Biorégion ou barbarie
Et si le projet biorégional pouvait nous aider à traverser l’effondrement? Dans cet extrait de l’essai «Faire que!», récemment paru chez Lux Éditeur, l’auteur et philosophe Alain Deneault appelle à un certain retour à la terre.
Pennsylvanie, 13 juillet 2024. Donald Trump, le poing levé et l’oreille en sang, se relève d’un bond après avoir échappé à une tentative d’assassinat. Accompagné de photos de presse archi marquantes, cet évènement a bouleversé les esprits et la campagne du moins momentanément, ainsi que le raconte Catherine Mavrikakis, dans cet extrait de Sur les routes, paru aux éditions Héliotrope.
Le serveur vient nous voir en catimini. Dans ce restaurant de Memphis au Tennessee qui se veut un peu chic et qui semble n’accueillir que des clients blancs, Lee a quelque chose à nous dire, mais il préfère parler tout bas. Je comprends vite que l’homme avec lequel nous avons bavardé plus tôt et qui a pris notre commande ne vient pas s’enquérir de notre préférence pour une marque de bière ou nous annoncer qu’on manque de frites en cuisine. Lee paraît agité. «Apparemment, tient-il à chuchoter, quelqu’un aurait essayé d’assassiner Donald Trump en Pennsylvanie durant un rassemblement politique. On l’a raté. De peu…» Lee nous a glissé ces quelques phrases rapidement. Sans attendre notre réaction, il est déjà passé à la table à notre droite, qui réunit huit personnes pour un anniversaire quelconque et surtout bruyant. Les gens commandent des cocktails colorés. L’atmosphère est à la fête. On porte des chapeaux à paillettes et des t-shirts au nom de la jubilaire. J’observe la scène et note que Lee ne dit rien de la nouvelle qui le préoccupe à nos voisins. Il est des moments où l’on ne parle pas de politique et surtout certaines personnes ne font pas de bons confidents, ni même des interlocuteurs convenables.
Lee avait simplement besoin de dire à quelqu’un ce qui le préoccupait, et il faut croire qu’il nous a choisis, nous qui venons d’ailleurs, pour partager ses émotions, peut-être contradictoires, peut-être inavouables. Avec nous, il ne risque rien. Il n’a pas à décider s’il doit s’indigner comme pour un attentat politique ou vouloir, comme il l’a peut-être déjà fait, la mort de Trump. Nous sommes des gens de Montréal… du Nord, de très loin, et nous lui avons paru être des «libéraux». Il suffit d’observer un peu nos vêtements, pourtant peu remarquables, pour comprendre comment nous votons.
Il est des moments où l’on ne parle pas de politique et surtout certaines personnes ne font pas de bons confidents, ni même des interlocuteurs convenables.
J’ai dit plus tôt à Lee, alors qu’il nous présentait avec fierté les plats du jour, que nous venions du Québec, lieu que personne ne semble connaître et dont tout le monde ignore la spécificité linguistique. C’est du moins ce que je déduis au vu du manque d’enthousiasme que je constate quand je mentionne Montréal depuis le début du voyage. À San Francisco, on m’a demandé si nous vivions loin de Toronto et, à Dallas, on m’a dit avoir beaucoup aimé Niagara Falls. Qu’il y ait une aussi grande communauté francophone en Amérique, cela ne change rien pour personne. Lee, en discourant sur les fusillis, qu’il adore et sur le poisson dont il se régale souvent, surtout l’été «quand on mange moins», m’a demandé il y a à peine quelques minutes si nous appréciions la chaleur de Memphis et d’où nous venions. Après avoir mentionné le Québec, presque en précipitant mes mots (à quoi bon m’étaler sur ce qui n’intéresse aucune âme qui vive), j’ai répondu que j’étais contente de revoir le Mississippi que j’avais connu enfant et au bord duquel ma mère habite… Je faisais secrètement référence à un de mes écrits où j’ai imaginé ma mère morte parcourant désormais le fleuve et j’ai ri, sans raison manifeste. Lee a dû me trouver sympa ou simplement un peu fofolle. J’étais joyeuse de penser que mon voyage m’emmenait près de ma mère morte, en me plongeant dans le Mississippi de ma fiction. Et puis j’ai dit quelque chose à l’intention de Lee sur la gentillesse étonnante des gens dans la rue à Memphis. J’ai expliqué: «Nous avons marché de l’hôtel à votre restaurant et avons été salués plusieurs fois.»
«Nous sommes à Memphis, bienvenue chez moi ! a aussitôt enchaîné Lee. Tout le monde dit bonjour à tout le monde… même les voyous vous feront la conversation, mais méfiez-vous», a-t-il ajouté en riant. «Attention, oui ! Votre mère a dû vous le dire, non?» J’ai ri encore. Je pensais: non, ma mère ne m’a pas parlé de cela, elle s’est éteinte il y a cinq ans et est enterrée bien loin du Mississippi, dans le cimetière Notre-Dame-des-Neiges, au Québec, un endroit qui, comme l’a écrit mon ami Maxime, n’existe pas. C’est seulement dans mes livres que maman nage avec Jeff Buckley dans le fleuve. Buckley s’est noyé pas loin d’où nous sommes, il y a maintenant 27 ans, près de ce restaurant qui s’imagine élégant, malgré sa clientèle qui fête de façon fort peu respectueuse des autres. Vingt-sept ans…
Catherine Mavrikakis est née à Chicago d’une mère française et d’un père grec. Romancière à la prose vigoureuse et à l’humour mordant, elle fait des États-Unis d’Amérique le décor primordial de ses livres. Elle est l’autrice notamment du Ciel de Bay City, de Niagara et tout récemment de Sur les hauteurs du mont Thoreau. Son œuvre a été maintes fois traduite et primée.
Pour aller plus loin
Sur les routes, de Catherine Mavrikakis, paru aux éditions Héliotrope
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