l’administration qui n’est toujours pas installée à Kidal, des candidats qui se désistent pour dénoncer des problèmes d’organisation, des cartes d’électeurs toujours pas distribuées. Plusieurs voix, au pays et à l’international, demandent un report du scrutin. Mais rien n’arrêtera la machine électorale.

«De toute façon, tout est joué d’avance. Ici, le président est élu au consensus. Les Maliens n’aiment pas les bagarres. Du coup, on vote d’un commun accord», commente Maiga au téléphone, quand je prends des nouvelles. La santé de Maiga ne s’améliore pas. Il multiplie les rendez-vous dans les hôpitaux, mais on ne trouve rien. Il n’arrive plus à marcher. Je n’ai plus de nouvelles de Binetou, dont le portable ne répond pas.

Parce que je suis devenu un «expert du Mali», un journaliste m’appelle et me demande si le Mali redeviendra un modèle de démocratie et de stabilité.

Je grince des dents et je m’entends dire: «We’ll see.» 


Marc-André Boisvert a atterri à Dakar en 2005. Depuis, il couvre l’Afrique de l’Ouest, le plus souvent en mangeant des plantains grillés pendant qu’on répare un vieil autobus rouillé. Journaliste indépendant et chercheur universitaire, il a notamment contribué à La Presse, à Châtelaine, à l’Associated Press et à Reuters.