Bienvenue au Royaume

Charlotte Callerot
 credit: Photo: Charlotte Callerot
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Bienvenue au Royaume

Éternel chantier sous le soleil, Phnom Penh tient davantage du Far West que de la cité. La capitale cambodgienne affiche pourtant une élégance immuable, malgré les stigmates de la guerre civile et des Khmers rouges.

Peu de temps après mon arrivée au tribunal, une collègue a voulu me faire croire que le cari servi à la cantine était composé de légumes provenant du potager de Kaing Guek Eav, alias Duch. L’ancien Khmer rouge était le chef du centre de sécurité S-21, une prison aménagée dans un lycée de Phnom Penh, tristement célèbre en raison de la torture qui y était pratiquée sous le régime du Kampuchéa démocratique (1975-1979).

Duch vit aujourd’hui entouré de ses livres dans l’unique cellule d’isolement de la prison provinciale de Kandal, à quelques kilomètres de la capitale, où il a été transféré à la fin de son procès, en 2012. On dit qu’elle est équipée d’un ventilateur, d’un canapé et d’un réchaud électrique. Il aurait aussi une grande fenêtre, à des fins d’aération, et surtout, une salle de bain avec l’eau courante. Les autres prisonniers s’entassent à 40 dans des dortoirs exigus. Duch a le droit de passer quelques heures dehors, toujours seul, pour se dégourdir les jambes et cultiver son potager, tout comme il le faisait au centre de détention du tribunal des Khmers rouges. À la prison de Kandal, les autres détenus s’occupent de la culture des champignons dans le cadre d’un programme de réadaptation. Le produit de leur travail est en partie vendu sur le marché. Il n’est donc pas impossible que j’aie déjà mangé des pleurotes pénitentiaires, mais je suis convaincue de n’avoir jamais avalé un concombre amer du potager de Duch, puisqu’il ne participe à aucune activité de réadaptation et qu’il restera, jusqu’à sa mort, en isolement.

À la suite de l’assassinat de sa femme lors d’un cambriolage en 1995, Duch a rejoint un groupe évangélique et s’est converti au christianisme. C’est donc un homme repenti qui a comparu devant le tribunal pour la première fois en 2009. Il a présenté des excuses pour les crimes qu’il a avoué avoir commis, dans une enfilade de déclarations publiques pour le moins surprenantes:


Étant responsable de ces crimes, j’ai déjà dit à la Chambre que j’accepterais d’être lapidé comme saint Étienne. Cela ne veut pas dire que je désespère et que je veux me suicider. Non, je ne veux pas me suicider. Cependant, si l’on considère l’histoire de l’humanité, on trouve des gens qui n’ont pas réussi dans leur mission comme l’a fait Van Gogh, le peintre, qui s’est coupé l’oreille, puis l’a bandée et a continué à peindre.

À la fin de son procès, en 2010, Duch a écopé de 35 ans de prison. Mais, à la stupéfaction générale, il a interjeté appel et a demandé un acquittement pur et simple—comme s’il n’avait jamais exprimé le moindre remord. Les juges de la Chambre de la Cour suprême ont revu sa peine «à la hausse» et l’ont condamné à la réclusion à perpétuité. Il pourra donc qualifiée de «Bauhaus asiatique». La légende veut que la ville ait inspiré Lee Kuan Yew, le fondateur de Singapour.

Le 17 avril 1975, Phnom Penh a été éviscérée.

D’abord, des bombardements, des combats, puis la déportation forcée, l’exode. Chacune de ses maisons et de ses écoles, chacun de ses bureaux et de ses hôpitaux ont été soigneusement rasés. Le parterre du Palais royal, abandonné. Je me demande à quoi ressemblaient les boulevards Norodom ou Monivong sans âme qui vive. Le quai Sisowath sans ses vendeurs ambulants, ses badauds assis fesses contre talons et ses embouteillages légendaires du samedi soir. Le Tonlé Sap, rivière couleur de thé, sans ses bateliers.

Il parait que ceux qui ont remis les pieds à Phnom Penh en 1979 ont vu des porcs se promener entre les rayons de la bibliothèque nationale. Des herbes folles s’immisçaient entre les décombres. La ville était devenue étrange et étrangère à elle-même: un fouillis complexe de ciment, de brique et de verdure. Les survivants qui ont foulé les ruines de la capitale n’y ont rencontré que quelques garçons vêtus de leur triste pyjama noir, l’«uniforme» imposé par les Khmers rouges à toute la population. La nouvelle monnaie en cours, le riz, se mesurait dans des boites de lait condensé Carnation. Les maisons, terrains et immeubles laissés à l’abandon ont été réinvestis: premiers arrivés, premiers servis. Welcome home. Phnom Penh s’est peuplée de paysans et de fantômes. Elle a changé de visage, d’accent, de physionomie. Elle s’est métamorphosée pour devenir celle qu’elle est aujourd’hui: sauvage et charmante. Le royaume de la débrouille.


Far West et pacotilles

  • . Cellule d’interrogatoire I, bâtiment A, 
Musée du génocide de Tuol Sleng (S-21), Phnom Penh. credit: Photo: Charlotte Callerot
    Cellule d’interrogatoire I, bâtiment A, Musée du génocide de Tuol Sleng (S-21), Phnom Penh.
    Photo: Charlotte Callerot

Les gratte-ciels n’épatent plus personne, sauf à Phnom Penh, qui soigne son potager de béton. Peu importe qu’il y ait ou non une demande pour remplir ces tours clinquantes, les investisseurs—essentiel-lement coréens, chinois et japonais—sont motivés, et le prix des terrains, dérisoire. Koh Pich, ou «l’ile aux diamants», est devenue l’emblème de ce développement à outrance: des copies rococo d’immeubles haussmanniens attirent la nouvelle élite. Cette annexe bling bling de la capitale est érigée à la sueur d’une main-d’œuvre qui vit et dort sur place, dans ces coquilles vides soutenues par des échafaudages de bambou. Dans Diamond Island, film lumineux de Davy Chou, le réalisateur franco-khmer raconte les dessous de ce vaste chantier du point de vue des ouvriers qui y travaillent: l’ile est en fait un espace à huis clos où vient s’échoir une jeunesse broyée par son époque.

Mais, si la capitale ploie aujourd’hui sous le ciment, elle n’en demeure pas moins un village. Avec ses routes de terre battue, ses marchés de tôle, sa population impressionnante de rats et de bandits, et le charme nonchalant, parfois un peu frondeur, de ses habitants, Phnom Penh tient plus du Far West que de la cité. La campagne environnante, quant à elle, s’étend à l’horizontale, en une panoplie d’usines. Le Royaume alimente toute la planète en vêtements Made in China ou Made in Taïwan qui sont en fait confectionnés à Cham Chao—le village où se situe le tribunal et dont la route cahoteuse est encombrée de camions grillagés qui transportent les ouvriers debout, comme du bétail.

Je passe une très grande partie de ma vie dans un vieil autobus coréen. Il faut au bas mot une heure et demie pour parcourir les 21 km qui séparent la capitale du tribunal, une aventure sans cesse renouvelée, entre désolation et émerveillement. Le cortège des navettes onusiennes slalome mollement entre les brochettes de motos, de charrettes, de touktouks et de vélos. Un parcours du combattant jalonné d’usines et de bars ktv, ces temples du karaoké où les hommes viennent se prosterner devant une bouteille de whisky et des filles ripolinées.

  • Photographies de détenus I, Musée du génocide de Tuol Sleng (S-21).

Pneu contre pneu dans les effluves de gazole et la poussière, les conducteurs sont plus ou moins vigilants, et le paysage, toujours surprenant. En route, j’ai vu une moto chargée de cinq enfants équilibristes se tenant debout. J’ai vu un malade conduire d’un bras en portant son soluté de l’autre. J’ai vu une vache entière à laquelle il ne manquait que la tête et dont la parfaite coupe laissait entrevoir toute la complexité de sa tuyauterie intérieure. J’ai vu des accidents, des inondations et des canalisations éventrées d’où jaillissait une eau si noire que l’on aurait dit du pétrole. J’ai vu une femme pêcher dans les égouts. J’ai vu un mort.


Est-ce qu’il vous arrive d’avoir des problèmes de mémoire, Madame de la partie civile?

Les procès des hauts dirigeants du régime se succèdent depuis 2007. De leur côté, les parties civiles, c’est-à-dire les victimes, se sont regroupées pour former un collectif. Chacun de ses membres a été happé par les mâchoires des Khmers rouges, cette bête qui les a avalés, broyés et recrachés en un seul mouvement. Il parait que les communautés qui ont enduré des préjudices collectifs manifestent souvent une tendance à la déformation. Ce qui s’est passé ici relève de l’inénarrable, comment savoir si la mémoire dit vrai?

Le territoire des mots, toujours glissant, se creuse et s’évase à mesure qu’on y avance. Raconter, c’est mourir un peu. Une fois de plus. Cette torture infligée, c’est la nôtre. Ce foie arraché, c’était le sien. Ces femmes poussées dans une fosse: elles, nous, vous. La notion de «collectif» a profondément transformé la société pendant les trois ans, huit mois et vingt jours qu’a duré le régime (mariages collectifs forcés, cantines collectives, punitions collectives), et elle marquera aussi le temps de la réminiscence et de la réparation.

Avec ses routes de terre battue, ses marchés de tôle, sa population impressionnante de rats et de bandits et le charme nonchalant de ses habitants, Phnom Penh tient plus du Far West que de la cité.


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    Parterre du Palais royal II, Phnom Penh.
    Photo: Charlotte Callerot

Les parties civiles viennent au tribunal comme des voyageurs de l’espace-temps. On leur demande de creuser à nouveau une digue, de se rappeler exactement le nombre de mètres cubes de terre qu’elles devaient excaver, de préciser qui était présent à telle séance d’éducation imposée par le régime, à quoi ressemblait le visage de tel interrogateur. Qui a dit cela? Était-ce avant ou après le deuxième discours? Dans quel village avez-vous été déplacé, qui se trouvait dans les autres cellules, qui vous a annoncé que vous deviez vous marier… Quelle était la taille exacte de cette termitière?

Le voyageur hésite, corrige, se reprend, répète qu’il ne sait pas, ne se souvient plus ou a déjà répondu. La salle d’audience est trop climatisée. Les juges sont assis là, en surplomb. Le voyageur est épuisé par ce retour forcé vers un trou béant qui l’a aspiré de 1975 à 1979. Il nage dans un veston trop grand, toujours le même d’ailleurs, que l’on prête à ceux qui n’en possèdent pas. La veste collective du voyageur. Chacun l’endosse et se rapproche ainsi de celui qui s’est retrouvé assis au même endroit la veille, il y a cinq ans, ou qui s’y trouvera le mois prochain.


Une langue aux consonnes étouffées

J’apprends vaillamment la langue du Royaume. Elle commence à s’installer dans mon oreille—comme un petit papillon dont les ailes se heurtent aux parois de mon tympan. Je possède une jolie collection de livres pour enfants, qui m’accompagnent dans tous mes déplacements: au lieu d’un ballon ou d’une maison, par exemple, les images choisies pour désigner les lettres de l’alphabet khmer sont un scorpion, un légume-racine inconnu, un monstre géant. J’ai dû changer tous mes paradigmes et glisser dans un autre mode de pensée.

Le temps a lui aussi changé de sub-stance. Je ne comprends toujours pas comment parler de durée dans cette langue qui refuse de la marquer de façon précise, et où la conversation relève en grande partie du sous-entendu ou de la connaissance intime de l’interlocuteur. Je vis figée dans une saison perpétuelle, cet éternel haeuwi, complément circonstanciel de temps flou signifiant à la fois «déjà», «maintenant», et servant parfois même de charnière pour désigner l’«après». Mystérieuse balise d’un temps qui ne passe pas vraiment. Quand ceux que j’aime repartent dans leurs contrées lointaines et que j’explique qu’ils sont bien arrivés à destination, on me corrige: j’apprends qu’on ne peut arriver qu’à l’endroit où on se trouve soi-même, puisque les mots utilisés pour signifier le mouvement dépendent de la position du locuteur. Me voilà au centre d’une nouvelle géographie verbale, une sorte d’astre qui regarde le monde se mouvoir autour de lui et qui dérive lentement entre le sens et l’incompréhension.

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    Vendeuse ambulante au marché O’Russei, Phnom Penh.
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Chaque pays qui lui est passé sur le corps a voulu y laisser sa trace, un peu comme un chien qui arrose son arbre préféré pour avoir le plaisir d’y retrouver son odeur.


Phnom Penh. On devrait écrire Phnom Pegn, mais personne n’a jamais pris le soin de corriger ce malentendu. Capitale claudicante, singulier paradis dont les effluves de cardamome grillée restent suspendus au petit matin. Impossible de le nier, Phnom Penh est inhabitable. Invivable. Et pourtant, elle nous accueille. Et nous y vivons. Âpre et lumineuse à la fois, elle est le réceptacle qui recueille tous les égarés, toutes les déceptions, mais aussi tous les espoirs. 


Charlotte Callerot est française. Elle vit et travaille à Phnom Penh.