Pierre-Paul Geoffroy, ou la tentation du feu

Nicolas Langelier
Pierre-Paul Geoffroy lors de son procès, en mars 1969.
Pierre-Paul Geoffroy lors de son procès, en mars 1969.
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Essai

Pierre-Paul Geoffroy, ou la tentation du feu

L’histoire de Pierre-Paul Geoffroy nous force à revisiter un moment où le Québec a brièvement cédé à la tentation de la violence politique. À chercher à comprendre, aussi, comment une indignation légitime peut déraper lorsque les voies institutionnelles semblent bloquées—et ce que cette mémoire trouble peut encore nous apprendre aujourd’hui, alors que d’autres urgences mettent à l’épreuve nos certitudes et notre courage.

Dans toute lutte sociale, il y a un moment où se pose la question de la violence. 

Le pouvoir ne se laisse jamais attaquer sans résistance et répression, et quiconque tente de renverser l’ordre établi doit tôt ou tard se demander jusqu’où il ira pour y parvenir. 

De Socrate à Hannah Arendt, on a dit que la violence corrompt ceux qui l’exercent, qu’elle finit toujours par ressembler à ce qu’elle prétend combattre. Mais de nombreux droits—la syndicalisation, la fin de l’esclavage, la décolonisation—n’auraient jamais vu le jour sans une pression assez forte pour fissurer l’inacceptable. Pour Thomas d’Aquin, une tyrannie qui détruit le bien commun peut justifier la résistance, même armée. John Locke voit dans la violence un dernier recours lorsque la loi cesse de protéger. Marx et Engels observent que les classes dominantes ne renoncent jamais volontairement à leurs privilèges. Pour Frantz Fanon, la violence est pour les opprimés un moyen de retrouver une dignité que la domination leur a niée.

Les écrits de ce dernier ont marqué les militants les plus radicaux des années 1960, des Black Panthers aux membres du Front de libération du Québec. Son dernier essai, Les damnés de la Terre (avec sa préface signée par Jean-Paul Sartre), offrait aux mouvements radicaux un langage nouveau et sophistiqué pour comprendre la violence: non plus une faute morale, mais le symptôme d’un ordre colonial et racial qui l’avait d’abord exercée, partout et depuis toujours. 


Pierre-Paul Geoffroy faisait partie de ces lecteurs de Fanon. Même si le contexte québécois n’était pas celui de l’Algérie colonisée, il a trouvé chez cet auteur une théorie de la libération par la rupture radicale. Face à la domination culturelle et économique de la majorité francophone par les élites anglo-canadiennes, Fanon—comme d’autres auteurs d’ici et d’ailleurs—offrait une justification de la lutte armée.

Cette justification mènera Geoffroy à participer à une trentaine d’attentats à la bombe, en 1968-69. D’abord faits au nom du «Front de libération des travailleurs du Québec», ils seront rapidement signés FLQ. Ces bombes ont causé plus d’un million de dollars de l’époque en dommage, plusieurs blessés, mais aucun mort. En 1969, le militant sera arrêté, puis condamné à la plus lourde peine d’emprisonnement jamais attribuée dans un pays du Commonwealth—une peine si démesurée qu’elle contribuera quelques mois plus tard à ce qu’on appellera la crise d’Octobre. 

Pierre-Paul Geoffroy est mort samedi dernier, à l’âge de 81 ans. C’était mon oncle.

  • Pierre-Paul Geoffroy lors de son procès, en mars 1969.

On ne peut comprendre ces actions sans revenir au Québec du tournant des années 1960. 

Une province encore marquée par la pauvreté et la domination économique anglophone, alors qu’une jeunesse francophone avide de transformation pressent que la force du nombre pourra bientôt faire tourner les choses en sa faveur. La Révolution tranquille n’a pas encore déroulé ses promesses, mais l’air du temps est chargé de critiques contre l’immobilisme du Québec duplessiste. «Un vigoureux appétit de vérité et un féroce besoin de liberté» s’emparent de la nation, comme le résumera peu après Pierre Vallières, dans Nègres blancs d’Amérique. Des appétits similaires se développent ailleurs, en Afrique, en Amérique du Sud, dans les universités occidentales.

Dans ce bouillonnement politique et culturel, Pierre-Paul Geoffroy—né à Berthierville en 1944—cherche sa place. Autour de lui, on lit, on débat, on s’indigne. En 1964, il adhère au Rassemblement pour l’indépendance nationale. Le parti est alors un foyer de contestation intellectuelle et morale: indépendantisme, anticolonialisme, socialisme brouillon mais sincère. Geoffroy y devient secrétaire de l’exécutif local, prend gout à l’action politique. Pourtant, très vite, il est déçu par ce qu’il estime être l’inefficacité du cadre parlementaire, trop lent, trop symbolique.

Puis il part pour Montréal, où il obtient sa carte de compétence comme artisan imprimeur avant de s’inscrire en science politique au collège Sainte-Marie. 

À cette époque, au Québec comme ailleurs en Occident, l’idée que des changements radicaux exigent des moyens radicaux gagne du terrain. Cuba, l’Algérie, les Black Panthers, le Vietnam: tout cela forme la toile de fond du basculement d’une frange de la jeunesse vers l’idée de lutte armée. Le FLQ, né en 1963, incarne cette tentation: métissage de maoïsme approximatif, de nationalisme révolutionnaire et d’une fascination pour les guérillas. 

Louis Fournier, dans FLQ: histoire d’un mouvement clandestin (Québec/Amérique, 1982), décrit ainsi l’épisode qui se déroule alors, lourd de conséquences pour la suite des choses:

Le «réseau Geoffroy» est né à la suite d’une des manifestations les plus violentes dans l’histoire du mouvement ouvrier. Le 27 février 1968, plusieurs milliers de manifestants participent à une marche de solidarité avec les travailleurs de Seven Up en grève depuis le 15 juin 1967. La marche est appuyée par un front commun sans précédent qui réunit le mouvement syndical en entier et des organisations politiques comme le RIN, le NPD et le Mouvement Souveraineté-Association de René Lévesque. Par suite d’un déploiement policier massif aux abords de l’usine d’embouteillage de Ville Mont-Royal, la manifestation tourne à l’affrontement et se solde par des dizaines de blessés. Les cocktails Molotov pleuvent et l’usine échappe de justesse à l’incendie. Cinq jours auparavant, le président de la FTQ, Louis Laberge, s’était exclamé: «On n’a pas encore fait sauter l’usine mais c’est peut-être tout ce qui nous reste à faire car nous avons tout essayé.» Le directeur du Syndicat des Métallos, Jean Gérin-Lajoie, avait renchéri: «L’État devra endosser la responsabilité des troubles sociaux qui pourraient se produire.»

Parmi les manifestants, dont plusieurs brandissent des drapeaux rouges et scandent «Révolution! Révolution!», on compte Pierre-Paul Geoffroy et ses camarades de l’aile gauche du RIN. Geoffroy est arrêté et brutalisé par la police.

Quelques mois plus tard, la première bombe du réseau Geoffroy est déposée à l’usine Seven Up. On est en mai 1968.

Mon oncle n’a pas le profil romanesque qu’on associe aux révolutionnaires clandestins: ce n’est ni un aventurier ni un intellectuel flamboyant. Mais il est méthodique, concentré, appliqué. Il maitrise les outils, sait construire des dispositifs, comprend la discipline nécessaire pour échapper à la police. Ma mère apprendra plus tard que certaines des premières bombes ont été assemblées sous son nez, dans l’appartement d’Anjou où mon père et elle ont accueilli son frère pendant un temps.

Puis, déménagé rue Saint-Dominique, son appartement devient un lieu d’entreposage de dynamite, de mèches, de détonateurs. Comme minuteries, il utilise des cadrans vendus 3,95$ chez Pascal. Sur un mur, une affiche de Che Guevara. Comme l’Argentin, Geoffroy estime que les actions violentes sont les seules capables de déclencher le mouvement qui viendra à bout du système capitaliste.

Pour le réseau Geoffroy, une trentaine de bombes suivent en moins d’un an. La plupart sont posées en appui à des travailleurs en grève ou en lockout: Régie des alcools, Lord, Murray Hill, Domtar, Canadian Structural Steel, Crèmerie Crête, Noranda Mines, etc. Les attentats se déroulent la nuit et sont toujours précédés d’un avertissement téléphonique.

  • Pierre-Paul Geoffroy tabassé par la police lors d'une manifestation en soutien aux travailleurs de Seven Up, en février 1968.

Puis, au début de 1969, survient ce qui est, pour Louis Fournier, «le plus spectaculaire des attentats de toute l’histoire du FLQ»:

Le 13 février, le réseau Geoffroy décide de «frapper un grand coup au cœur du système capitaliste»: une superbombe éclate à la Bourse de Montréal, en pleine séance de transactions, peu avant 15h. L’explosion fait une vingtaine de blessés dont trois assez grièvement. Les dégâts matériels sont évalués à près de 1 million de dollars. La direction de la Bourse n’avait pas fait évacuer les lieux malgré un appel d’avertissement. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de pertes de vie.

Les condamnations fusent de toutes parts, du premier ministre Jean-Jacques Bertrand («Nous ne relâcherons pas nos efforts tant que le dernier des anarchistes en liberté n’aura été capturé») à René Lévesque, président du tout nouveau Parti québécois («Un geste objectivement barbare»). 

Mais plusieurs, à commencer par Lévesque lui-même, soulignent du même souffle que cette violence est le signe que les choses doivent changer au Québec, et rapidement. Claude Ryan signe dans Le Devoir un éditorial où il rappelle que «derrière l’opulence d’un lieu comme la Bourse, il se cache dans la cité de graves injustices et que de celles-ci procède, en bonne partie, la violence qu’on condamne aujourd’hui».


Le 4 mars 1969, lors d’une perquisition de routine dans l’appartement de Geoffroy, la police trouve environ 200 bâtons de dynamite, une centaine de détonateurs et deux bombes non amorcées.

Avant même d’être accusé, il admet sa participation à une quinzaine d’attentats. Rien de tout cela n’a été fait seul, bien sûr, mais il refuse de donner le nom des autres membres du réseau, et le ministère public dépose 129 chefs d’accusation à son endroit.

Le procès, tenu en avril 1969, est étrangement rapide pour une affaire d’une telle ampleur. Geoffroy plaide coupable à l’ensemble des accusations, ce qui stupéfie les observateurs. Son avocat tente de plaider l’inconstitutionnalité des peines cumulées, mais Geoffroy, lui, refuse obstinément de collaborer avec les forces de l’ordre ou de dénoncer ses camarades, qui s’enfuient à l’étranger. 

Le juge frappe fort: peine cumulative correspondant à 124 condamnations à perpétuité. C’est l’une des plus lourdes sentences jamais prononcées dans le monde occidental pour des crimes non mortels. Le juge souhaite qu’elle frappe l’imaginaire: 

Il faut que les compagnons de Geoffroy et ceux qui auraient des velléités de suivre son triste exemple soient, par la sévérité de la sentence, craintifs à la pensée d’un châtiment identique. Il faut que cette peur puisse les détourner pour toujours de ces opérations de terrorisme.

(Le juge en question, André Fabien, sera quelques années plus tard mêlé à un scandale de corruption et d’évasion fiscale. Il se serait entre autres fait payer une piscine en échange d’un jugement favorable. Il devra démissionner dans le déshonneur, mais ne fera pas un jour de prison.)

Le PQ, de manière générale, tente de se distancer le plus possible des membres du FLQ: «Le plus triste, c’est qu’ils se prennent sans doute pour des précurseurs et des héros, alors qu’ils ne sont que de pauvres types.» Mais plusieurs, dans la société civile, continueront à soutenir la cause, sinon les moyens. Le syndicaliste Michel Chartrand rejoint l’analyse de Fanon: «Les dynamiteurs et terroristes n’ont pas engendré la violence. C’est elle qui les a engendrés.»

Moins d’un an plus tard, le 27 mars 1970, lors de la Nuit de la poésie rendue célèbre par la captation de Jean-Pierre Masse et Jean-Claude Labrecque (et la lecture de Speak White par Michèle Lalonde), plusieurs des auteurs dédient leur poème à Pierre-Paul Geoffroy, Pierre Vallières, Charles Gagnon ou au FLQ en général. Pour le poète Michel Beaulieu, Vallières et Geoffroy sont «deux individus qui sont enfermés en ce moment parce qu’ils ont cru à notre liberté à tous». Le poète Louis Geoffroy (pas de lien de parenté) lit un texte qui dit entre autres: «Le FLQ me fait bander.»

(Toutes ces références au FLQ seront coupées au montage par Masse et Labrecque, qui craignaient la censure de la direction de l’ONF, producteur du documentaire.)

L’historien Robert Comeau raconte que «le 7 novembre 1969, plus de 3000 manifestants descendent dans la rue pour réclamer la remise en liberté des prisonniers. Sur les pancartes figure le portrait de Geoffroy, et certains crient “SOS-FLQ”». Pour lui, des «jugements iniques» comme la sentence imposée à Geoffroy mèneront directement à la crise d’Octobre.

C’est que le FLQ a, dès le jugement, entrepris une campagne pour forcer la libération de Geoffroy et de 22 autres individus considérés par le groupe comme des prisonniers politiques. «Nous vengerons l’emprisonnement du patriote Pierre-Paul Geoffroy», déclare un communiqué du groupe. Des plans pour l’enlèvement de personnalités politiques sont élaborés. Ils mènent à l’offensive d’octobre 1970, dont l’objectif premier est la libération des 23.

Jacques Lanctôt, l’un des ravisseurs de James Cross, le dira ainsi, des décennies plus tard: «Le tribunal venait de condamner un de nos amis, Pierre-Paul Geoffroy, à 124 peines de prison à perpétuité. Cette sentence me révoltait. Je rêvais de le libérer, lui et tous nos autres camarades.»


Nous ne saurons jamais vraiment ce qui a poussé Pierre-Paul Geoffroy à faire ce qu’il a fait. En 1969, il assume, se tait, se referme.

Pourquoi avoir ainsi tout risqué—sa jeunesse, sa vie au complet? 

Pourquoi, une fois arrêté, avoir ainsi tout pris sur lui? 

Comment la fidélité à une cause et à nos camarades de lutte peut-elle nous pousser à faire fi du plus élémentaire instinct de préservation?

Nous ne saurons jamais vraiment ce qui a poussé Pierre-Paul Geoffroy à faire ce qu’il a fait. En 1969, il assume, se tait, se referme. 

Il est libéré sous conditions le 15 février 1981, après 12 ans d’incarcération. Mais il ne parlera jamais de tout ça, jusqu’à la fin—presque tout ce que je raconte ici, je l’ai appris dans des livres. Contrairement à plusieurs anciens militants révolutionnaires ailleurs dans le monde, il ne cherche pas à réhabiliter son passé, ne publie pas de mémoires, n’occupe pas l’espace médiatique. Il vivra discrètement et mourra tout aussi discrètement, dans une chambre de l’hôpital Pierre-Le Gardeur, à bout de souffle.

Le pouvoir est résistant. Le système aura gagné, à la fin.

Mais le Québec aura changé, lui, malgré tout, de manière spectaculaire. Le mouvement de libération entrepris de manière fracassante durant les années 1950 et 60—par le FLQ mais surtout bien d’autres, dans toutes les sphères de la société—mènera à un Québec où, si le capitalisme est encore bien vivant et les inégalités tout autant, la majorité francophone dispose des outils et des leviers lui permettant généralement de contrôler sa destinée.

On peut se désoler de ce qu’elle décide d’en faire, de sa destinée. Et un Jacques Lanctôt du 21e siècle pourrait certainement écrire que de se faire fourrer en anglais ou en français, c’est quand même bien se faire fourrer, et il aurait raison. Mais voilà quand même où nous en sommes, 55 ans après Octobre, 265 ans après la Conquête.


Honorer la vie de Pierre-Paul Geoffroy, ce n’est pas réhabiliter la clandestinité armée, ni relativiser la violence. C’est reconnaitre que l’histoire n’avance pas seulement par des récits héroïques ou consensuels. Elle est faite aussi d’individus qui, à un moment charnière, sont persuadés d’agir pour le mieux—et se trompent parfois lourdement. C’est prendre acte d’une époque où la tentation révolutionnaire, bien que marginale, exprimait une part de la frustration collective d’une société en mutation accélérée.

Aujourd’hui, son nom n’évoque plus qu’un écho dans la mémoire collective québécoise. Pourtant, sa trajectoire interroge encore. Elle expose les zones grises d’un moment où le Québec cherchait sa voie—et parfois sa voix—dans des directions hasardeuses. Elle montre comment des injustices réelles peuvent nourrir des réponses dangereuses. Elle nous rappelle que les mouvements sociaux ne sont jamais purement abstraits: ils sont faits d’individus, d’illusions, de colères, de maladresses, de convictions profondes et de gestes irréparables. 

Son «réseau» représente la phase la plus violente du FLQ avant la crise d’Octobre. Et pourtant, cette violence, bien réelle, n’a pas engendré les morts ou les tragédies irrémédiables que l’on aurait pu prévoir. Cela a nourri, jusqu’à aujourd’hui, un débat difficile: comment juger d’actes gravissimes mais sans victimes mortelles? Comment intégrer, dans notre mémoire collective, un épisode où de jeunes idéalistes ont sombré dans la violence?

Le Québec contemporain, souvent pudique sur les ambigüités de son histoire politique, a de la difficulté à parler du FLQ autrement qu’en termes d’erreur ou de honte. Mon oncle fait partie de ces personnages qui obligent à penser la tension entre indignation et respect de l’ordre établi.


Je repense souvent à ces questions dans le contexte de la crise climatique. 

Ces deux enjeux n’ont évidemment pas la même nature, mais ils partagent un air de famille: un rapport de force disproportionné, un sentiment d’urgence qui enfle, une impression d’être enfermés dans un cadre politique trop lent pour répondre au réel. 

En matière environnementale, nous avons, ici comme ailleurs, choisi la voie douce. La voie de la démocratie, des conférences internationales, des traités, des sièges au cabinet, de la collaboration avec le système même qui nous a mis dans cette position désespérée.

Cette voie a été un échec complet. Elle nous a menés à Donald Trump, à Mark Carney, à +2 degrés demain, à l’effondrement après-demain.

Et parfois, je me demande si la violence n’aurait pas dû être utilisée pour créer une pression réelle, pour faire comprendre que le statuquo était intenable. Un langage de l’ultime recours, brandi avant que la catastrophe ne devienne irréversible. 

Mais ce moment est passé. Aujourd’hui, la violence ne ferait qu’ajouter du désordre à un monde déjà fissuré; elle n’ouvrirait aucune porte, n’arrêterait aucune courbe d’émissions, n’extirperait aucune tonne de CO2. Le temps où ce levier pouvait peser symboliquement sur l’histoire—si tant est qu’il ait jamais pu le faire—est derrière nous. Notre civilisation va s’écrouler quoi que nous fassions, et probablement de notre vivant.

Cela dit, elle viendra peut-être quand même, la violence. Dans The Ministry for the Future, roman de Kim Stanley Robinson, elle n’est jamais présentée comme une solution, mais comme le signe que le monde a attendu trop tard. Face à l’inaction des États, des groupes clandestins surgissent pour saboter pipelines, avions privés et infrastructures fossiles. Ce recours désespéré ne répare rien: il témoigne seulement du moment où les voies démocratiques ont cessé de suffire. Robinson montre ainsi que la violence apparait quand la politique échoue—non pour sauver l’avenir, mais pour rappeler brutalement qu’il se referme.

Dans l’immédiat, ce qui demeure, c’est un étrange vertige: celui de comprendre trop tard que nous avons épuisé toutes les formes de douceur, et que rien ne nous a évité d’entrer dans la fournaise.

Les militants des années 1960 ont été, en Occident, parmi les derniers à être prêts à mourir pour des causes qui leur semblaient justes. Les générations suivantes, confrontées à des menaces encore plus existentielles, ont choisi le confort et l’indifférence, ou au mieux la militance raisonnable, rationnelle. Nous avons respecté les règles—les règles nous ont trahis.

Nous ne saurons jamais si une autre voie aurait pu changer le cours des choses, avant que le système remporte la dernière manche et que les lumières ne s’éteignent pour toujours.


Nicolas Langelier est le rédacteur en chef de Nouveau Projet et le directeur d'Atelier 10, qu'il a tous les deux fondés.

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