Jazz bleu dans la nuit noire

Guillaume Bourgault-Côté
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Jazz bleu dans la nuit noire

À Port-au-Prince, le temps d’un improbable festival, le jazz reprend ses droits et résonne jusqu’à tard dans la nuit. Des tap-taps colorés, un trompettiste gêné, les rides d’une vieille dame sur sa galerie: récit intimiste sur fond de jam nocturne.

Port-au-Prince, Haïti—Partout dans l’air les marteaux martèlent. Des toc-toc-tocs cadencés et lancinants. En banlieue de Port-au-Prince, le village de Noailles travaille le fer à coups de poinçons—musique métallique qui émerge du travail de centaines d’artisans. S’arrêter, regarder, écouter. Et croiser le regard de cette vieille dame en rose sur sa galerie pastel, un fichu sur la tête. Le visage en rides comme autant de sillons d’histoire. Plantée dans le décor du monde avec ce sourire-là. Immémoriale.

Je m’assois sur un coin de sa galerie. On se tait dans le vacarme que font les marteaux sur les poinçons et les poinçons sur les minces feuilles de métal, qui se transforment tranquillement en pièces d’artisanat.

Trente-cinq degrés à l’ombre, mais une brise qui fait du bien. Elle demande en créole ce que je fais là. Quelqu’un lui explique qu’il y a un festival de jazz et des journalistes qui viennent avec. Elle lève un sourcil, perplexe: du jazz? Cent ans de vie et pas une note de jazz, disent ses yeux.

Son beat à elle: ce toc-toc-toc incessant, chant du fer découpé dans un vieux baril de pétrole.

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    Dame en rose sur galerie pastel. Village de Noailles, la «capitale» du fer découpé, là où le bruit des marteaux et des poinçons sur le métal rythme les jours.
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Le bruit résonne à mes oreilles tout le temps de la descente en tap-tap vers Port-au-Prince. Deux banquettes de bois sommairement vissées à l’arrière d’un pickup trentenaire, une bonne douzaine de personnes entassées. J’observe les gens, puis le véhicule. Dans un pays où la créativité émerge d’un rien du tout, on peint et décore les tap-taps pour célébrer des personnages publics ou des figures religieuses et vaudou. Des heures de plaisir à analyser ces murales mobiles.

Dans le trafic, des portraits du footballeur Lionel Messi côtoient ceux de vedettes de cinéma ou des hommages à Dieu. Louange à toi par-ci, gloire à toi par-là, on compense les failles mécaniques par une foi à toute épreuve et des proverbes imaginatifs. Certains optent pour un trait d’humour: «Nul ne sert de courir, il faut partir à point»—ce qui n’empêche pas le chauffeur de rouler à tombeau ouvert sur une route défoncée. D’autres se font philosophes et généreux: «Le soleil luit pour tous.» Quelques-uns ont la mine basse: «La vie, pas facile.»

On avance collés, collants et ballotés. Chaleur et fatigue, je cogne des clous en pensant à la vieille dame de Noailles. Réveil en sursaut lorsque le tap-tap s’arrête brutalement pour faire grimper cinq ou six écoliers qui rentrent à la maison. Nous sommes déjà en surcapacité? Oui... mais non. La notion est à géométrie variable. On se serre un peu plus, c’est tout.

Et c’est dans cette promiscuité de canne de sardines qu’il se passe un truc absolument doux: les adultes prennent en charge les écoliers, offrent un genou ou un coin de banquette, taquinent les enfants, leur demandent si la journée a bien été. On en prend soin. Façon de dire que les petits des autres sont aussi les siens. Je pense au métro du matin, Montréal en hiver, la lutte pour un siège. Il y a des leçons en toi, Port-au-Prince. De l’humanité.


Il est monté dans le tap-tap discrètement, près du point d’arrivée. Un étui de trompette à la main. Grand efflanqué, 6’2’’, peut-être 130 livres. Les yeux fuyants. La peau foncée, plus que n’importe qui autour. Il serrait jalousement son instrument, protecteur. Je ne l’ai pas vu s’éclipser. Avec sa trompette, assurément, mais sans tambours.

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Le soir tombe sur Port-au-Prince, et l’heure est au jazz. Un petit festival improbable à travers le chaos post-tremblement de terre, tenu à bout de bras par un couple de passionnés. Sûr qu’ils auraient eu plus de facilité à présenter un festival de musique kompas—musique de danse traditionnelle—, mais... ils aiment le jazz créole et sa rythmique caribéenne particulière.

Sur l’une des scènes extérieures disséminées dans la ville, des groupes se succèdent et déploient les teintes du jazz—fusion, afro-américain, gospel, latin, chanté. Diplomates assis sur des chaises pliantes, locaux qui dansent quand le rythme s’élève. Aux entractes, une fanfare de rara haïtien vient mettre un peu d’huile sur le feu avec son assortiment de trompettes en bambou, de maracas et de cloches en métal. Public attentif, en toute chose, aux sonorités qui sont là.

Pour une bière froide, c’est au fond, à l’arrière d’un camion. Un couple s’y tient avec des réserves de Prestige, la bière nationale, et des glacières bourrées de glace. Un dollar l’unité. Juste à côté, le kiosque de rhum est pris d’assaut par des jeunes qui veulent profiter d’une promotion express comportant le mot gratuité. La musique, les gens, la chaleur résiduelle d’une journée qui tiédit lentement, le blues bleuté tiré d’un piano qui se désaccorde subtilement dans l’humidité: impression de flottement. Bienêtre léger dans un espace-temps de langueur.

Arrivé au bout de sa prestation, le pianiste se lève et salue une foule enthousiaste. Grand sourire du musicien, qui s’empare du micro et propose d’exaucer une demande spéciale pour terminer ça au diapason. Un silence embarrassé tombe: une demande spéciale? Le public cherche une idée, hésite. Qui connait assez bien un morceau de jazz pour le réclamer haut et fort devant quelques centaines de personnes? Des murmures passent jusqu’à ce que quelqu’un lance «Take Five», une valeur-refuge qui dénoue l’impasse. Le pianiste se rassoit, défile le thème archiconnu, conclusion heureuse. L’honneur est sauf.


Il y a cela, avec Port-au-Prince: comme dans une phrase célèbre du défunt joueur de baseball Yogi Berra, «ce n’est pas fini tant que ce n’est pas fini». Il en va ainsi des revirements politiques qui rythment la vie du pays—ne jamais rien tenir pour acquis. Même chose pour ce festival de jazz, qui commence réel-lement quand s’achève la programmation officielle et que débute le jam.

Comme si le début de soirée ne servait qu’à faire le pont musical entre le jour et la nuit; à basculer d’une lumière drue au noir opaque de Port-au-Prince (si peu d’éclairage dans les rues), en y mettant une touche de bleu jazz. Et il n’est question pour personne d’aller au lit si tôt. Cette musique est affaire nocturne, et le célèbre jazzman américain Thelonious Monk a déjà tranché le débat dans les années 1940: tout se passe «’Round Midnight».

Parlant de Monk: on se fait la remarque dans le Jeep, qui nous emmène vers un bar du quartier Pacot, qu’il fait partie de la liste de ceux dont les noms ou prénoms semblaient destinés à nourrir la légende. Monk. Miles. Coltrane. Chet. Mingus. Nina. Getz. Ils ont du staccato en eux, de la poésie dans le phrasé, une once de magie embusquée. À d’autres géants, des surnoms du même genre: Bird, Dizzy, Satchmo. Et surtout ce «Prince des ténèbres» qu’était Davis, trompette feutrée pour affronter la nuit et ses démons.

D’ailleurs, il est là, le trompettiste du tap-tap. Je le vois assis, caché près du grand arbre qui domine la cour intérieure du bar où l’on s’apprête à lancer un long jam. Même posture que plus tôt: le dos rond d’un corps trop grand trop vite, la gêne imprimée au visage, la trompette serrée dans ses mains. Je le vois fixer la scène et les musiciens qui arrivent et branchent des fils, gestes machinaux des gens qui vivent sur et autour de la scène.


On me tape sur l’épaule, mon plat est là. Il est 23h, j’ai pris le poulet créole avec des bananes pesées—tranches écrasées d’une banane verte que l’on fait frire. La sauce créole est astronomiquement bonne, mais Eddy le serveur m’explique que ça ne sert à rien de demander la recette. Notamment parce que l’ingrédient central à tout ça porte le nom du pays: il faut être en Haïti pour que la sauce créole goute la sauce créole. «Et le vrai de vrai secret, c’est un mélange d’air ambiant et d’impalpables parfums», dit Eddy en retournant vers la cuisine, fier de son résumé.

Même chose pour la bière nationale, qui peut être achetée à l’étranger, mais qui n’aura pas le même gout. Dans ce cas, c’est le soleil qui fait la différence: il faut avoir subi la chaleur du jour (et le chaos organisé de Port-au-Prince) pour apprécier la fraicheur d’une bière que l’on garde à peine au-dessus de zéro. Dès qu’on la sort du frigo, saisie par le temps qu’il fait dehors, elle se couvre d’un voile de buée. La bière frissonne. Alors, tout serveur qui se respecte va nouer une serviette de table autour de la bouteille—voilà l’origine de la «bière en chemisette», l’une des innombrables expressions qui font d’Haïti une source infinie de poésie.

Et voilà le jam sur le point de commencer.

La richesse du jazz tient beaucoup à son caractère mouvant. Un même standard joué par un même musicien sera chaque soir différent. Question de rythme et de tonalité, de ces détours qui apparaissent et modifient le chemin. Improvisation, création spontanée: bâtir et vivre le moment présent. Et c’est là l’essence même d’un jam, le ground zero de la démarche.

Sous les branches du grand arbre, ils sont cinq ou six à monter sur la scène. Ils s’accordent, se placent. En attendant, le public parle, mange, discute politique. Comment faire autrement dans un pays plongé dans une crise perpétuelle? Chacun a son opinion sur les tenants et aboutissants de ce qui se passe.

Un ancien ministre tente pour sa part de m’expliquer le problème de la perception des impôts dans son pays: «Comment voulez-vous qu’on exige d’une population pauvre qu’elle paie les impôts que nous-mêmes, les privilégiés, n’avons jamais payés?» Bouchée de poulet, gorgée d’eau. «Impossible!, reprend-il. C’est impossible! L’État est condamné à faire sans.» C’est le deuxième à me dire la même chose en deux jours. Et sur ce constat lapidaire, il quitte le bar, théâtral.

Les musiciens en profitent pour entamer quelque chose. Pas très clair au départ. On essaie des trucs. Clavier, contrebasse, percussions, saxophone, guitare, batterie. Mais voilà que ça prend forme: on se dirige vers «Summertime», autre classique consensuel. L’attention du public se concentre vers la scène. Une chanteuse américano-haïtienne apparait, littéralement. Sa voix se place dans l’ensemble, son timbre émerge, elle a du grain, un voile, ce genre de petite fêlure qui révèle la vie, et donne aux chansons les aspérités qui les rendent belles.

Le jam se construit à mesure. Solo ici. Improvisation vocale là. Dialogue batterie-percussion. Reprise du refrain. Le poulet est terminé, une autre bière frissonne en chemisette, j’écoute ce qui se développe. Eddy le serveur est de retour, tend l’oreille et dit à propos de la création impromptue: «On dirait un oiseau qui apprend à voler.» L’image me plait: un début de vol précaire, puis les ailes s’ouvrent et permettent de l’altitude. La chanteuse reprend une octave plus haute le couplet du début: «Summertime, and the livin’ is easy / Fish are jumpin’, and the cotton is high / Oh, yo’ daddy’s rich, and yo’ mama’s good looking / So hush little baby, don’t you cry...»

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    En janvier 2010, Renette Désir a passé 24 heures sous les décombres de l’Université Quisqueya. Six ans plus tard, la chanteuse haïtienne est debout sur une scène érigée dans la cour de l’université, désormais reconstruite.
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Je ne sais pas quoi penser du texte dans le contexte haïtien. Mais je ne vois pas non plus pourquoi on ne pourrait pas le chanter dans le contexte haïtien. J’en suis à ces réflexions circulaires quand je vois le trompettiste ouvrir son étui près de l’arbre. Toujours à moitié caché, toutefois un peu déplié. Il reste dans l’ombre, mais ses doigts bougent au-dessus de sa trompette. Ses doigts bougent et la chanteuse improvise en brodant autour du titre de la chanson. Ça dure un moment, ou deux. Temps en suspension.

Et puis il se décide. Alexis (j’apprendrai son nom plus tard) émerge de l’ombre, fait quelques pas pour rejoindre la scène, reste d’abord en retrait de l’action, cherche sur ses pistons comment et quand rejoindre la danse. La chanteuse se retire du micro, le groupe continue d’assurer l’accompagnement, la place est libre: il plonge.

Lui aussi est un oisillon. L’envol est laborieux, mal assuré et assurément pas dans le ton. Mais il persiste, s’ajuste. On le sent lutter sous le regard des pros qui assurent derrière. On le sent lutter et c’est un spectacle beau à voir: il construit son truc à lui, lèvres pincées sur l’embouchure. Faire corps avec son instrument. Ça se place tranquillement, une ligne qui porte, un flot de notes plantées droit au cœur de la chanson. Parfois la lumière frappe le cuivre de la trompette. Un éclat dans la nuit. Kind of Blue.


Chaque soir, le même scénario se répète sous des couleurs différentes. Série de spectacles encadrés, puis d’improvisations rassemblant qui souhaite s'y joindre.

Et chaque soir, planqué dans l’ombre, le trompettiste du tap-tap. Timide, mais volontaire. Qui écoute d’abord, avant d’oser sortir son instrument. Qui a souvent du mal à s’inscrire dans la partition du moment. Mais qui souffle et souffle et souffle, jusqu’à trouver le ton de l’intervention.

Il y a dans la rythmique de son entêtement quelque chose qui rappelle les marteaux de Noailles.

Je l’écoute attentivement d’un soir à l’autre. Ni brillant ni mauvais. J’essaie de mesurer les efforts que lui demande sa volonté de jouer, plus grande que la gêne. La soif d’apprendre de ceux qui ont la chance de pratiquer le «métier», au pays comme ailleurs. On l’appelle Alexis, mais c’est au fond un anonyme: un prince des ténèbres à sa façon. De ceux qui colorent la nuit haïtienne furtivement.


Deux ans plus tard, de retour au même festival. C’est le bordel: la tenue prévue—puis l’annulation à la dernière minute—du deuxième tour de l’élection présidentielle provoquent de nombreuses manifestations. Pneus brulés, parebrises éclatés, slogans emmêlés. La ville est sous tension, les organisateurs s’arrachent les cheveux. Spectacles déplacés, artistes qui se désistent, public moins nombreux que prévu, les tuiles s’accumulent.

Mais c’est Port-au-Prince: on s’adapte, on improvise. Attitude jazz. Mandela a écrit que «la politique peut être renforcée par la musique, mais la musique a une puissance qui défie la politique». Alors aux troubles électoraux, on oppose du jazz. Au grabuge de la rue, un blues qui a connu les champs de coton. Et ensuite, on se replie dans un bar... où, bien sûr, il est là: Alexis, un peu moins maigre, un peu plus sûr de lui, et toujours accroché à sa trompette, pas trop loin de l’arbre.

Il surgit le premier soir, n’hésite pas à joindre le jam en cours. Même chose le lendemain. Je regarde ses joues gonflées, j’écoute son jeu. La trompette un peu plus haute, qui pointe vers les étoiles, parfois. Alexis, le musicien qui lance dans la nuit noire quelques notes bleues avec du cuivre autour.


Guillaume Bourgault-Côté est journaliste politique et chroniqueur jazz au Devoir. Outre les magazines et la radio, il aime pratiquer les bouts du monde, les hautes montagnes et le cyclisme sur route sans statistique.