Cinq instantanés

Illustration: Michel Rabagliati
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Autoportraits

Cinq instantanés

Nous avons demandé à cinq personnalités culturelles majeures du Québec de se révéler un peu à nous par le biais d’un instantané, littéraire ou artistique.


Moi, à Montréal, le 19 novembre 2015

Marc Séguin

  • Œuvre: Marc Séguin

Marc Séguin est exposé dans plusieurs institutions reconnues à travers le monde, notamment au Musée d’art contemporain de Montréal et au Musée national des beaux-arts du Québec. Il a tenu plus de 20 expositions personnelles, et participé à autant d’expositions collectives et de foires internationales. Également écrivain, il a publié trois romans, tous accueillis favorablement par la critique. Aujourd’hui, Marc Séguin vit et travaille entre Montréal et New York.



Moi, devant ma robe marbrée de sel

Sylvie Drapeau


Je ne sais pas danser la salsa. Je l’ai dit tout de suite à cet étranger lorsqu’il m’a invitée sur la piste bondée. Il a répondu quelque chose de hautain, de sarcastique, pour que je sois bien au fait : il serait le patron. Maladroite et frustrée, je suis entrée dans la danse un peu à contrecœur. «Montre-moi», je lui ai dit. Il l’a fait de mauvaise grâce, il aurait préféré une professionnelle. J’ai bien senti, instinctivement, que je n’avais pas à connaitre les pas, qu’il fallait juste que je le comprenne, lui, que j’apprivoise ce corps-là, pour en saisir la mécanique intérieure.

J’ai piaffé. J’ai trébuché, pas docile non plus, je voulais gouter au bonheur le plus vite possible. Il s’est révélé magnifique, souple et fort à la fois. Sa peau brillait de mille feux en cette nuit de canicule. Il ne se moquait déjà plus de moi, et il n’avait plus rien à dire du tout. Au cœur du mouvement qui nous habitait, la rencontre était fulgurante.

Lorsque la salle de danse s’est illuminée, que la musique s’est interrompue, au bout de cette nuit torride, que nous n’avions pas d’autre choix que d’arrêter de bouger, il m’a demandé s’il pouvait venir chez moi. Bien sûr, ça s’imposait. Mais là, sous cette lumière de néon cruelle, je devais répondre et j’ai dit, non, je ne te connais pas assez. Il était très en colère. Moi aussi, car comment faire confiance, lorsqu’on est une femme? On ne sait jamais, dans un lit, la nuit, comment on sera traitée. Je l’ai quitté comme Cendrillon. Nous nous sommes séparés, chacun dans notre frustration. Nous avons brisé la force d’attraction, ce fil d’énergie pure qui nous unissait; nous sommes redevenus planètes seules.

Ce matin, je découvre ma robe verte toute marbrée de sel, lancée hier sur ma chaise, encore trempée. La voilà séchée telle une œuvre d’art. Mon sel et celui de l’étranger, désormais inséparables. Je la regarde un bon moment, elle, mon miroir passionné, puis me résous f inalement à la déposer dans la machine à laver, à appuyer sur le bouton et, ainsi, à faire disparaitre cette nuit où j’ai dansé avec un inconnu.


Sylvie Drapeau est comédienne au théâtre et à la télévision depuis 30 ans. Elle a gouté à Shakespeare, Tremblay (Jennifer, Larry et Michel), Beckett, Sophocle, Goldoni, Cocteau, Schiller, Falardeau, entre autres poètes. Écrivaine depuis quelques années, son premier roman, Le fleuve, est publié chez Leméac.


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Moi, changeant mes cordes

Michel Rabagliati

  • Œuvre: Michel Rabagliati

Michel Rabagliati est né en 1961 à Montréal. Avec la série des Paul, traduite en six langues, il est devenu une figure incontournable de la bande dessinée québécoise. En 2007, il s’est vu décerner une mention spéciale pour l’ensemble de son œuvre par le comité du Prix des libraires du Québec. Il a aussi été le premier Canadien à remporter un prix au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, avec Paul à Québec, en 2010.



Moi, en mai 2006, à Cimo Shakaigan

Serge Bouchard


Cette vieille indienne au visage ridé pleure dans mes bras tandis qu’un chien me renifle les pieds. Je viens de fermer mon micro, la conférence est terminée. Le DJ s’active, la voix de Willie Nelson s’élève dans l’énorme chapiteau blanc dressé au centre du village, où la communauté algonquine de Cimo Shakaigan s’est rassemblée une journée entière pour renouer avec son histoire. Dans les premières rangées, on a mis des banquettes d’auto mobiles en cuirette bleue pour assoir les vieux et les vieilles, comme dans une loge, sous les bons soins des plus jeunes qui se sont assurés qu’ils ne manquent de rien. À ma gauche, la cabine de l’interprète qui a traduit mon propos en algonquin, sept heures durant. Au fond de la tente, de longues tables, des marmites, des feux où cuisent les outardes, le doré, l’orignal, le lièvre, la perdrix. Devant moi, clouées à leurs chaises en plastique, au moins 400 personnes, secouées, comme après un séisme. Elles m’ont écouté religieusement tracer le portrait de la grande Algonquinie, raconter la tragédie coloniale des Anishinaabe, leur tragédie. Du thé, des cigarettes, des émois, des étonnements, des recueillements, des rires d’enfants courant partout, des chiens libres. J’ai terminé. Lentement, les gens se lèvent, se mettent en file. Une à une, les petites vieilles, plissées comme des roches précambriennes, me prennent dans leurs bras, elles pleurent, elles me serrent très fort. Je suis épuisé, tremblant d’émotion. Je me souviens, Willie Nelson chantait avec sa voix fêlée «You were always on my mind... you were always on my mind»


Anthropologue, écrivain, homme de radio, Serge Bouchard communique sur toutes les tribunes sa passion pour l’histoire des Amérindiens et des Métis, pour la nordicité, pour l’Amérique francophone. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont C’était au temps des mammouths laineux. Animateur d’émissions phares sur les ondes de Radio-Canada, notamment De remarquables oubliés, il coanime à présent C’est fou..., une plateforme d’échanges et de réflexions. En 2015, il a reçu le prix Gérard-Morisset pour son apport au patrimoine québécois.



Moi, un matin de juin 2015, dans l’ile de Key West

Marie-Claire Blais


L’été dans l’ile de Key West est d’une inexprimable douceur, même si l’on peut sentir sous les multiples floraisons, la griserie de l’air, le débordement des chants d’oiseaux, que peut toujours gronder une tempête, le début d’un ouragan tropical annonçant le désastre, la vie est partout triomphante. L’air que parfument les fleurs du jasmin, des bougainvilliers, est si léger qu’il enivre, mais pour qui a choisi de vivre entouré d’animaux, croyant plus que tout en leur irrésistible présence sur cette terre, car à travers nos violences ne sont-ils pas l’incarnation de la joie, l’innocence, la paix, même si nous menaçons chaque jour leurs fragiles existences, pour celui ou celle qui les accueille, juin est un mois qui éclate pour eux de bonheur, et dès l’aube l’excitation de vivre de ces petits animaux, chats, oiseaux, lézards, s’exprime dans toute sa force et sa fulgurance. Le mince écran qui offre le selfie est peut-être l’objet moderne le plus consulté, le plus souvent convoité pour notre besoin de durer, de ne rien effacer de nos visages, de la spontanéité de nos sourires, sur des visages solitaires, ou multipliés, un couple heureux s’y prête comme pour arrêter le temps sur un moment extatique, les sourires confiants de plusieurs visages réunis soulignent la fête de l’amitié, laissant ainsi une empreinte d’un passage glorieux même s’il est éphémère. Les écrivains, dans un passé qui est encore très proche et qui n’ont pas connu ces reflets complaisants du selfie, ni son complice déroulement de portraits et d’images, ont souvent porté en eux un miroir intérieur dans lequel se reflétaient leurs moindres gestes que ce miroir jugeait souvent sans pitié, dans une rigueur et une sévérité qui étaient celles des écrivains se jugeant eux-mêmes. Ce miroir intérieur était leur conscience, ou un état de leur conscience comportant souvent beaucoup de malaise, un jugement enfin de sa propre imperfection, pourtant ce miroir était souvent aussi le juge de la personne physique, de la personne morale et cet autoportrait était sans aucune indulgence, pour celui ou celle qui se voyait ainsi reflété, à travers les bouleversements de la création littéraire ou artistique. On peut penser au peintre Van Gogh se peignant avec dureté, sans aucun égard pour la grâce des traits de son visage, on peut aussi imaginer Kafka écrivant La Métamorphose, se représentant lui-même sous la peau d’un grotesque animal ou insecte, on peut imaginer aussi Virginia Woolf se prenant de haine pour une robe qu’elle portait et qui lui déplaisait, jugeant peutêtre ainsi en elle-même quelque reflet d’une vanité qui lui rappelait son attachement à un monde qu’elle allait quitter, donc source de douleur, ce visage aperçu dans le miroir, de même que le beau vêtement qui la rattache encore trop à la vie. En cette aube de juin 2015, quand les chats se tenaient alignés dans la cuisine revendiquant dans leur langage qu’ils étaient oubliés quand ils avaient faim, en même temps pépiaient sur le toit de la maison les colombes, les tourterelles qui partagent les repas des chats sur la véranda, et sur cette véranda s’animaient toute une colonie de lézards, lesquels sont si fins et rapides qu’on risque parfois de ne pas les voir en marchant, les escargots de la nuit pluvieuse s’attardant encore autour d’eux, avant de se retirer entre les fentes des murs de bois, pour la journée, oh que le monde était beau et vivant, avec eux tous, roucoulant, miaulant, mais plutôt que d’éprouver de la gratitude devant tant de vitalité animale, il me semble que le selfie ce matin-là n’eût recueilli qu’un visage maussade, quand justement le selfie rejette cette sorte de visage qui ne lui est pas compatible, tant cet autoportrait dont nous nous servons sans cesse n’attire vers lui que des sourires reconnaissants, en quelque sorte ce meilleur de nous-mêmes que nous lui confions en toute spontanéité. Plutôt que de lui montrer un visage que le réveil matinal a surpris et dérangé, dans la joyeuse fureur animale, il eût fallu que le selfie ce matin-là fût un sourire de joie, heureux, ce sourire de se joindre à cette rare fête de l’été quand à l’aube, tous les animaux nous parlent de leurs voix qui s’exaltent et nous transportent de leurs chants. 


Marie-Claire Blais a reçu de nombreuses distinctions, dont plusieurs Prix du Gouverneur général, des titres de chevalier des Arts et des Lettres de France, de chevalier de l’Ordre national du Mérite de France et d’officière de l’Ordre national du Québec.

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