La plus antillaise des villes anglaises
- Publié dans : Nouveau Projet 13
La plus antillaise des villes anglaises
Berceau du trip hop et du pochoiriste Banksy, Bristol est rattrapée par son passé esclavagiste. Pôle artistique majeur depuis la fin des années Thatcher, cette ville portuaire doit beaucoup à son importante communauté antillaise, en pleine réappropriation culturelle.
On arrive à Bristol par le rondpoint Saint James Barton, lieu de rencontre connu de tous comme le Bearpit. Y trône une étonnante sculpture en matériaux récupérés: un ours mosaïque en carreaux de bois noirs et blancs. Baptisée Ursa, l’œuvre a été commandée en 2012 par le Conseil des Arts à l’artiste Jamie Gillman. Selon le sculpteur, Ursa rappelle que «toutes les bonnes choses restent possibles, même là où peu de ressources existent».
Un symbole parlant pour cette ville anglaise de 450000 habitants devenue Capitale verte de -l’Europe en 2015. Dans un pays connu pour ses banques et ses usines désaffectées datant de la révolution industrielle, Bristol fait figure d’exception: entourée des comtés ruraux du Somerset et du Gloucestershire, elle peut compter sur plus de 400 parcs, des fermes urbaines, des jardins partagés et une monnaie locale encourageant les circuits courts et les producteurs indépendants.
Au nord du Bearpit, Saint Pauls est un quartier notoirement jamaïcain. Collage de petites maisons victoriennes et de grands ensembles, il s’est complètement transformé avec l’arrivée, dans les années 1950, d’une main-d’œuvre venue des anciennes colonies—des Antilles et de -l’Afrique de l’Est. Grâce à l’essor de sa scène musicale et artistique ces dernières décennies, Saint Pauls a pris de nouvelles couleurs. En témoignent les graffitis le long de Stokes Croft, Jamaica Street, Nelson Street ou Cheltenham Road, les nombreuses salles de concert, les bars artistiques et les petites galeries d’art. Aujourd’hui, entre les cantines caribéennes poussent les cafés véganes.
«Bristol a beaucoup à offrir aux jeunes musiciens», m’explique Lady Nade, de son vrai nom Nadine Gingell, dans son studio au cœur de Saint Pauls. Cette femme à la longue chevelure bouclée est l’une des chanteuses les plus actives des cafés concerts de la ville.
Sa musique, qu’elle qualifie de «folky et moderne», s’inspire à la fois de celle de Billie Holiday et d’Ella Fitzgerald, de Leonard Cohen et d’Antony and the Johnsons. Lady Nade, qui était l’été dernier à l’affiche au womad, le plus grand festival de la région après Glastonbury, œuvre également comme formatrice auprès des jeunes issus de quartiers défavorisés qui rêvent de faire carrière en musique. «Aujourd’hui, le rap appartient à tout le monde, aussi bien à nous autres, qui avons un héritage antillais ou américain, qu’aux jeunes Anglais et Irlandais.» Pour peu qu’on puisse briser les barrières entre genres et origines socio-géographiques.
«La ville est passée par une phase de réappropriation culturelle», raconte pour sa part l’historien et poète Edson Burton, qui vit à Bristol depuis des années. «Incarnant l’esprit rebelle de la ville, le punk, le reggae et le hip-hop ont joué un rôle immense dans la lutte contre le racisme. La seconde génération d’ascendance antillaise et africaine n’envisage pas une seconde de retourner en Jamaïque ou au Nigéria, comme leurs parents ont pu le faire: ils sont Britanniques. Même si les différences de traitements sont encore flagrantes.»
Un métissage porteur de renouveau artistique
1991. Le mandat de Margaret Thatcher prend fin et la guerre du Golfe commence. Massive Attack, un groupe formé par trois jeunes, rois des hangars abandonnés et des soirées improvisées, place Bristol sur la carte. Album au son inédit, Blue Lines est un alliage de soul, de reggae et de hip-hop. Une révolution faite de samples et de punchlines superbement rappés par 3D, un Anglo-Italien également artiste de rue et illustrateur de pochettes, et son acolyte Tricky, d’origine jamaïcaine. Le chanteur invité Horace Andy y ajoute aussi un son bien à lui.
Très vite, les fondateurs de Massive Attack (Robert Del Naja—alias 3D—, l’Anglo-Dominicain Andrew Vowles—Mushroom—et le Barbadien Grant Marshall—Daddy G) sont invités à l’émission culte Top of the Pops, font la couverture des magazines musicaux et sont conviés aux mêmes soirées que Madonna et George Michael. En 1998, le succès fracassant de l’album Mezzanine ouvre les portes à toute une nouvelle scène qui attire à Bristol des artistes du monde entier.
Avec Massive Attack, Tricky, Portishead ou Roni Size, la capitale du trip hop a révèlé sa culture singulière, mélange précurseur de hip-hop, de soul et d’influences punk, enrichi par l’esthétique des pochettes et des vidéoclips.
Avec Massive Attack, Tricky, Portishead ou Roni Size, la capitale du trip hop révèle sa culture singulière, mélange précurseur de hip-hop, de soul et d’influences punk enrichi par l’esthétique des pochettes et des vidéoclips.
Gérer l'héritage de l'esclavage
Vingt ans plus tard, la ville regorge d’institutions culturelles, témoins de son effervescence artistique: le Musée de Bristol, qui a reçu l’exposition-surprise «Banksy versus Bristol Museum», en 2009; les galeries Arnolfini et Spike Island; le cinéma Watershed; les studios d’animation Aardman. Résolument portée par ce renouveau, Bristol reste tout de même hantée par les fantômes de son passé, et ses artistes sont là pour le lui rappeler.
Le musée M Shed, immense entrepôt du port fluvial transformé en espace d’exposition sur plusieurs niveaux, conserve la mémoire de cette trajectoire tourmentée. Et si le pont suspendu de Clifton demeure l’image «carte postale» de la ville, le pont de Pero, petite structure inaugurée au tournant des années 2000 en l’honneur d’un esclave libéré, rend aussi hommage à cette partie importante de l’histoire britannique.
Car à 200 km de Londres, Bristol, devenue la passerelle entre l’Angleterre et -’Amérique, est longtemps restée une étape clé du parcours des esclaves transportés de l’Afrique aux Caraïbes via -’Europe. À ce titre, elle était l’une des villes les plus riches du pays au 18e siècle. Son chemin de fer la reliant très rapidement à la capitale en a fait un passage obligé vers les Antilles. Un siècle plus tard, s’inscrivant dans une tradition de rébellion et de militantisme, de nomb-reuses voix s’y sont élevées. Grâce aux journaux et à la communauté quaker, qui ont appelé au changement législatif, le commerce des esclaves a été aboli en 1807.
Depuis, la communauté antillaise de Bristol n’a cessé de grandir. Elle a été renforcée par les soldats noirs revenus du front après les deux guerres mondiales, puis par la main-d’œuvre appelée en renfort des colonies pour reconstruire la ville, lourdement bombardée par les nazis.
L'auditorium de la controverse
Un visage noir déformé par une balle, surmonté d’un arc-en-ciel gris. Créée par 3D Del Naja, la pochette du cinquième album de Massive Attack, Heligoland—nommé d’après cet archipel de la mer du Nord que les Britanniques ont échangé aux Allemands contre celui de Zanzibar, au temps fort de la colonisation—fait partie d’une série de toiles qui illustrent les rapports du Royaume-Uni avec son passé esclavagiste. Un autre tableau de cette série représente un avion rempli d’hommes africains prêt à décoller, tels les bateaux négriers stationnant dans le port de Bristol il y a deux siècles. L’artiste, visionnaire, participe régulièrement aux expositions de son ami Banksy. Et ce dernier dit souvent que c’est Del Naja qui l’a inspiré.
L’engagement de ce dernier pour les droits des minorités, contre la guerre d’Irak en 2003 et pour les réfugiés palestiniens ou syriens est constitutif de sa démarche artistique. Mais depuis quelques années, il préfère laisser la jeune génération prendre publiquement sa place dans le débat -politique ou social. Très discret au sujet de ses mobilisations directes comme de ses créations en cours, il souhaite désormais s’exprimer uniquement à travers ses toiles et sa musique.
Parmi les combats que Del Naja a menés sans éclats mais sans compromis figure celui de faire changer le nom du principal auditorium de la ville, le Colston Hall, où il a d’ailleurs toujours refusé de se produire.
Si le pays de l’Oncle Sam est celui qui a amorcé la lutte pour les droits civiques, en Grande-Bretagne, c’est Bristol qui fait figure de pionnière.
Cette salle, qui a accueilli les plus grands noms de la musique, de Bob Marley à David Bowie, en passant par Lou Reed et Nina Simone, et la rue où elle se trouve ont été nommées en souvenir du «philanthrope» Edward Colston—un marchand d’esclaves du 17e siècle. Une offense difficile à avaler pour Bristol, soulignait dans le Guardian l’historien d’origine nigériane David Olusoga en février 2017: «Le Colston Hall de Bristol est un affront à cette ville multiculturelle», écrivait-il, saluant aussi le refus de Massive Attack de s’y produire.
- Photo: Derek Harper
La danseuse et militante Cleo Lake est du même avis. Élue sous les couleurs du Parti vert, la femme aux racines jamaïcaine et écossaise constate qu’une certaine diversité s’installe en politique, comme l’indique l’élection à la mairie de Marvin Rees, lui aussi Jamaïcain d’origine. Mais l’embourgeoisement, les mesures d’austérité du gouvernement britannique de Theresa May et la recrudescence de la haine raciale depuis un an menacent la cohésion sociale, à Bristol comme dans d’autres villes du pays. «Ce que j’aimerais vraiment, à présent, ça serait que les jeunes Anglais des quartiers pauvres, comme Hartcliffe et Knowle West, nous soutiennent dans l’idée qu’aucune salle de spectacle ne devrait porter le nom d’un marchand d’esclaves. On aurait alors vraiment réussi quelque chose», explique-t-elle.
Réécrire un contrat social pour tous
En mai dernier, la direction de l’auditorium a finalement cédé: le Colston Hall changera de nom d’ici 2020. Un choix qui a emporté l’adhésion im-médiate d’associations comme Countering Colston, mais qui fait polémique au sein de la population anglo-britannique. «Va-t-il falloir supprimer tous les noms d’escla-vagistes?», se sont demandé certains. Qu’en sera-t-il de Londres, de Liverpool ou d’autres villes du pays?
Durant le mois de l’histoire des Noirs, en octobre 2017, les discussions se sont multipliées pour expliquer l’importance du geste. Évident et incontestable pour certains, il dérange néanmoins de chaque côté de -l’Atlantique, comme l’ont montré les violentes manifestations entourant le déboulonnage de la statue du général Lee à Charlottesville aux États-Unis.
- Photo: Paul Townsend
Or, si le pays de l’Oncle Sam est celui qui a amorcé la lutte pour les droits civiques, en Grande-Bretagne, c’est Bristol qui fait figure de pionnière. En 1963, dans le sillage de la militante afro-américaine Rosa Parks, le Bus Boycott de l’Anglo-Jamaïcain Paul Stephenson a ouvert une brèche en ralliant des milliers d’habitants de toutes origines. Son combat contre la société de transport qui refusait d’employer des chauffeurs noirs est immortalisé par une plaque dans la gare routière de Bristol juste en face du Bearpit, où se dresse fièrement cet ours qui symbolise toutes les bonnes choses possibles même dans les lieux où peu de ressources existent.
Mélissa Chemam est journaliste depuis 2004 et auteure d’un livre sur Bristol: En dehors de la zone de confort—de Massive Attack à Banksy (éditions Anne Carrière, 2016).