Il en va de notre dignité

Jennifer Ricard Turcotte
Jennifer Ricard Turcotte
Jennifer Ricard Turcotte
Photo: Williams Nourry
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Idées

Il en va de notre dignité

À Rouyn-Noranda, des voix s’élèvent encore, plus éraillées que jamais, contre la Fonderie Horne et ses émissions d’arsenic dans l’air. Voici un extrait d’un texte qui trouve sa place dans Zones sacrifiées, le plus récent Brûlot des Éditions du Quartz.

Zones sacrifiées

Je n’ai pas choisi Rouyn-Noranda. J’y suis simplement née. J’ai grandi, à 700 mètres de la Fonderie Horne, auprès de parents aimants qui, comme tout parent bienveillant, ont voulu ce qu’il y a de mieux pour moi. Ils étaient loin de se douter des risques auxquels ils m’exposaient.

Enfant, je m’endormais au son du vrombissement réconfortant de la «mine». Rapidement, j’ai compris que la vie serait belle. Entre deux parties de «botte la canne» cachée dans la «slam de mine» et une virée au parc Laurier, mon enfance me révélait de la plus belle manière, je croyais, la force des liens qu’on tisse. J’apprenais le plaisir des rencontres et des moments partagés. J’ai évidemment quitté Rouyn-Noranda, mais bien après y avoir créé de nombreux liens et de nombreux souvenirs qui m’ont enracinée au territoire et à ma communauté. Aujourd’hui, me semble-t-il, chaque rue, chaque parc me parle à sa manière de mon passé.

Je suis donc partie. Je suis allée voir ce que le monde avait à me raconter. Comme plusieurs, je suis allée étudier à près de 1000 km de chez moi.

Lorsqu’est venu le temps de m’établir, j’ai senti le besoin de revenir, auprès des miens, sur la terre qui m’avait vu grandir. Bien sûr, j’étais consciente que je m’installais à l’ombre d’un gros complexe industriel. Je présumais à cette époque (j’avais la jeune vingtaine) qu’au Québec, le gouvernement faisait respecter les normes censées nous protéger. Je sais aujourd’hui que j’avais tort, qu’un climat de peur permanente, de mensonges et de silence, acheté à coup de commandites et de grosses jobs, a poussé les gens de ma communauté au déni. Tous, ils étaient engourdis par le discours qui banalisait, voire qui invisibilisait, la crise qui sévissait depuis trop longtemps. Je me suis construite dans cette culture.

Mes trois filles sont nées à Rouyn-Noranda. Trois magnifiques humaines qui, à leur tour, arpentent la ville y créant des souvenirs et y faisant des rencontres inoubliables. Elles poursuivent le tissage du fin et délicat tissu social. Elles s’imprègnent du territoire… Maintenant que je sais que les émissions de la Fonderie les imprègnent jusque dans leurs ongles, possiblement jusque dans leurs os, risquant de diminuer leur quotient intellectuel, d’augmenter leur risque de développer un cancer et de diminuer leur espérance de vie, je suis terrifiée.

J’en suis venue à questionner entièrement mon rapport au territoire. L’attachement à un milieu qui peut te rendre malade n’est sans doute pas sain. Au-delà de la culpabilité d’exposer mes enfants à tous ces risques, je suis horrifiée à l’idée de leur avoir légué ce sentiment d’appartenance ambigu. Des racines devraient pourtant être un bel héritage.

Je suis triste parce que j’aurais aimé élever mes enfants dans l’innocence. J’aurais aimé jardiner avec elles, leur montrer combien la nature est généreuse. Que de dix pépins d’une pomme, dix arbres pourront grandir et déployer leurs branches pour donner à leur tour des centaines de pommes, et ainsi de suite à l’infini. Ici, je ne suis pas certaine que ce soit sécuritaire de jardiner, pas plus que d’élever ses enfants en préservant leur naïveté. Au premier instant de leur vie, alors même qu’elles étaient blotties au creux de mon ventre, leur droit à vivre dans un environnement sain était déjà bafoué. Je dois donc impérativement leur apprendre à être de la lutte.

Depuis bientôt 100 ans, génération après génération, les habitant·es de ma ville ont été empoisonné·es par la Fonderie Horne avec la complicité des gouvernements qui se sont succédés.

Je suis née en 1980 et, peu avant ma naissance, les effets nocifs pour la santé des émissions toxiques de la Fonderie ont été documentés par le gouvernement dans un volumineux rapport. Déjà, avant même que je vienne au monde, les risques auxquels j’allais être exposée étaient connus. J’ai été une enfant qui n’a pas été protégée par le gouvernement.

Au premier instant de leur vie, alors même qu’elles étaient blotties au creux de mon ventre, leur droit à vivre dans un environnement sain était déjà bafoué.

Mon père, né en 1945, vieillit avec la maladie de Parkinson; il perd progressivement son autonomie. Ma mère, née en 1950, apprivoise la vie avec le cancer depuis plus de dix ans. Mon beau-père, lui aussi né en 1950, vit à bout de souffle depuis de nombreuses années; les suites d’une maladie pulmonaire obstructive chronique.

Déjà, bien avant leur naissance, à la fin des années 1890, le gouvernement connaissait les effets délétères des fumées de fonderie. Bien sûr, des gens sont malades partout, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’eux aussi ont été des enfants qui n’ont pas été protégés par le gouvernement.

Aujourd’hui, en 2024, il m’est insupportable de penser qu’il en est et qu’il en sera de même pour mes enfants, pour nos enfants.


Jennifer Ricard Turcotte est mère de trois magnifiques humaines. Elle s’implique activement au sein du collectif Mères au front. La défense du territoire occupe une place centrale dans son engagement.


Pour aller plus loin

Zones sacrifiées, sous la direction d’Anaïs Barbeau-Lavalette, Véronique Côté, Isabelle Fortin-Rondeau, Steve Gagnon et Jennifer Ricard Turcotte,  paru aux Éditions du Quartz. 

Il en va de notre dignité—mémoire présenté au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), Jennifer Ricard Turcotte, 24 septembre 2024.

«Celle qui marche sur la glace», d’Anaïs Barbeau-Lavalette, publié dans Nouveau Projet 23.

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