Le jour qui changea à jamais la Catalogne

Gabriel Anctil
 credit: Photo: Jordi Payà
Photo: Jordi Payà
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Le jour qui changea à jamais la Catalogne

Le vent indépendantiste souffle de plus en plus fort sur la Catalogne, qui multiplie les rendez-vous avec l’Histoire. Notre collaborateur a tâté le pouls de la vibrante Barcelone, à la rencontre de son destin et de celui de la région.

Ça faisait des années que j’envisageais vaguement de visiter Barcelone. De parcourir ses rues, d’admirer son architecture et de vivre ses nuits. Mais l’intensité de mon quotidien ne me l’avait pas permis, jusqu’à récemment. C’était avant qu’une tempête imprévue s’abatte sur ma vie personnelle et que le besoin d’un voyage s’impose furieusement. Il me fallait sortir de mon monde et me changer les idées. C’était une question de survie.

Je trouvai rapidement un centre d’artistes à Barcelone, Jiwar, qui reçut ma demande de résidence d’écrivain, puis sélectionnai mes dates de séjour avec, en tête, deux critères non négociables: je devais assister à un match du Barça, la meilleure équipe de foot au monde, ainsi que vivre la campagne électorale catalane. Celle-ci portait spécifiquement sur l’indépendance de la région. Le vote avait été fixé au 27 septembre 2015.

J’avais passé l’été à écrire de façon frénétique mon troisième roman et étais justement rendu au point où le personnage principal, qui me ressemblait étrangement, quittait Montréal pour un ressourcement à Barcelone.

Ce séjour allait donc aussi être littéraire.


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Je débarquai à Barcelone une semaine avant l’élection. Sept jours durant lesquels je parcourus la ville, de long en large, et pris l’habitude de souper à vingt-deux heures et de me coucher à l’aurore.

Mais surtout, ce fut une semaine pendant laquelle je pris le pouls d’une ville en pleine effervescence électorale. L’estelada, le drapeau indépendantiste catalan orné d’une étoile, flottait partout aux balcons. Les rassemblements partisans, particulièrement indépendantistes, se multipliaient aux quatre coins de la ville. De petits kiosques étaient également érigés dans les lieux publics où les militants tentaient de convaincre les indécis.

La politique avait envahi chaque parcelle de la ville, ce qui me donnait l’impression de vivre un tournant historique. C’était grisant d’être le témoin d’un tel débat d’idées, de voir un peuple se lever et vouloir prendre le contrôle de son avenir.

Au match du Barça auquel j’ai assisté au Camp Nou— un stade qui, avec sa jauge de 100 000 places, est le plus grand d’Europe—, la foule scanda de bruyants «Independencia!» à deux moments précis, soit à exactement 17 min 14 s de chaque mi-temps. Ces nombres rappellent la chute du siège de Barcelone et la défaite de la Catalogne, alors pays souverain, le 11 septembre 1714, aux mains des troupes espagnoles de Philippe v, qui allait abolir les institutions publiques catalanes et proscrire l’utilisation de la langue catalane dans la fonction publique. Date symbolique par excellence de l’asservissement du territoire au joug espagnol. La fête nationale est d’ailleurs célébrée le 11 septembre depuis 1980.

Curieusement, j’eus de la difficulté à entrer en relation avec des Catalans et à comprendre en profondeur ce qu’ils pensaient de ce vote, qui allait à jamais transformer leurs vies et leur pays

  •  credit: Photo: Melanie Lazarow
    Jiwar, centre d’artistes
    Photo: Melanie Lazarow

Cette situation changea deux jours avant l’élection, lors du plus grand rassemblement indépendantiste de la campagne, alors que je rencontrai Meritxell, une belle et brillante partisane de la cause, avec qui je passai plusieurs jours, et qui m’invita à vivre le jour j en sa compagnie.

Meritxell habitait Sant Antoni, un des quartiers les plus branchés de Barcelone, mais elle devait aller voter dans sa ville d’origine, Reus, qui est située à une centaine de kilomètres au sud de la capitale.

Nous prîmes donc le train tôt, le 27 au matin. C’était un dimanche. Les gens dormaient encore, mais les rues de la ville semblaient en proie à une sourde tension.

Meritxell n’était pas une enragée ni une militante de longue date. Son intérêt pour la politique, et plus particulièrement pour l’idée d’une Catalogne libre, avait grandi en quelques années, à l’image de la majorité de ses concitoyens.

Ses parents et ses grands-parents avaient toujours appuyé l’indépendance, mais faisaient partie d’une minorité. Car contrairement au Québec, le mouvement indépendantiste ne s’est pas construit en plusieurs décennies. Ses appuis ont subitement explosé en quelques années, passant de 20% en 2008 à plus ou moins 50% aujourd’hui. Cette soudaine fièvre indépendantiste s’explique par quelques évènements, dont le principal fut l’annulation par le Tribunal constitutionnel espagnol, en 2010, du statut d’autonomie de la Catalogne, qui lui avait pourtant été alloué quatre ans plus tôt. L’interdiction pour le gouvernement catalan de consulter par référendum son peuple sur son avenir politique (décidée par ce même tribunal, en 2014) a également attisé les tensions entre les deux capitales.

La situation économique du pays a aussi contribué à galvaniser le mouvement indépendantiste. C’est que la Catalogne est la région la plus riche d’Espagne. Ses 7,5 millions d’habitants représentent environ 15% de la population espagnole, mais contribuent pour 20% à son pib et pour le quart des exportations du pays. Barcelone envoie 15 milliards d’euros de plus à Madrid qu’elle n’en reçoit, selon le gouvernement catalan. Rien pour calmer le sentiment d’injustice qui habite près de la moitié de la population.


Notre train avait quitté le cœur de Barcelone depuis une heure et traversait le pays sans se presser.

Meritxell dormait, abandonnée contre mon épaule.

Elle respirait lentement. Belle, le teint basané, les traits racés. À 30 ans, elle avait assisté au premier rallye politique de sa vie. Là où nous nous étions rencontrés il y a deux jours.

Le ciel était nuageux. Le paysage, gris. Une légère pluie écrasait ses gouttes contre ma fenêtre. Je cognais des clous, mais fis un effort pour garder les yeux ouverts et vivre éveillé ce moment, ce voyage, cette journée.

D’un côté s’étalait la mer dans toute son immensité, de l’autre, de nombreuses industries qui semblaient prouver la puissance économique de la région. En arrière de celles-ci, des villages, des villes et des montagnes à perte de vue.

Je lisais les noms des municipalités qui défilaient: Castelldefels, Sitges, Calafell, Creixell, Torredembarra... en me disant que tout ce que contenait ce territoire allait peut-être changer de propriétaire dès ce soir; que la Catalogne qui dormait encore en ce dimanche matin allait peut-être décider de se donner un pays.

Parmi les voyageurs éparpillés et silencieux qui lisaient leur journal ou fixaient leur tablette, quatre vieillards discutaient politique. Je reconnus les mots Catalunya, Espanya, Independencia, Franco et país. Ils paraissaient d’accord sur la plupart des points. Semblaient pour la venue du pays.

Défilant à toute vitesse par la fenêtre, le paysage me fit penser à la douleur qui avait étreint tant de Québécois à la suite des deux référendums. À cet espoir, surtout en 1995, qui avait fait battre des millions de cœurs, pour s’évanouir aujourd’hui presque complètement, alors que le pays nouveau avait pourtant été à portée de main. Vingt ans plus tard, la situation n’a pas beaucoup évolué au Québec.

En revanche, la Catalogne semblait avoir gardé la naïveté des débuts et ressemblait au Québec énergique et idéaliste qui avait élu le Parti québécois en 1976. Un vote pour le statuquo ce soir pourrait faire tomber les Catalans dans le même cercle vicieux qui avait épuisé le Québec, après une quarantaine d’années de lutte entre souverainistes et fédéralistes.

J’avais peur pour eux. Comme un illuminé qui met tout le monde en garde contre les dangers d’espérer. Les derniers sondages donnaient les partis indépendantistes gagnants avec une légère avance: 52%–53%, exactement les mêmes chiffres qu’à la veille du référendum de 1995. Mais cette bataille n’était pas la mienne, et le Québec n’était pas la Catalogne. Ne restait que Meritxell qui, peu importe ce qui arriverait, serait à jamais magnifique.


Reus était une ville d’une beauté un peu morne et, à part le fait que Gaudí y était né, elle n’avait rien d’extraordinaire. Situé dans la province de Tarragone, ce pôle de l’économie catalane était reconnu comme très nationaliste, ses habitants votant en masse pour la séparation depuis quelques années.

Le soleil avait subitement percé les nuages et il faisait beau et chaud. Meritxell s’était réveillée quelques minutes avant l’arrivée et débordait d’énergie. Elle me saisit la main et me mena jusqu’à une petite école située à quelques minutes de la gare, cellelà même qu’elle avait fréquentée pendant tout son cours primaire. Un vieux bâtiment à l’allure distinguée, orné de bustes et d’animaux gravés dans la pierre. Dans la cour, des enfants jouaient au foot et se promenaient en trottinette.

D’après ce que laissait présager l’affluence record du vote par anticipation, il y avait foule à l’intérieur. Comme ce n’était pas un référendum, mais bien une élection régionale, plusieurs options politiques se présentaient aux électeurs:

La plus grande force politique de la Catalogne était la coalition indépendantiste Junts pel Sí (ensemble pour le oui) du président catalan Artur Mas. Elle regroupait la Convergence démocratique de Catalogne, un parti politique au pouvoir depuis 2010, passé d’autonomiste à indépendantiste deux ans plus tard, ainsi que le parti indépendantiste historique, soit la Gauche républicaine de Catalogne, qui existe depuis 1931. Junts pel Sí s’était engagée, en cas de l’élection d’une majorité de députés indépendantistes, à enclencher le processus menant à l’indépendance de la Catalogne.

  •  credit: Photo: Joan Campderrós-i-Canas
    Photo: Joan Campderrós-i-Canas

La Candidature d’unité populaire, un parti d’extrême gauche, était aussi favorable à l’indépendance, mais avait refusé de joindre la coalition.

Une autre coalition, Catalunya Sí que es Pot (Catalogne, oui c’est possible), rassemblant des partis de « gauche radicale» et écologistes, ne prenait pas clairement position, quant à elle, sur la question nationale. Une option neutre en quelque sorte. Ni oui, ni non.

Tous les autres partis prônaient le maintien de la région à l’intérieur de l’Espagne.

Les habitants de Reus votaient dans une classe aux murs décorés de dessins d’enfants. Ils étaient souriants et enthousiastes et, contrairement au protocole québécois ou canadien, avaient l’option de montrer leur bulletin de vote à l’effigie du parti choisi.

C’est ce que la plupart des électeurs faisaient, exhibant le plus souvent le bulletin de vote de Junts pel Sí, avant de le déposer dans la boite de scrutin, sous les applaudissements et les cris d’encouragement.

Après une longue attente, ce fut enfin au tour de Meritxell de s’exécuter. Elle présenta sa carte d’identité, s’empara d’un bulletin Junts pel Sí, qu’elle me montra fièrement, puis alla le déposer dans l’urne en sautillant.

Elle revint vers moi, me sauta dans les bras et me chuchota ces mots à l’oreille : «J’ai voté pour le pays. Pour venger mes grands-parents à qui Franco a interdit de parler catalan, a interdit d’être ce qu’ils étaient.»

Deux larmes coulèrent le long de ses joues, mais elle souriait et son visage était empli de lumière.


Après avoir mangé une délicieuse paëlla et nous être longuement promenés nu-pieds sur le bord de la mer, il était temps de reprendre le train et de gagner Barcelone à temps pour y suivre les résultats de l’élection.

Nous rejoignîmes le rassemblement indépendantiste, qui s’était donné rendez-vous devant le centre culturel El Born, un superbe édifice de fer et de verre datant du 19e siècle, situé dans la vieille ville de Barcelone.

Des centaines de personnes y étaient présentes et des gens affluaient de partout. La foule, relativement silencieuse, attendait, nerveuse, les résultats du vote.

Je décelais des drapeaux québécois, bretons, basques, corses, écossais et même galiciens dans la mer de drapeaux catalans. Des indépendantistes de partout étaient venus appuyer la cause catalane.

Meritxell parlait peu et écoutait avec attention les commentateurs qui analysaient la situation sur l’écran géant. De mon côté, n’y comprenant rien, j’observais plutôt les gens alentour, m’efforçant de saisir l’ambiance générale.

J’avais un an en 1980, seize en 1995. Je n’avais pu voter à aucun des référendums et avais été trop jeune pour pleinement vivre le moment. Je me reprenais donc ici, sur un autre continent. C’était beau et émouvant. Comme le Printemps érable. Mais en catalan.


Les résultats sortirent et rapidement il devint clair que la coalition Junts pel Sí et la CUP allaient remporter la majorité des sièges et former le prochain gouvernement. Ainsi, la marche vers le pays était entamée. Artur Mas avait gagné son pari.

La foule était heureuse, mais pas complètement, car une tache noire l’empêchait de jubiler: les partis indépendantistes n’étaient pas parvenus à rallier la majorité des votes. Au final, l’option indépendantiste avait recueilli 47,8%, l’option pro-Espagne: 40,9%, et la troisième option, neutre : 8,9%. Les partis marginaux s’étaient partagé les quelques grenailles restantes.

Meritxell ne savait sur quel pied danser. À mon humble avis de Québécois qui avait passé sa vie à observer deux gouvernements s’affronter, j’avais la conviction que le mouvement indépendantiste avait gagné la première manche. Mais la bataille allait être plus ardue que prévu.

  •  credit: Photo: Stasiu Tomczak
    Rassemblement dans les rues de Barcelone
    Photo: Stasiu Tomczak

J’ai toujours cru qu’en politique, il n’y avait que des victoires et des défaites. Pas d’entredeux. J’avais appris du référendum de 1995, alors que les souverainistes parlaient de demi-victoire, convaincus qu’il y aurait une suite. Mais de suite, il n’y en eut jamais. Peu importent les chiffres et les circonstances, une défaite restait une défaite.

En revanche, cette élection avait été clairement remportée par Mas et ses alliés. Ils pouvaient bâtir sur ce résultat pour continuer leur combat. Dans un référendum clair, le oui l’aurait très probablement emporté par un résultat clair, pour reprendre la célèbre formule de Stéphane Dion.

Mais ce soir-là, un certain sentiment de déception habitait Meritxell et la majorité des indépendantistes à qui je parlais. C’était plus fort qu’eux. Leurs attentes avaient été trop grandes.

Il y aurait probablement un autre vote. Peut-être dans 18 mois. Vote que Madrid tenterait d’empêcher. Cette attitude du gouvernement central aiderait sans doute grandement Mas et sa coalition. Madrid risquait de constamment rappeler aux Catalans qu’ils n’étaient pas maitres chez eux et qu’ils ne dictaient pas les règles du jeu.


Lorsque les résultats presque définitifs furent connus et les discours enflammés des élus, terminés, Meritxell eut envie de partir. Les émotions de la journée l’avaient épuisée.

Elle m’invita à dormir chez elle. Habitait à quelques minutes à pied. Je la remerciai d’avoir pu vivre cette journée en sa compagnie. Elle me sourit et nous marchâmes jusqu’à son appartement. En levant les yeux vers le ciel, j’aperçus la lune: l’éclipse l’avait peinte rouge sang. Puis je me demandai laquelle de la réalité ou de la fiction comportait le plus grand potentiel de beauté.

Je me retournai vers le visage pensif de Meritxell et compris qu’aucun récit n’égalerait jamais en splendeur les surprises de la vie.


Né à Montréal en 1979, Gabriel Anctil est scénariste et écrivain. Ses deux premiers romans, Sur la 132 (Héliotrope) et La tempête (XYZ), ont été salués par la critique et le public. Il est également l’auteur de la série de livres pour enfants Léo (Dominique et compagnie). Enfin, il a été l’un des principaux artisans de la série radiophonique Sur les traces de Kerouac (Radio-Canada).