L’intelligence superficielle
Certes, la dernière génération de robots conversationnels affiche d’étonnantes compétences pour produire du texte. Mais écrire, c’est autre chose.
En regardant au-delà des étiquettes, et en embrassant la diversité sexuelle et de genre, peut-être pourrions-nous découvrir toute la poésie qui nous anime?
Ce texte a remporté la première place au concours d’essais organisé par Nouveau Projet.
Le genre comme construction sociale. La honte d’être soi. Harriet la petite espionne et Aladdin. La binarité de genre dans le projet colonial. La fluidité.
Enfant, je n’aimais pas porter des robes. J’aimais courir, grimper, bouger. Dans le film It Takes Two (1995) mettant en vedette les jumelles Olsen, je m’identifiais à Amanda, celle qui jouait au baseball et qui se salissait toujours. Je me prenais pour Aladdin, je voulais être Denis la petite peste. Avoir les cheveux courts et porter une salopette sans chandail en dessous, pareil à lui. Je m’imaginais sauver des filles en détresse, comme George de la jungle. Je jouais à Harriet la petite espionne (1996), en inventant toutes sortes de missions secrètes.
J’étais ce qu’on appelait un tomboy. Un garçon manqué.
C’est étrange de grandir avec cette impression d’être «manquée». J’étais «à côté» de ce que j’aurais dû être: une vraie fille. Sans trop savoir ce que cela signifiait. J’ignorais aussi qui était cette «moi» qu’on disait que j’allais devenir après ma «phase tomboy». Allais-je enfin honorer mon prénom, Sarah, qui signifie «princesse» en hébreu? Allais-je m’émanciper sous un diadème, être épargnée d’une quelconque force diabolique grâce au french d’un prince, couver une ribambelle d’enfants en faisant l’épicerie dans des pantoufles de vair?
C’est plus ou moins l’image que me renvoyaient les films, les émissions de télévision que je consommais, et la société en général. Un jour, j’aurais un métier—je voulais devenir fabricante de jouets—, je trouverais l’homme de ma vie et j’aurais une famille. Je me transformerais en femme. Abracadabra.
Je ne savais pas encore que ça n’avait rien d’une phase, et que je n’étais pas un «garçon manqué». En fait, je n’étais ni tout à fait fille ni tout à fait garçon. J’étais fluide dans mon genre, et queer, sans connaitre l’existence des mots pour l’exprimer. J’existais, tout simplement.
La puberté est venue chambouler cette liberté enfantine. Ma façon de m’habiller, de marcher, de parler, mes intérêts, le fait que je jouais de la guitare «comme un gars», que j’étais drôle, que j’étais jolie «mais pas assez féminine», tout cela soulevait soudainement son lot de commentaires. On me disait que ma drive et ma créativité faisaient «peur aux garçons». J’ai développé un mépris pour mon côté masculin, et j’ai «performé» ma féminité pour compenser. À l’époque, on parlait peu d’identité de genre, alors j’associais la plupart de mes inconforts et ma masculinité à la possibilité que je sois attirée par les femmes—ce que je refoulais. Cependant, ce n’était pas qu’une question d’orientation sexuelle, et ça m’aura pris des années avant de faire la distinction entre mon identité de genre, mon expression de genre, et mon orientation sexuelle.
Tout ce que je connaissais, c’était la honte. La honte indescriptible et bien ancrée d’être inadéquate. La honte de mes formes, d’être désirable—je ne pouvais être pleinement qui j’étais, et donc je n’avais pas droit au désir. Je n’avais pas le vocabulaire pour exprimer, ni l’espace pour explorer mon genre et mon expression de genre. J’ai internalisé sexisme, homophobie, transphobie, queerphobie.
Je tentais de doser sans arrêt qui j’étais, de tous bords, tous côtés.
Je n’avais pas l’espace pour être vulnérable.
Je n’avais pas l’espace pour m’aimer.
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir eu une famille aimante. J’ai eu la chance d’avoir des parents présents qui, à défaut de toujours savoir mettre des mots sur leurs émotions, avaient une grande capacité à l’autodérision et à se remettre en question. C’est d’ailleurs grâce à mes parents que la création s’est imposée à moi comme une porte de sortie. Mais si le fait de faire du théâtre et de la musique me donnait l’impression d’être libre, rien ne chassait la honte et le malêtre.
J’ai appris à composer avec cette honte. Petit à petit, comme un rongeur qui fait ses réserves pour l’hiver, je me suis mise à enterrer les parties de moi que je n’assumais pas derrière les miroirs. Pour me cacher, pour me maintenir en vie, pour me préserver.
J’essaie aujourd’hui d’en repêcher les morceaux, de rassembler ces reflets bien enfouis qui vibrent quelque part.
«Qui es-tu? Qui êtes-vous?»
Je ne sais pas quoi répondre. Je vis quelque part entre la vie et son invitation.
Alejandro Jodorowsky a dit en entrevue: «Je ne sais pas qui je suis. Parce que si je sais qui je suis, je me divise entre celui qui agit, et celui qui regarde. Et pour savoir qui je suis, je dois pouvoir regarder celui qui regarde—c’est impossible. Je ne sais pas qui je suis.»
Je ne sais pas tout à fait qui je suis. Je sais que je n’ai jamais aimé porter un maillot de bain. À la question «Qui es-tu?», peut-être que je pourrais répondre: «Je suis quelqu’un qui n’aime pas porter de maillot de bain. Et toi?»
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