Les locataires ne sont pas des citoyens de seconde zone

Ricardo Tranjan
Photo: Catherine Genest
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Idées

Les locataires ne sont pas des citoyens de seconde zone

De part et d’autre de la crise du logement, deux classes se dessinent: celle qui exploite (les propriétaires) et celle qui est exploitée (les locataires). Telle est la prémisse de La classe locataire, un essai qui sort ces jours-ci chez Québec Amérique. En voici un extrait.

La classe locataire

Ricardo Tranjan

Une stratégie commune pour passer sous silence l’injustice économique est de la dépeindre comme un problème visant les jeunes, qui finiront par s’en sortir. Par exemple, les économistes conservateurs présentent constamment les travailleurs au salaire minimum comme des jeunes vivant avec leurs parents et qui, un jour, finiront par gagner des salaires de grands1Charles Lammam et Hugh MacIntyre, « Increasing the Minimum Wage in Ontario: A Flawed Anti-Poverty Policy », Fraser Research Bulletin, 19 juin 2018. Ce n’est toutefois pas le portrait global. La tranche de la population qui travaille au salaire minimum comprend d’autres groupes, notamment une part disproportionnée de personnes âgées2David Macdonald, « Ontario Needs a Raise: Who Benefits From a $15 Minimum Wage? » (Rapport, Centre canadien de politiques alternatives, 2017)..

De même, les locataires sont souvent dépeints comme des étudiants universitaires vivant dans des logements précaires, dans une forme de rite de passage à la vie adulte, accumulant des anecdotes cocasses à raconter à leurs enfants plus tard. De même, dans les nombreuses manchettes concernant les prix des maisons qui montent en flèche, on peut voir de jeunes couples qui peinent à se constituer une sécurité financière. Oui, ces gens représentent une part de la population locataire, mais pas la totalité. Bien que, en moyenne, les locataires soient un peu plus jeunes que les propriétaires, 70% des principaux soutiens économiques des ménages de locataires sont âgés de plus de 35 ans, et 22% ont plus de 65 ans3Statistique Canada, Tableau 98-10-0232-01, « Âge du principal soutien du ménage selon le mode d’occupation : Canada, provinces et territoires, divisions de recensement et subdivisions de recensement », 2022.. En d’autres mots, s’il y avait un locataire type, il se rappellerait avoir utilisé un télécopieur.

La plupart de ces locataires n’ont soit pas d’intérêt à acquérir une propriété, soit n’ont pas les moyens de le faire. Dans un sondage réalisé en 2021 par l’Institut Angus Reid, 21% des locataires ont déclaré qu’ils ne «souhaitaient pas acquérir une propriété»; une autre tranche de 45% ont affirmé qu’ils «aimeraient acquérir une propriété maintenant, mais n’en ont pas les moyens»; et 25% ont indiqué qu’ils «pensent ne jamais être en mesure de se payer une propriété». Parmi les personnes ayant répondu, 2% s’attendaient à hériter d’une maison un jour, et seulement 7% étaient «sur le marché maintenant, à la recherche d’une propriété4Institut Angus Reid, « To Have & Have Not: Canadians Take Sides on Housing Market, Divided in Desire for Home Prices to Rise, or Tank », 7 avril 2021, p. 20.». En d’autres mots, 93% des locataires qui ont répondu au sondage n’arrêteront pas de sitôt de louer un logement. Des formules comme «la prochaine génération de propriétaires», les «millénariaux ne peuvent pas se permettre des propriétés à leur départ du sous-sol familial5Noah Smith, « Millennials Can’t Afford Homes after Exiting the Basement », Bloomberg News, 24 juillet 2020.» et «le rêve canadien est hors de portée6Shazia Nazir, « Canadian Dream Slipping Out of Reach for Young Families as Housing Crisis Looms », Toronto Star, 17 septembre 2021.» sont tout aussi inexactes que trompeuses. Elles sousentendent qu’une génération entière désire être propriétaire, mais que cette possibilité lui a été retirée.

En d’autres mots, s’il y avait un locataire type, il se rappellerait avoir utilisé un télécopieur.

Or, ça n’a jamais été le cas, spécialement pour les groupes racisés de la population. Les taux d’accession à la propriété ont fluctué entre 60% et 69% au cours des 50 dernières années (1971 à 2021); c’est donc dire que, en tout temps, entre 30% et 40% de la population ne détenait pas de propriété7Statistique Canada, « Acheter ou louer : le marché du logement continue d’être transformé par plusieurs facteurs alors que les Canadiens sont à la recherche d’un chez-soi abordable », Le Quotidien, 21 septembre 2022.. Les taux sont inférieurs pour la plupart des groupes racisés, à l’exception des membres des communautés chinoise et sud-asiatique. Les taux d’accession à la propriété pour les groupes qui s’identifient comme personnes noires (45%), arabes (47%), autochtones (50%) ou latino-américaines (51%) sont nettement inférieurs à ceux des personnes blanches (76%). Alors que les taux ont augmenté pour les personnes blanches entre 2006 et 2016, ils ont baissé pour les personnes noires8Société canadienne d’hypothèques et de logement, « Le taux de propriétaires varie considérablement en fonction de la race », Recherche en action, novembre 2021..

Il se peut qu’une part (disproportionnellement blanche) de membres de la population qui a grandi dans une propriété s’attendait à en détenir une aussi. Sans minimiser sa déception, la vue d’ensemble (plus exacte) du marché du logement a toujours exclu une grande part de la population, pour laquelle l’accession à la propriété n’est pas impossible, mais jamais à portée de main non plus. Les parents sont locataires et les enfants loueront probablement eux aussi pendant des années encore. Pour cette partie de la population, la location n’est pas qu’une étape.


Ricardo Tranjan est économiste politique et chercheur principal au Centre canadien de politiques alternatives, à Ottawa. Ses recherches actuelles se concentrent sur l’économie politique du logement et des dépenses sociales au Canada.


Pour aller plus loin

La classe locataire, de Ricardo Tranjan, paru chez Québec Amérique 

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