Lettre de Tchernobyl

Denis Côté
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Lettre de Tchernobyl

Le 26 avril 1986, le réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explosait, rendant un immense territoire inhabitable pour 20 000 ans. Denis Côté est allé y faire un tour en minibus.

Printemps 1986. Entre deux télé-romans et trois nouvelles de hockey, la télé retransmettait les images de la cheminée d’une bâtisse éventrée. On n’y comprenait pas grand-chose, mais le premier acte d’une tragédie nucléaire se jouait.

J’avais 12 ans. Passionné de géographie, je connaissais la signification du sigle urss, mais je n’en savais pas beaucoup plus sur ce pays lointain qui faisait peur aux adultes. Du jour au lendemain, les termes Tchernobyl, radio-activité et catastrophe nucléaire sont entrés dans notre vocabulaire.

Dans la nuit du 26 avril, l’humanité a eu les doigts gravement brulés par les allumettes avec lesquelles elle jouait depuis quelques décennies. Réacteur mal conçu et mal exploité, sécurité déficiente, manque de ressources, ignorance, problèmes de gestion, faux pas étranges, aveuglement volontaire, laxisme et un peu de malchance: la catastrophe de Tchernobyl reste un témoignage de la témérité maladive de l’Homme.

Les détails de l’accident sont maintenant partout sur l’internet, à grand renfort d’informations scientifiques précises, de photos, de récits fascinés et parfois fascinants. À une quinzaine de kilomètres de la petite ville de Tchernobyl, le cœur du réacteur numéro 4 de la centrale Lénine, vitrine du savoir-faire nucléaire et fleuron de l’Union soviétique, s’emballe à la suite d’un exercice. Sa puissance se décuple, et une quantité importante d’éléments radioactifs est propulsée dans l’atmosphère. Un incendie fait rage. Les premiers sapeurs pompiers meurent quelques heures après leur intervention. Tous sont plongés dans la confusion, très mal informés sur ces dérèglements et sur l’agression soudaine d’un ennemi invisible.

La suite est surréaliste. Mikhaïl Gorbatchev—secrétaire général du Comité central du Parti communiste—est avisé qu’un incendie s’est déclaré à la centrale, mais que tout est maintenant maitrisé et que tout roule! Le jour se lève. Gorbatchev pose des questions, mais c’est «business as usual». Dans la belle et richissime cité voisine de Pripyat (plus de 47 000 habitants), les enfants jouent dans les parcs, et on achète son pain comme à l’habitude. Tout au plus, la rumeur d’un incident est-elle répandue par les commères du coin. Dans l’édition de Pravda du lendemain, un huitième de page relate l’insignifiance des évènements. Soixante heures après la catastrophe, rien n’est toujours clair, ni rendu public.

Puis un appel vient de... Suède. Il semble qu’à Stockholm le fond de l’air ne s’est pas levé du bon bord du lit. C’est grave. Gorbatchev allume en même temps que le reste de la planète. Pripyat est évacuée en quelques heures. Tchernobyl et 186 villages sont vidés de leurs âmes. 

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    La célèbre grande roue de Pripyat
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Puis, comme souvent, les livres se sont refermés sur cet évènement inusité. L’Histoire se chargerait de compiler les statistiques, de classer les souvenirs et—pourquoi pas—de nettoyer ce désastre.

À la suite de ces jours sombres de 1986, une région de 500 kilomètres carrés s’est assoupie, devenant inhabitable pour 20 000 ans. On a entendu parler de statistiques troublantes pour l’agriculture, de nombreux cas de cancer et de mutations étranges à travers l’Europe. La «Zone» est devenue un excitant terrain de découvertes pour les scientifiques, mais pour le reste, une partie du nord de l’Ukraine est maintenant un sanctuaire de silence.


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27 octobre 2013. Invité au Festival du film de Kiev, je me renseigne sur la possibilité de faire l’école buissonnière pour visiter Tchernobyl. Une sorte de pèlerinage (même si le mot semble déplacé), avec l’envie d’y trouver des arpents de désolation et des histoires de croquemitaine. Pour environ 180$, on me réserve une place pour une escapade d’une dizaine d’heures.

À 8h45 un dimanche matin, je me présente donc au célèbre grand square Maidan Nezalezhnosti, entre un hôtel et un McDonald’s, avec en main mon passeport et la somme demandée. Je rejoins quelques individus timides qui flânent avec la même gueule que moi: celle du gamin de 12 ans à qui l’on aurait donné le droit de boire une bière. Un homme muni d’une liste confirme nos identités et collecte les euros et les hryvnias. Il nous remet en échange un risible bracelet de papier jaune sur lequel est écrit «Tchernobyl Tour» et un feuillet informatif soulignant l’interdiction de se présenter sur place avec des armes à feu. Il semble inquiet. Le minibus a des problèmes mécaniques et n’est pas au rendez-vous. Nous attendons 45 minutes. Jusqu’à présent, tout semble grossier et suspect—c’est parfait! 

9h45. Dix hommes, trois femmes et trois Helvètes souls en mode nuit blanche montent enfin à bord. Le conducteur kamikaze ne nous salue aucunement, et nous voilà avalant les kilomètres vers le nord. Je n’ai pas le temps d’être inquiet. Un petit écran est déployé et aussitôt un documentaire nous est proposé (l’excellent The Battle of Chernobyl, disponible sur YouTube). Je zyeute les membres de notre commando touristique: un papa, une maman et leur fille de Stockholm, un triplé hollandais, un New-Yorkais, un Anglais, un jeune couple allemand muni de bottes protectrices et de masques de papier (!), un Finlandais, un Argentin... Au gré des confessions et des rapprochements, j’apprends qu’une majorité d’entre eux travaillent en informatique, en réseautage, en technologies web et autres boulots du genre. Je n’apprendrai rien sur les trois Suisses imbibés de gin.

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    Lits d’enfants dans la maternelle de Kopatchi
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Nous sommes en plein dark tourism, ou tourisme macabre, qui consiste à visiter des lieux en lien avec la mort, la souffrance, une catastrophe. Aux problèmes éthiques que ces aventures soulèvent, on ajoute souvent des coefficients de difficultés sanitaires et juridiques. Dans le genre, Tchernobyl siège fièrement en haut de la liste. (Le gouvernement ukrainien avait interrompu les visites en 2011, parce que personne ne savait vraiment où allaient les sommes perçues auprès des touristes. Mais la controverse est passée, et les affaires ont aujourd’hui repris pour le plus grand plaisir des chasseurs d’atmosphères malsaines.) 

Nous frôlons la frontière biélorusse et un checkpoint force le minibus à un premier arrêt. Fébrilité. C’est l’entrée de la zone d’exclusion de 30 kilomètres. Notre guide grimpe dans le véhicule et se présente dans son anglais des grands jours. Nikolai a le sourire facile et il en a vu d’autres.

Il règle promptement les questions de base. D’abord, inutile de se préoccuper des dangers reliés à l’air ambiant. Quelques visiteurs se sont munis de compteurs Geiger, qui mesurent les rayonnements ionisants comme les particules alpha, bêta ou gamma. Le guide salue l’initiative, mais affirme que jamais nous n’irons au-delà des seuils tolérables par l’humain. La mesure de 0,2 sievert indiquée à Kiev restera pratiquement la même tout au long de la journée.

Bizarre? Non. Même si ces informations sont à considérer avec précaution, les dangers d’irradiation ont disparu avec le temps. Ne subsistent que des endroits et objets très précis dégageant un niveau élevé de molécules radio-actives. Une exposition de quelques heures ou même de quelques jours n’est plus risquée. Nikolai et près de 5 000 personnes (soldats, guides, scientifiques, fonctionnaires) vivent de 10 à 15 jours par mois à Tchernobyl dans des dortoirs décontaminés et aménagés. Un vol Montréal-Paris expose le corps à-davantage de radiations que nous n’en recevrons en une journée à Tchernobyl. Rassurés, nous faisons la queue pour présenter passeports et sourires aux gardiens. 

Difficile de qualifier l’émotion de ces premiers instants en zone d’exclusion, sur cette route droite et mortellement tranquille. La journée d’automne est magnifique. Ceux qui cherchaient du sinistre et du brun pâle devront revenir. Dans le minibus, des doigts nerveux sur les appareils photo attendent la première surprise. Elle vient sous la forme de chevaux sauvages, immobiles dans un champ, épiant tranquillement notre passage. Un frisson passe.

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    Les restes des autos tamponneuses
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    La nature a repris ses droits dans une rue de Tchernobyl
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    Masques à gaz à l’école secondaire de Pripyat
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La première bouffée d’air est permise aux limites officielles de la ville de Tchernobyl. Quelques bâtiments pourris, un écriteau en cyrillique, des jappements au loin... Une promenade nous est octroyée dans une rue contrainte au silence et grugée depuis trois décennies par une nature envahissante. Outre ce long corridor de maisonnettes désertées, il n’y a plus rien. Plus loin, un plan d’eau accueille un terrifiant cimetière naval. Dans les premiers temps après la catastrophe, de petits bateaux avaient dû transporter d’urgence des matériaux vers le réacteur en difficulté. Irradiées et inutiles, ces embarcations moisissent aujourd’hui sur les eaux toxiques.

Nous quittons Tchernobyl et passons un deuxième checkpoint. Sous les regards d’un garde grognon et de son toutou triste, nous pénétrons la zone de dix kilomètres, et le chapitre le plus déprimant de l’aventure peut débuter. Le premier coup de cafard vient sous la forme de la maternelle de Kopatchi, un village rasé duquel ne subsiste que ce petit bâtiment digne d’un film d’horreur. La peur se lit sur quelques visages. Avec un sourire gentiment démoniaque, Nikolai nous invite à entrer. À notre œil d’abord effrayé puis ébahi s’offrent des poupées décapitées, de vieux cahiers souillés, des lits d’enfants aux ressorts tordus, des meubles grignotés par la vermine et autres objets abandonnés en vitesse. Le sol jonché de débris et les centimètres de poussière attestent qu’une petite apocalypse a eu lieu ici. D’ailleurs, c’en est presque trop épeurant pour être vrai, hein, Nikolai? Le guide assure qu’il ne s’agit aucunement d’une mise en scène, mais il concède qu’au fil des ans et des visites, des apprentis directeurs artistiques ont pu bouger des objets. L’ourson éventré en peluche, savamment placé près d’une fenêtre fracassée, semble confirmer les doutes.

La route courbe un peu et, tel un dragon endormi et honteux, la centrale apparait devant nous. Le groupe est un peu gaga. À l’époque de la tragédie, les réacteurs 5 et 6 étaient en construction. Les vestiges de grandes grues rouillées et irradiées fendent encore l’horizon. À côté des deux modestes réacteurs 1 et 2, le 3 et l’infâme 4 n’offrent rien de très plaisant pour l’œil esthète. Nikolai annonce que nos droits de visite s’arrêtent à 200 mètres du sinistre bâtiment, là où un mémorial tombe presque sous les assauts de nos appareils. Recueillement.

À la suite de la catastrophe, les autorités avaient fabriqué à la va-vite un «sarcophage» de béton et d’acier pour contenir les émanations du réacteur. La durée de vie annoncée de cette création fragile n’était que de 30 ans. The Future is now! Notre attention se tourne naturellement vers une nouvelle et spectaculaire construction juste à côté du vieux sarcophage. Aussi connue sous l’appellation NSC (New Safe Confinement), la structure de 108 mètres de haut et de 257 mètres de long devrait recouvrir l’ancien réacteur et être terminée en 2015. Après moult retards et hésitations reliés au manque de volonté politique et aux frais de construction (2 milliards$), c’est finalement un consortium français qui se charge du montage de cette arche monstre.

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    Le nouveau sarcophage, en construction
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Sans perdre une minute, le bus fonce vers Pripyat. Tenant son nom de la rivière éponyme et affluent du beau fleuve Dniepr qui baigne Kiev, Pripyat était une fière cité nucléaire hébergeant la majorité des travailleurs de la centrale. Fondée en 1970 et déjà fantôme, elle accueille les cortèges de touristes pèlerins. Nikolai souligne que les beaux weekends, plus de 400 visiteurs peuvent fouler le bitume oublié de Pripyat. Sans résister, sur le square Lénine, se donnent à nous le grand hôtel Polyssia, le Palais de la culture et un restaurant adjacent à ce qui ressemble à un ancien supermarché. L’asphalte et le béton se sont recouverts d’une mousse bien verdoyante, spongieuse, suspecte. Nikolai le souligne sans en faire de cas.

Nous pénétrons l’antre de bâtiments abandonnés: une piscine municipale, un gymnase, une école secondaire, un centre communautaire. Mais tout ça est terriblement dangereux, non? Nikolai nous laisse arpenter ces paysages funèbres sans se soucier des accidents potentiels. La vitre craque sous nos pieds, les escaliers tombent en ruines, les cadres de portes branlent un peu... Nous revient à l’esprit—entre deux snifs de poussière radioactive—ce contrat que nous avons dû signer au début de la visite et qui stipulait, en gros, «pas responsable de rien pantoute». Le sourire malaisé et le regard incrédule que j’échange avec le père de famille suédois surlignent nos craintes mutuelles quant au complet désintérêt des autorités pour la sécurité des visiteurs.

Quatre jours après l’hécatombe, Pripyat devait fêter le grand congé des travailleurs du 1er mai. Tout neuf, à proximité d’un stade de foot décrépit, un petit parc d’attractions attendait d’être inauguré. La grande roue n’a jamais tourné, les chaises volantes n’ont bercé personne, les autos tamponneuses ne se sont pas tamponnées. Ces trois structures surréelles et rongées par la rouille sont devenues des emblèmes de la catastrophe.

Cyniquement, on en vient presque à croire que tout Pripyat est une mise en scène (le sol d’une salle de classe de l’école secondaire est jonché de dizaines de masques à gaz pour enfants!) orchestrée par un décorateur fou et génial. Mais les kiosques à souvenirs ne sont pas prêts d’ouvrir. Les imposantes tours d’habitation abandonnées restent une trace mélancolique et inaltérée de la vie à la sauce soviétique dans les années 1970 et 80. Même entre deux blagues relax de touristes sous le beau soleil d’octobre, malgré la présence de nombreux petits pommiers et cet étrange et doux parfum de forêt, Pripyat traine sa conscience, sa honte, son poids.

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    Aux portes de la ville de Tchernobyl
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Nikolai annonce la fin des programmes. Nous sortons des zones de 10 et 30 kilomètres. J’ai tout juste le temps de remarquer un autre mémorial bizarre: un énorme et flippant Christ crucifié, décoré de signes radioactifs. Je ne saurai jamais si la chose est bien sérieuse. Notre équipée passe maintenant par une station de contrôle, question de vérifier que personne n’a été irradié pendant la visite. Dans un petit cabanon, il nous faut entrer dans une sorte de cagibi et poser les pieds et les mains sur des plaques de métal. Un voyant lumineux indique que nous pouvons sans danger quitter ces contrées tristes. On nous jure que les résultats sont surs. L’exercice est si rudimentaire que chacun retient un petit rictus. Que valent ces machins? Que rapportons-nous sous nos chaussures et dans les plis de nos vêtements? 

Après six ou sept heures sans manger ni boire, sans toilettes depuis une latrine à fosse au départ, la bande ne refuse pas le repas offert par la seule cantine de Tchernobyl. Nikolai reste professionnel jusqu’à la fin et récolte discrètement les pourboires. Il prend congé de nous et laisse l’obscurité accompagner notre retour vers Kiev. Dans le minibus, quelques-uns ronflent, d’autres analysent et recadrent leurs photos tout en faisant un détour par un réseau social.

Nous étions 16. Demain, une nouvelle horde de touristes chassera les mêmes émotions fortes. Certains craintifs n’iraient jamais voir les quelques acres de désolation de Tchernobyl, alors que d’autres s’interrogent sur la pertinence de visiter de tels endroits. Personnellement, je m’en tiens au vieil adage: «Mieux vaut avoir des souvenirs que des regrets.» 


Denis Côté a été critique de cinéma avant de réaliser son premier long métrage, Les états nordiques, en 2005. En 2010, Curling est montré dans plus de 80 festivals. Son dernier film, Vic+Flo ont vu un ours, mettant en vedette Pierrette Robitaille, Romane Bohringer et Marc-André Grondin, a reçu le prix Alfred Bauer à la Berlinale 2013.