Duel égyptien

Inès Bel Aïba
Photo: M. Baudier
Photo: M. Baudier
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Duel égyptien

En ce mois de juin, la chaleur au Caire est oppressante, l’air chargé de lassitude et de mauvaise humeur. L’Égypte attend avec anxiété les résultats de l’élection présidentielle, la première depuis que Hosni Moubarak, au pouvoir pendant presque 30 ans, a été contraint de démissionner sous la pression d’un soulèvement populaire sans précédent. Mais ce qui devait être une fête pour célébrer cette révolte s’est transformé en gueule de bois postélectorale et le second tour a opposé les candidats les moins consensuels: Ahmad Chafiq, le militaire de formation et dernier premier ministre de Moubarak, abhorré par les partisans de la révolution, pour qui il représente l’ancien régime et la perpétuation d’un système répressif, et Mohamed Morsi, pur produit des Frères musulmans qui cristallise les peurs suscitées par les islamistes et leur vision des libertés individuelles.


Tout s’était pourtant bien passé lors du premier tour, les 23 et 24 mai. Beaucoup d’électeurs étaient allés aux urnes pleins d’espoir, portés par l’euphorie de pouvoir choisir librement leur président pour la première fois.

Il était très tôt. Devant une école transformée en bureau de vote dans le quartier cairote de Chobra, toute de noir vêtue, le visage caché par un niqab qui ne laissait voir que ses yeux, Nehmedou Abdelhadi, 46 ans et trois petits-enfants, attendait de voter. «C’est vraiment un beau jour. J’ai de la chance d’être ici aujourd’hui. Ni ma mère ni ma grand-mère n’ont pu faire ce que je vais faire», dit-elle d’une voix enjouée, laissant croire qu’elle voterait pour les Frères musulmans. «Aujourd’hui, je sens que mon pays et ma dignité m’ont été rendus», ajouta-t-elle avec émotion, en se souvenant des brimades dont ont été victimes les islamistes sous Moubarak.

Mais dans ce quartier où vivent de nombreux Coptes (chrétiens d’Égypte), son enthousiasme n’était pas partagé par tout le monde. Dans la queue, les chrétiennes qui attendaient elles aussi de mettre leur bulletin dans l’urne étaient d’abord méfiantes, peu désireuses de parler devant leurs voisines. Un peu plus tard, loin des oreilles indiscrètes, elles ont toutes confié qu’elles voteraient Ahmad Chafiq pour barrer la route aux Frères. «Je ne veux pas des islamistes», a dit, péremptoire, Sanaa Rateb, une dermatologue de 57 ans, collier de perles au cou et veste fleurie. «S’ils arrivent au pouvoir et que je m’oppose à eux, ils vont dire que je critique leur religion et qui sait ce qu’ils me feront? On ne peut pas discuter avec eux», a-t-elle poursuivi en secouant la tête.

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À travers Le Caire, du quartier huppé de Zamalek au centre-ville, plus populaire, nombreux étaient les électeurs qui espéraient que la présidence ne se jouerait pas entre Morsi et Chafiq. Mais ce sont bien eux qui se sont affrontés lors du duel final les 16 et 17 juin.

Dans un bureau de vote du quartier de Sayyeda Zinab, après la clôture du second tour, le dépouillement avait commencé. L’atmosphère était fébrile. Dans ce secteur populaire du centre de la capitale, à voir les tas de bulletins de vote qui grossissaient au fur et à mesure que les urnes se vidaient, pas de doute que c’était Ahmad Chafiq qui était en tête, et de loin.

Dans une salle de classe aux murs jaunes décrépits ornés de guirlandes, l’urne, un grand récipient transparent au couvercle rouge—«un Tupperware géant», se moquait-on—, était posée sur les pupitres au bois écaillé. L’air était étouffant et tout le monde était en sueur, mais l’ambiance était bon enfant. En dépit des inquiétudes, c’était un moment unique, et les responsables du bureau de vote, conscients de la mission dont ils avaient été investis, en étaient émus.

Le dépouillement se déroulait sous l’œil fasciné et très concentré d’un policier qui n’épargnait pas ses commentaires. «Quel imbécile!», s’est-il esclaffé lorsque le juge lui a montré un bulletin de vote où les deux noms avaient été cochés, par erreur ou pour invalider le vote en signe de boycott.

Dans la cour, un officier vêtu de l’uniforme blanc estival des policiers supervisait le déroulement des opérations, accueillant électeurs et journalistes avec courtoisie. Sa politesse tranchait avec les pratiques de ses collègues sous Moubarak, qui avaient tant de fois, l’air goguenard, refoulé les journalistes sous prétexte qu’ils n’avaient pas d’autorisation spéciale pour entrer dans les bureaux de vote. «Bien sûr que nous avions des instructions pour embêter les journalistes», a raconté l’officier, qui a préféré rester anonyme. «On nous demandait de les empêcher d’entrer, en inventant des papiers supplémentaires à amener. Les électeurs portant la barbe et les femmes en niqab n’entraient pas non plus», a-t-il ajouté, en se disant heureux du changement «parce que c’[était] plus simple maintenant».

Les jours suivant le second tour des 16-17 juin furent difficiles. Dès la fermeture des bureaux de vote, les Frères musulmans se sont empressés de proclamer leur victoire, aussitôt contestée par l’équipe de campagne d’Ahmad Chafiq. Deux semaines auparavant, Moubarak avait été condamné à la prison à perpétuité pour ne pas avoir empêché la mort de certains des quelque 800 manifestants tués pendant la révolte de janvier-février 2011. Beaucoup d’Égyptiens se seraient surement contentés de ce verdict, même s’ils auraient préféré la peine de mort pour ce président honni. Mais l’acquittement de six hauts responsables de la sécurité jugés en même temps que lui avait été perçu comme une carte blanche accordée à la police, symbole de la cruauté du régime. Des milliers de personnes en colère avaient envahi la place Tahrir, alimentant la tension ambiante.

  • Photo: Oxfam Novib

Le 19 juin, l’agence officielle égyptienne annonça que Moubarak était cliniquement mort. La nouvelle eut l’effet d’une bombe dans les médias. Sauf qu’il n’en était rien: l’ancien président aurait seulement été très déprimé. Les journalistes ont dit avoir été manipulés. Les Égyptiens, eux, se sont demandés si l’armée, au pouvoir depuis la chute de Moubarak, jouait avec leurs nerfs ou tentait de susciter leur compassion pour faire avaler la pilule du transfert—temporaire—de l’ancien président de la prison de Tora vers l’hôpital militaire de Maadi.

Ainsi, plus la date des résultats approchait, plus l’inquiétude augmentait. Ce pays qui raffole des théories du complot se retrouva pris dans un tourbillon de rumeurs. Beaucoup croyaient qu’un couvre-feu allait être imposé, d’autres assuraient qu’un coup d’État militaire était en marche.


Le matin du 24 juin, jour de l’annonce officielle des résultats, beaucoup de Cairotes, impatients, ont quitté le travail plus tôt. Des employés d’organisations internationales, eux, ont été sommés de rester chez eux pour éviter d’éventuelles violences. Au super-marché, une caissière s’est plainte: «Ça a été la cohue toute la journée, les gens font des stocks de nourriture».

Dans un hôtel de luxe de la banlieue du Caire, l’équipe de campagne de Chafiq est réunie pour suivre l’annonce de la commission électorale. Les militants suivent la conférence de presse sur grand écran dans une ambiance feutrée. Ils se disent confiants, mais leur nervosité les trahit.

Les partisans des Frères musulmans, eux, commencent à se rassembler place Tahrir et se tiennent prêts—soit à célébrer la victoire de Mohamed Morsi, soit à en découdre s’il est déclaré perdant, alors qu’ils disent être surs des chiffres qu’ils ont récoltés.

Mais quand le résultat tombe finalement, c’est le soulagement dans de larges parties de la capitale: Morsi est élu. Ce n’est qu’à ce moment que certains réalisent à quel point ils étaient angoissés.

Pour d’autres, c’est le désespoir. Du côté de Chafiq, des femmes en larmes s’estiment trahies par l’armée, dont elles étaient sures qu’elle donnerait la victoire à leur candidat. «Nous avions confiance en vous! Et c’est comme ça que vous nous récompensez? Les résultats ont été falsifiés!», s’époumone, furieuse, une militante en direction des militaires. «C’est un jour très triste pour l’Égypte. Je n’arrive pas à croire que mon pays va être représenté par cet homme, ce groupe. Nous venons juste de descendre d’un degré sur l’échelle mondiale», dit, le visage fermé, un membre de l’équipe de campagne, sans cacher son dégout.

Son mépris s’explique en partie par un réflexe de classe: non seulement Morsi est islamiste, mais en plus, contrairement à Chafiq, il vient d’un milieu modeste, populaire. Ce à quoi seront attribuables aussi, plus tard, les attaques féroces contre son épouse, Naglaa, haïe avant même d’avoir parlé en public à cause du voile islamique qu’elle porte, à la manière de millions d’Égyptiennes, sans prétention. L’époque où l’élégante Suzanne Moubarak représentait l’Égypte à l’étranger est bel et bien terminée.

Sur la place Tahrir au contraire, c’est la liesse. La victoire de Morsi est saluée par des cris de joie, des concerts de klaxon, des feux d’artifice et jusqu’à l’aube, les familles continuent d’affluer en agitant des drapeaux. Le temps d’une nuit, les partisans des Frères musulmans oublieront le bras de fer qui vient de s’engager entre leur président aux prérogatives limitées et une armée qui ne compte pas quitter le pouvoir aussi vite.

  • Photo: Asmaa Waguih

Le 30 juin, Morsi devient officiellement le président de la République arabe d’Égypte, le premier à être démocratiquement élu et à ne pas être issu des rangs de l’armée. Sur la base de Heikstep, près du Caire, où se déroule la cérémonie organisée en son honneur par l’armée, il se tient bien droit dans son costume, comme perdu au milieu des militaires vieillissants, un peu avachis dans leur uniforme sous le soleil de plomb. Dire qu’il y a à peine 18 mois, le nom même des Frères musulmans était tabou à la télévision et que les présentateurs parlaient, les lèvres pincées, de «la confrérie interdite» ou de «l’interdite» tout court. Il était alors inimaginable qu’un membre d’une organisation farouchement combattue pendant des décennies accède à la magistrature suprême.

Mais c’est bien le terne et peu charismatique Morsi—surnommé la «roue de secours» car il n’est devenu candidat qu’après l’élimination du puissant Khairat al-Chater, premier choix de la confrérie—qui est aujourd’hui salué par la plus haute hiérarchie de l’armée. Barbe courte, lunettes fines et sourire timide, Mohamed Morsi incarne à lui seul plus de 80 ans de lutte des Frères musulmans, qui voient leur stratégie de renoncement à la violence et de compromis avec le pouvoir les porter enfin à la tête du pays.

Bien sûr, personne n’est dupe. Les sourires et les formules de politesse au cours de la cérémonie cachent une épreuve de force entre les islamistes et l’armée. Le Conseil suprême des forces armées, la junte d’une vingtaine de généraux à qui Moubarak a remis le pouvoir en démissionnant, a tout fait pour affaiblir la fonction présidentielle. Morsi pourrait avoir les mains liées.

Malgré tout, voir le maréchal Tantaoui saluer le nouveau président et même l’embrasser chaleureusement sur les deux joues donne la mesure du chemin parcouru depuis la révolte. «Le jour est venu où les commandants des forces armées, les officiers et les soldats se tiennent debout pour dire oui à la volonté des Égyptiens», lance Morsi. «C’est un grand jour dans la vie de notre peuple», répond pour sa part Tantaoui sur un ton vif, toujours fringant à plus de 75 ans.

Un tournant dans l’histoire de l’Égypte, en effet. Car c’est sur cette même base qu’il n’y a pas si longtemps des Frères musulmans étaient condamnés à la prison par la justice militaire. Tout au long de la cérémonie, nous nous regardons avec un sourire incrédule, avec ce formidable sentiment qui nous étreint régulièrement depuis que Ben Ali a quitté la Tunisie, le 14 janvier 2011, envoyant des ondes de choc dans toute la région: le sentiment de voir l’Histoire s’écrire sous nos yeux. Même si la chute de Moubarak ne s’avère être, peut-être, que le résultat d’une révolution de palais, c’est un Frère musulman qui occupe aujourd’hui le palais présidentiel. Tandis que le chef d’État déchu, lui, habitué aux conférences internationales et à la compagnie des grands de ce monde, passera ses dernières années de vie dans une cellule. 


Inès Bel Aïba est une journaliste tunisienne vivant au Caire depuis 2006. Elle a fait plusieurs reportages en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, notamment en Libye, en Tunisie, en Irak et au Liban.