Medellín, la ville qui réapprend à rêver

Flavie Halais
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Medellín, la ville qui réapprend à rêver

Marquée par des années de violences urbaines, Medellín, capitale industrielle de la Colombie, se reconstruit peu à peu. Visite.

«Il y a de la violence, dans ton pays? De la violence avec des armes?», me demande un gamin, une sucette dans la bouche.

La lumière devient plus douce et la chaleur plus supportable à mesure que le soleil descend sur les collines de Santa Margarita. Ce quartier niché au creux d’une petite vallée a des airs de village, mais l’immensité de la ville n’est pas loin. L’endroit est pauvre mais dégage un charme fou. Quelques rues seulement, des commerces, des enfants qui jouent ensemble pendant que les adultes regardent la vie passer depuis le pas de leur porte. On entend le bruit sourd et constant du téléphérique, qui nous a amenés jusqu’ici. Ses petites cabines blanches flottent dans l’air en coupant le ciel. On a le sentiment d’être tombés par hasard sur un endroit secret. On s’autorise un instant à s’imaginer vivre ici, à l’abri du bruit et du chaos de Medellín, dans un délire romantique que l’on sait autant irréaliste qu’irresponsable.

Un peu plus haut sur la colline, on devine Pajarito et ses barres de béton, un quartier construit de toutes pièces pour reloger des résidents expulsés par la Ville en raison de divers travaux d’aménagement urbain. Parmi eux, des anciens de Moravia, un quartier central où des centaines de familles s’étaient installées dans des cabanes en bois, sur l’immense montagne d’ordures d’une décharge municipale. Aujourd’hui, la montagne a été détruite et le site accueille désormais un centre culturel. Si la Ville a voulu bien faire, elle a pourtant regroupé entre elles à Pajarito des familles issues de quartiers contrôlés par des groupes armés rivaux. Les querelles entre nouveaux voisins, héritées d’une autre époque, persistent, allant parfois jusqu’à la mort.

Plus bas, le téléphérique disparait vers le quartier de San Javier, l’un des plus pauvres et des plus sensibles, et vers le coeur agité de Medellín.

«Non», je réponds au gamin et à ses copains venus me saluer. Pas besoin de détails. Si la réponse est assez claire, peut-être se souviendront-ils longtemps du jour où une gringa a débarqué dans leur patelin et leur a expliqué que les choses pouvaient être différentes. Perplexe, il repose la question. Je répète: 

–Non. Il n’y a pas de violence. Est-ce que c’est dangereux, ici?

–Pas trop. Mais là-bas, il y a des soldats.

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Il pointe vers l’autre versant de la vallée, à une centaine de mètres de là. Les soldats, ce sont les membres d’un groupe paramilitaire, l’un de ceux qui font régner la terreur dans toute la Colombie. Ces milices d’extrême droite autrefois soutenues par le gouvernement, formées pour contrer les mouvements de guérillas communistes, sont tombées depuis dans le cercle vicieux de la violence et du trafic de drogue. À Santa Margarita, ils se tiennent tranquilles tant que les affaires tournent bien. À vrai dire, tout est un peu plus calme en ville depuis quelques années.


Dans une autre vie, Medellín fut la ville la plus dangereuse du monde. Le terrain de jeu des paramilitaires et de la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (farc). Celui, aussi, du plus grand trafiquant de drogue de tous les temps, Pablo Escobar. De la fin des années 1970 jusqu’au début des années 1990, il a régné de manière informelle sur une ville affaiblie par la crise économique et la corruption. Se voulant le héros des pauvres, Escobar construisait des hôpitaux et des écoles, finançait des équipes de soccer et menait une guerre sans merci contre la police. En 1992, un an avant sa mort, la violence dont Medellín était le théâtre couta ainsi la vie à plus de 6 000 personnes.

«Tout le monde a perdu au moins un ami ou un parent», m’a un jour expliqué Jota Samper, étudiant en doctorat d’urbanisme et spécialiste du développement des quartiers dits «informels», qui partage désormais sa vie entre les États-Unis et sa Colombie natale. «En même temps, il fallait continuer à vivre, aller au travail, à l’école.» Jota était adolescent alors que la violence était à son plus fort. Le gymnase où il allait faire du sport était situé près d’un poste de police. «Un jour, pendant l’entrainement, les hommes d’Escobar sont venus tuer les policiers. Lorsque nous sommes sortis, ils étaient tous morts. Qu’est-ce que tu crois que j’aurais dû faire les jours suivants? Rester à la maison. Mais je suis retourné au gym, parce que c’était comme ça à l’époque. Le lendemain, ils sont revenus faire exploser le poste.»

Et puis les choses se sont calmées. Le durcissement de la politique du président Alvaro Uribe envers les groupes armés pendant les années 2000 a permis de chasser les farc hors de la ville et de démobiliser certaines organisations paramilitaires. Depuis, la lutte contre le trafic de drogue bat toujours son plein et l’arrestation de tel ou tel chef de bande fait régulièrement la une des journaux. Même si les quartiers pauvres sont toujours à la merci de gangs impitoyables, le nombre d’homicides a toutefois considérablement diminué. Mais surtout, les différents niveaux de gouvernement ont repris du poil de la bête et rassoient progressivement leur autorité. Medellín reste incroyablement dangereuse mais a cédé sa place en tête de liste à d’autres, comme Ciudad Juárez (Mexique), Caracas (Venezuela) ou Mogadiscio (Somalie).

Malgré cette violence extrême qui les affecte encore et la paranoïa qui s’est installée, les Paisas, comme on appelle les habitants de la région de Medellín, ont mis un point d’honneur à conserver cette gentillesse et cette serviabilité qui les caractérisent. Tout est «con mucho gusto», qui se traduit par «avec plaisir» ou «de rien», selon le contexte. Cette expression et ses variantes se font entendre plusieurs dizaines de fois par jour. Medellín mériterait aisément le prix du meilleur service à la clientèle.


Le pari de la culture

Les trois bâtiments sombres qui forment la bibliothèque España se dressent sur les hauteurs de Santo Domingo, tout au nord de la ville. Impossible de ne pas les remarquer, surtout depuis la cabine du téléphérique dont les larges vitres permettent d’observer le quartier à loisir. Le trajet révèle des détails qui demeurent invisibles depuis la terre ferme: le plan perpendiculaire des rues du quartier qui devient plus aléatoire sur les hauteurs, les vêtements qui sèchent au soleil et les slogans politiques peints en blanc sur les toits plats des maisons. Avec un peu de chance, on peut être seul dans la cabine et changer sans cesse de position pour profiter du paysage qui s’offre à soi. Sinon, il faut partager l’espace étroit avec quatre ou cinq autres étrangers pendant les quelques minutes qui séparent les stations. Moment étrange par l’intimité qu’il impose, défiant l’anonymat d’habitude de rigueur dans les transports publics. Les regards se croisent, des sourires se dessinent, des conversations sont parfois engagées.

Le téléphérique produit comme une percée dans ce quartier autrefois impénétrable et redouté. Santo Domingo est un quartier populaire, un bidonville apparu dans les années 1960 en réponse à l’exode rural et à la croissance de la ville. Très violent, l’endroit fut longtemps délaissé par l’État, offrant pour tout avenir à ses enfants la pauvreté, la gloire éphémère procurée par l’appartenance à une bande armée ou la mort.

En 2004, le téléphérique est venu soulager les habitants en réduisant considérablement la durée du trajet entre la base et le sommet de la colline. Trois ans plus tard, la bibliothèque a ouvert, sous l’œil dubitatif des résidents, habitués à être les otages des campagnes électorales et l’objet des promesses non tenues des politiciens. Puis une correspondance a été ajoutée au bout de la ligne de téléphérique pour offrir un accès en transport en commun au Parque Arví, un complexe de loisirs situé derrière la montagne, très apprécié des classes moyennes. Santo Domingo est alors devenu un lieu de passage en même temps qu’une attraction, apparaissant désormais sur les dépliants touristiques au même titre que les musées et les parcs. On vient y admirer les lumières de la ville le samedi soir ou visiter cette bibliothèque dont tout le monde parle tant. C’est désormais un lieu qui existe sans honte.

Les bâtiments de la bibliothèque España forment une forteresse qui protège ses visiteurs des tourments de l’extérieur. À l’intérieur, une lumière d’une intensité surprenante malgré le manque de fenêtres éclaire les différentes salles. En ce samedi, il y a surtout des enfants. Une masse silencieuse s’est regroupée dans l’auditorium pour écouter le film proposé ce jour-là, le long-métrage d’animation Wallace & Gromit. D’autres ont le nez collé aux ordinateurs de la salle informatique, alors que les espaces de lecture demeurent presque vides.

España n’est pas seulement une bibliothèque. Elle propose des activités de toutes sortes destinées à garder les enfants occupés—surtout, à les tenir loin des gangs—et des cours pour les adultes. Elle appartient au réseau des parcs-bibliothèques, un projet vieux de quelques années qui vise à développer les services culturels dans les quartiers défavorisés. La conception de chacun d’entre eux est confiée aux meilleurs architectes du pays et beaucoup ont récolté des prix. Ils doivent envoyer un signal fort, celui que l’État est venu s’installer dans le quartier, cette fois pour y rester. À Santo Domingo, ce signal a revêtu un symbolisme tout particulier: le ravin au-dessus duquel se dresse la bibliothèque est celui où les gangs jetaient autrefois les corps de leurs victimes.

Toujours en 2004, Sergio Fajardo, un ancien professeur d’université en mathématiques, crée la surprise en remportant la course à la mairie de Medellín en tant que candidat indépendant. Ce fils d’architecte, convaincu du rôle social et fédérateur de l’architecture, place l’éducation au centre de son programme. Il mandate le nouveau directeur du département d’urbanisme, Alejandro Echeverri, pour établir un plan de développement destiné à donner un nouveau souffle à la ville. Leur tactique: privilégier les projets emblématiques et donner une dimension sociale à la planification urbaine. Ils construisent des écoles, des parcs, des bibliothèques, rénovent des rues dans le centre-ville et entament le développement des quartiers défavorisés. Un projet qui va de pair avec un long travail de réforme des institutions publiques et de concertation avec les résidents afin de réinstaurer une confiance depuis longtemps perdue.

«Passé cinq ou six heures du soir, on ne pouvait plus sortir dans la rue ou aller d’un quartier à l’autre», se souvient Echeverri. «La question était de savoir comment faire en sorte que les habitants puissent se réapproprier le territoire de leur quartier, comment recommencer à construire une urbanité.»

Certains de ces projets, tels que l’Orquideorama, une structure étonnante protégeant les orchidées du Jardin botanique, ou bien le Parque Explora, un grand centre des sciences situé de l’autre côté de la rue, ont acquis une renommée mondiale et contribué à faire de cette ville une destination touristique. (Ironiquement, on se promène aujourd’hui dans ces lieux en toute naïveté, sans savoir que le quartier était devenu si dangereux, il y a quelques années, que peu de gens osaient s’y aventurer. Le Jardin botanique avait même failli fermer ses portes, faute de visiteurs.) Certes, Medellín pouvait déjà s’assoir sur une culture architecturale très riche. Des lieux comme le Parque de los Pies Descalzos ou le Parque de los Deseos, construits au début des années 2000, ont redéfini de manière remarquable l’espace public meurtri de la ville. Le génie du maire Fajardo et d’Echeverri fut d’utiliser cette richesse à des fins beaucoup plus ambitieuses.

La Comuna 13 (Medellín est divisée en 16 districts administratifs appelés comunas), à l’ouest de la ville, fut particulièrement touchée par les luttes de pouvoir entre les groupes armés. Dans cette zone où les jeunes décrochent souvent de l’école pour rejoindre l’un des gangs présents sur le territoire a été implanté l’un des projets lancés par la mairie, et qui intrigue les urbanistes du monde entier depuis son inauguration il y a quelques mois. Ingénieurs, architectes et travailleurs sociaux oeuvrent main dans la main au sein d’une unité locale du département d’urbanisme pour déterminer les priorités de la comuna et mener les projets de développement à bien. Ils en ont déjà réalisé plus d’une trentaine. À cet endroit précis, dans le secteur de Las Independencias, la colline est particulièrement abrupte. Les résidents avaient émis le voeu irréalisable, en raison de la nature du terrain, d’aménager une route pour éviter de faire le chemin à pied. Alors, s’inspirant d’un projet similaire réalisé à Barcelone, l’équipe a construit une série de six escaliers mécaniques en plein air qui permettent de grimper sans effort l’équivalent de 23 étages.

Sorangela Gonzalez, une résidente de 50 ans, peut se réjouir de l’installation de ces escaliers. Son commerce, un petit dépanneur, se trouve juste en face de l’entrée supérieure de la structure et reçoit, du coup, forcément plus de clients. Elle sait aussi que les escaliers n’ont pas seulement contribué à améliorer l’infrastructure du quartier. De fait, le projet a eu des effets inattendus. «L’État récupère des territoires avec les travaux», explique-t-elle. Elle raconte que les policiers sont arrivés pour la première fois dans le quartier de manière permanente avec le début de la construction il y a deux ans, en même temps qu’ont été instaurés des programmes culturels pour les jeunes pour prévenir la délinquance. «Avant, nous étions des marginaux.»


Faire confiance à l’avenir

Alejandro Echeverri est un homme doux, patient et déterminé, des qualités qui lui ont sans aucun doute permis d’affronter avec sérénité les affres de la vie politique. «Ça n’a pas été facile», dit-il du travail accompli pendant ses années à la tête de l’agence des travaux d’urbanisme. Si la tâche que lui et le maire Fajardo s’étaient donné pour mission d’accomplir peut sembler gigantesque, c’est parce qu’elle l’était. Mais à Medellín, se lancer des défis un peu fous n’a rien d’extraordinaire. «Medellín a toujours été le coeur industriel de la Colombie, un centre de recherche très important. C’est une ville entreprenante, il y a beaucoup d’activité ici», m’explique Echeverri, avant d’ajouter avec un sourire: «Même si de l’extérieur, nous avons toujours été connus pour le narcotrafic.» Que Pablo Escobar y ait construit le plus grand empire de la drogue jamais connu n’est, après tout, pas si étonnant que ça. Ici, tout organisme est géré comme une entreprise, qu’il soit privé ou public, à vocation commerciale, sociale ou culturelle. Faire des projets, aussi ambitieux qu’ils puissent paraitre, et les mener ensuite à bien est à la fois ce qui définit les Paisas et ce qui leur a permis de tenir pendant toutes ces années de violence.

C’est ainsi qu’en 1995, alors que des bombes explosaient régulièrement dans les parages, fut inauguré le métro aérien, dont la ligne principale parcourt inlassablement la ville en suivant la vallée du nord au sud et du sud au nord. «Le métro est arrivé pendant la pire période de notre histoire», se souvient Echeverri. C’est pourquoi les habitants le chérissent tant. Près de 18 ans après son ouverture, le système a l’air comme neuf, et les stations sont d’une propreté impeccable. Il y a toujours un agent de maintenance sur le quai, prêt à passer la moppe sur les saletés. Et un ou deux policiers aussi. Il y a toujours des policiers partout.

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    Parque-Biblioteca España
    Photo: Flavie Halais

Sergio Fajardo, aujourd’hui gouverneur de la province d’Antioquia, dont Medellín est la capitale, a laissé sa place à la mairie à un proche collaborateur. Quant à Alejandro Echeverri, il est retourné dans le milieu académique. Tous deux ont néanmoins jeté les bases d’une oeuvre qui devra être poursuivie pendant de nombreuses années avant de réellement porter ses fruits. Une oeuvre dont l’avenir n’est pas assuré. «Tout est une question de volonté politique. Si un jour une nouvelle administration décide de ne pas continuer, tout peut s’arrêter», résume Echeverri avec un petit sourire en coin. Il semble accepter cette idée avec une résignation déconcertante. Il doit pourtant savoir que l’abandon des politiques de développement actuelles pourrait être catastrophique, si le lien de confiance entre l’État et la population était de nouveau rompu.

Reste enfin beaucoup de travail à accomplir. Les quartiers pauvres souffrent toujours d’un manque cruel de services publics. Il faut construire des écoles, des hôpitaux, des stations de police, des aires de loisirs... Il faut aussi gérer la croissance informelle de la ville, nourrie par l’arrivée quotidienne de centaines de campagnards chassés par la violence ou la pauvreté. Ils s’installent dans des cabanes tout en haut des collines et tentent de s’y construire une vie, les pieds dans la boue, menacés par des glissements de terrain aussi imprévisibles que dévastateurs. Sans oublier la lutte constante contre les paramilitaires et le trafic de drogue.

Sur ce dernier point, le doctorant en urbanisme Jota Samper est optimiste. «Certaines choses ont changé pour de bon. Je pense qu’il y a une génération perdue. Les jeunes qui sont déjà dans les gangs, ce serait difficile de les en faire sortir. Mais ceux qui sont en train de grandir ont maintenant d’autres options.»


Le soleil est déjà bas dans le ciel et, après environ une heure passée en leur compagnie, il est temps pour moi de dire au revoir aux enfants de Santa Margarita. Je me demande quel avenir ils connaitront, si les soldats de l’autre côté de la vallée finiront par partir, si leur Colombie vivra un jour sans violence, ni armes. Les enfants m’accompagnent jusqu’à la station de -téléphérique. On se fait des signes de la main jusqu’à ne plus pouvoir se voir. 


Flavie Halais travaille dans les milieux du journalisme, de l’audiovisuel et des nouveaux médias à Montréal. Spécialisée dans les questions urbaines, elle s’intéresse notamment aux métropoles des pays émergents et au développement des quartiers informels. En 2012, ses recherches l’ont conduite au Brésil et en Colombie.