Hanoi en deux temps

Patrick Alleyn
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Hanoi en deux temps

Entre le passé et l’avenir, entre les vieux slogans communistes et les ambitions écologistes de ses architectes contemporains, Hanoi se cherche. Visite sur deux roues d’une ville en pleine transformation, baignée des effluves de la fleur de lait.

À Hanoi, je séjourne toujours aux abords de la cathédrale Saint-Joseph. En fin d’après-midi, des jeunes gens par centaines envahissent les trottoirs autour de l’église néogothique. Sur de minuscules bancs, ils passent des heures à écaler des graines de tournesol en buvant le fameux thé au citron de Hanoi.

Des jeunes filles aux jambes interminables, sur des talons d’une hauteur vertigineuse, débarquent à tout moment de motos rutilantes. Un couple de jeunes gens branchés arrive dans une Lamborghini d’un jaune aveuglant. «C’est le seul endroit au monde où les riches et les pauvres passent la soirée ensemble, assis dans la rue», commente un jeune Hanoïen.


À ma première visite, en 2007, j’étais arrivé par l’Express SE4, plus de 1 000 km depuis Saigon. La dernière soirée avant Hanoi, les passagers discutaient joyeusement dans les compartiments couchettes. Du train, la vue s’échappait vers les lacs et les rizières qui brillaient au soleil couchant.

De vieux militaires, sanglés dans leur uniforme, jouaient aux échecs avec un jeune garçon partageant leur cabine. Je me rendais au wagon-restaurant quand cette scène m’avait saisi: ces vieux soldats, ce jeune homme et les lacs par la fenêtre. Je m’étais glissé dans leur compartiment avec mon appareil photo, sans permission et sans même saluer. Je ne voulais pas déstructurer la scène. À genoux, j’avais pris des dizaines de clichés. Puis je m’étais assis avec eux pour ne pas avoir l'air seulement d'un voleur d'images.

Ils s’étaient mis à me parler… en français. C'étaient des vétérans de 80 ans revenant d'une cérémonie à Saigon. Ils rentraient à Hanoi, la capitale du Vietnam réunifié.

L’un d’eux avait été chef d'orchestre dans l'armée du Nord-Vietnam. Lui et ses camarades avaient participé à toutes les guerres du Vietnam au 20e siècle: contre les occupants français (1946-1954), contre les Américains et le gouvernement anticommuniste du Sud-Vietnam (1959-1975); puis à la brève guerre de frontières de 1979, au sud, contre les Khmers rouges du Cambodge, soutenus par la Chine, et, au nord, contre la Chine elle-même. De 18 à 50 ans, ces hommes n’avaient connu que les maquis.

«Les Vietnamiens ont toujours combattu les envahisseurs. C'est toute notre histoire», m’avait-il dit en souriant. Puis, regardant ses camarades, il s’était mis à décliner: «Les empereurs chinois Han, en 938: boum, partis après 1 000 ans d’occupation! Les Mongols de Kubilai Khan en 1258, 1285, 1288: boum, trois fois repoussés! Les empereurs chinois Ming, 1428: boum, partis! Les Français: boum, partis! Les Américains: boum, partis!» À chaque «boum», les vétérans éclataient de rire en révisant l’histoire millénaire de l’indépendance du Vietnam.

«Vous êtes la première personne à qui je parle français en 60 ans!», s’était ensuite exclamé le chef d’orchestre, comme s’il me décernait une médaille d’honneur. «À 18 ans, j’ai cessé de parler français. C’était la langue de l’ennemi.»

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Aujourd’hui, je roule à vélo sur la digue au nord du fleuve Rouge, dans le quartier de Gia Lam, aux allures campagnardes. Ma route me conduit à une allée. Au bout, une grande maison de bois sur pilotis, importée des montagnes de l’Ouest et reconstruite à Hanoi, domine un jardin agrémenté de sculptures. C’est le studio d’un artiste, Dao Anh Khanh, 52 ans.

Un complet-veston vert fluo et une longue chevelure sur les épaules, il improvise des incantations, accompagné par deux musiciens américains. Ils se sont liés d’amitié à New York, il y a six ans. Khanh était un artiste en résidence dans la métropole de l’argent et des arts.

Khanh expose ses tableaux entre les piliers de sa maison. Ses laques sur toile étincèlent dans la lumière du crépuscule. Elles montrent des chevaux aux crinières folles ou des musiciennes nues, jouant du violon ou de la cithare vietnamienne, drapées dans des voiles écarlates battant au vent.

«Je prends mon énergie dans la nature et dans les rues de Hanoi», m’ex-plique Dao Anh Khanh. Pour le 1 000e anniversaire de la capitale, en 2010, l’artiste a produit des performances mettant en scène des dizaines de danseurs juchés dans des échafaudages surplombant son quartier. «Dans les pays où j’ai voyagé, j’ai vu de belles architectures, mais trop souvent, on ne voit pas l’énergie de la vie en pleine rue», ajoute-t-il en gesticulant comme s’il poursuivait sa performance.

Quand je quitte Khanh, il me remet sa carte de visite. On y lit: «Dao Anh Khanh, policier et artiste». Il rigole: «J’ai travaillé 18 ans dans la police de Hanoi, au service de la censure.»


En 2007, au réveil, notre train était arrivé dans Hanoi par le vieux pont Long Bien (le pont du Dragon), érigé par les Français en 1903 sur le modèle des ouvrages métalliques d’Eiffel. Les Américains ont bombardé plusieurs fois la structure de 1,6 km. L’une de ses couronnes, non reconstruite, rappelle ces souffrances.

À 5h30 du matin, par les passerelles attenantes à la voie ferrée, les -vendeuses de fleurs se dispersaient dans la -ville, leurs bicyclettes chargées d'immenses bouquets. Des fermiers, silhouettes en contrejour sur une ile au milieu du fleuve Rouge, veillaient à leurs cultures.

Passé les berges couvertes de bananiers, le train entrait dans la capitale pendant que le marché battait son plein au pied de la digue. Les femmes trottinaient dans toutes les directions, gardant leur équilibre avec les caisses suspendues aux extrémités des palplanches leur creusant les épaules.

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En débarquant à la gare, je m’étais laissé convaincre par un conducteur de mototaxi de monter derrière lui, malgré mes trois valises. Le long des rues, les alignements de maisons, pastiches construits par les habitants dans le style néo-classique français, se succédaient entre les anciennes villas coloniales. Les portes grandes ouvertes révélaient, derrière ces façades à l’européenne, des ameublements laqués à la chinoise! Partout les coqs chantaient. J’avais déposé mes bagages et j’étais allé manger un pho sur les trottoirs avec les habitants.

Dans une nouvelle ville, le voyageur s’empresse d’en visiter le lieu le plus emblématique. J’avais alors pris une mototaxi pour le lac Hoan Kiem, le cœur de Hanoi.

Autour d’un vaste étang, les branches de banians centenaires ployaient jusqu’à l’eau où plongeaient les racines. Les Hanoïens pratiquaient leur gymnastique matinale ou s’adonnaient au taïchi. Un groupe jouait au badminton au pied d’un majestueux barringtonia à neuf troncs.

Le lac Hoan Kiem—«lac de l’Épée restituée»—rappelle l’épée magique que l’empereur Lê Loi avait reçue des eaux. Elle lui avait donné la victoire contre les Chinois en 1428. Une tortue sacrée, sortie du lac, la lui avait ensuite reprise.

Sur un ilot, le pont laqué rouge et les sinogrammes du temple Ngoc Son évoquent 1 000 ans de présence chinoise. Des femmes priaient au pied d’un autel. Elles y avaient déposé des offrandes pour les ancêtres—oranges, biscuits Oreo et canettes de Coca-Cola. Hanoi m’avait envouté dès ce premier contact, en 2007.


Maintenant, de nouveaux quartiers ont surgi. La poussière, les grues, les tours d’habitation érigées dans les terrains vagues et la première ligne de métro en chantier annoncent un grand bouleversement.

Un musée neuf, en forme de pyramide inversée, présente au public la maquette du Hanoi futur. La capitale s’étendra sur un territoire de 3 347 km2. Elle rattrapera les grandes cités asiatiques, Singapour, Pékin, Bangkok ou Tokyo, souhaite le gouvernement communiste.

L’empereur Ly Thai To avait choisi cet emplacement en 1010 pour bâtir sa cité du «Dragon ascendant» et en faire la nouvelle capitale du Dai Viêt. Ses géomanciens avaient garanti le lieu idéal en vertu de la discipline ancestrale du feng shui. Avec sa montagne sacrée, le fleuve Rouge, son delta fertile et ses lacs, la cité impériale respectait les courants d’énergie circulant sous la terre, dans les eaux et les vents. En 1921, l’architecte de la ville, Ernest Hébrard, avait transformé ce chef-lieu de l’Indochine française en cité-jardin.

Actuellement, les auteurs du Plan d’urbanisme de Hanoi 2010-2030, la firme new-yorkaise Eastman Perkins et la société coréenne Jina, élaborent une nouvelle utopie pour Hanoi: la première capitale écologique d’Asie!

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Sur la maquette, une ceinture végétale endigue l’étalement du centre-ville. Autour de Hanoi, 70% du territoire se couvrira de forêts ou de champs cultivés pour éviter de créer une mégalopole tentaculaire. La nouvelle population et les parcs technologiques s’installeront dans des villes satellites reliées sur des dizaines de kilomètres par un train léger à travers rizières et villages.

Un ami me conduit à moto dans ces banlieues rurales. Un vieux train diesel tire ses marchandises vers l’est, vers le port de Haiphong. Dans sa fumée noire, la locomotive annonce son nouveau nom: le Doi Moi, le train du renouveau. «Doi Moi» est le slogan de la libéralisation économique annoncée par le parti communiste vietnamien en 1986.

Dans les champs d’épinards, de choux--raves et de potirons, la voix de Tuan Vu, un chanteur populaire exilé aux États-Unis, résonne depuis une ferme. Nous entrons à Bat Trang, le village des céramistes, à 15 km du centre-ville. Des diz-aines d’artisans travaillent au pied des arbres ou dans des ruelles aux murs noircis par les cuissons.

Un temple de bois célèbre les artisans fondateurs venus transmettre leur savoir--faire dans cette bourgade il y a 1 000 ans. Les villageois leur vouent encore un culte. Le Plan d’aménagement du Grand Hanoi promet de préserver les plus importants des 1 270 villages d’artisans entourant la ville.


Le poète octogénaire Duong Tuong a abandonné l’école à 14 ans pour faire la guerre aux colonisateurs français. Je le rencontre dans une galerie d’art qu’il a fondée avec sa fille Mai, sur la rue Hang Bong, dans le vieux quartier. L’homme de lettres, traducteur vietnamien de Camus et de Tolstoï, plaide pour la finesse du gout, le respect des traditions et la spiritualité de sa ville. Il désapprouve les nouvelles constructions, «d’une laideur affligeante». «L’esprit de Hanoi n’est déjà plus le même, constate-t-il. Je ne crois pas qu’on va aimer Hanoi dans 20 ans.»

Il me fait la lecture de ses poèmes sur New York ou la neige à Denver, mais je ne trouve rien sur sa ville dans ses recueils. «On sent Hanoi dans plusieurs de mes poèmes, sans qu’elle ne soit nommée», se justifie-t-il. «Tenez, en voilà un sur l’automne! J’y décris un parfum qui n’appartient qu’à Hanoi, celui de la hoa sua, la fleur de lait. Son parfum est typique de Hanoi. Il vous rend nostalgique.»


Le photographe et journaliste montréalais Patrick Alleyn vit en Chine depuis 2006, où il s’intéresse aux questions sociales, à l’architecture et à l’écologie. Auparavant, il a été rédacteur en chef adjoint et directeur photo au magazine Recto Verso.