Mère de personne

Pascale Petit-Gagnon
Œuvre: «Land of Burns», George Virtue (1838)
Publié le :
Concours d’essais

Mère de personne

Peut-on pleinement s’accomplir comme femme sans faire l’expérience de la maternité, de l’accouchement et de l’allaitement? On assiste ces années-ci à la libération de la parole des nullipares volontaires, celles qui ne se laissent pas contaminer par la peur de passer à côté de quelque chose. 

Ce texte a remporté la troisième place au concours d’essais organisé par Nouveau Projet.

Papa:

Es-tu heureuse?

Moi

Oui. 

Papa:

Avec un tel bonheur, je te verrais maman.

Moi

lol

Papa:

Laisse la nature suivre son cours! Il me semble que tu aurais une charmante petite fille.

Moi : 

🤦🏻‍♀️


J’aurais voulu planifier cet échange de textos que je n’aurais pas pu. Ces mots, mon père me les a envoyés par un beau matin de février alors que j’étais en train de regarder le documentaire Maman? Non merci! de Magenta Baribeau. Oui, ça s’est vraiment passé comme ça.  

Je me suis offert des vacances en ce début d’année. J’avais besoin de ralentir pour mieux réfléchir, lire et écrire avant de poursuivre. La dernière année a été forte en rebondissements: divorce, déménagement de Montréal vers la Côte-Nord, nouveau rôle de belle-mère. Disons que mon père avait bien raison de s’enquérir de mon bonheur.  

Je ne me souviens plus du moment précis où j’ai su que je ne voulais pas d’enfants. Cependant, je me rappelle une brève période à l’adolescence durant laquelle j’ai souhaité me faire enlever l’utérus. Je n’en aurais pas besoin, pensais-je, comme je ne voulais pas de bébés. «Tu verras, tu vas changer d’idée», qu’on me disait. Or ce ne sont pas ces commentaires visant à me ramener «dans le droit chemin» qui mirent fin à mon désir de me libérer d’une partie de mon corps que je jugeais alors encombrante et inutile, mais c’est plutôt lorsque j’ai compris qu’à cet âge, 16 ans, une hystérectomie totale engendrerait une ménopause prématurée. Si j’ai définitivement abandonné l’idée de faire subir à mon corps cette chirurgie, mon désir de ne pas être mère est resté bien ancré en moi. 

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Plus jeune, lorsque je m’imaginais à l’âge adulte, je me voyais membre d’une quelconque haute direction, talons hauts aux pieds, au volant d’une Jaguar noire; comme celle que conduit Thierry Lhermitte dans le film Le zèbre. Il n’y avait pas de place pour des enfants dans ma vision d’avenir. Vingt-cinq ans plus tard, mes aspirations professionnelles ont changé et j’en suis fort aise. Si j’ai vite renoncé à ma voiture de rêve, mes pieds ont parfois été meurtris par des chaussures trop hautes, inconfortables et hors de prix—même si les récentes années de pandémie ont fait de moi une adepte assumée de la pantoufle; la pantoufle coquette, précisons-le. 

Malgré tout, un élément de ma vision d’avenir est demeuré inchangé: la certitude que mon accomplissement personnel ne passe pas par l’expulsion d’un petit corps venu du mien. 


Les annonces de nouvelles grossesses dans mon entourage ne font jamais jaillir chez moi ce sentiment d’enthousiasme qui semble être la norme, et je m’en suis longtemps sentie coupable. Vous avez déjà remarqué comme les gens s’extasient en apprenant qu’une femme est enceinte? La nouvelle décroche même un sourire aux plus moroses. 

Mais j’ose l’avouer ici: mon premier réflexe lorsque j’apprends qu’une femme est enceinte est de me dire qu’une autre de plus s’est fait enfirouaper. Oui, donner la vie représente à première vue un évènement heureux, la promesse d’un futur rempli de beaux moments qui permettra aux parents de gouter à l’ultime accomplissement de soi, dit-on: assurer sa descendance et laisser une trace de son bref passage sur cette planète. Personnellement, j’ai toujours eu la ferme conviction que certaines femmes qui deviennent mères portent en elles un désir inassouvi, celui d’une vie différente de celle que notre société veut nous offrir. 

Pour celles qui se conforment, l’ordre est toujours le même: étudier, dénicher un emploi, trouver le meilleur géniteur possible, devenir propriétaire (les probabilités augmentent ici si vous avez déniché un bon emploi et/ou un bon géniteur), faire des enfants et, finalement, s’assurer qu’ils suivront à leur tour ce chemin déjà tracé. Ces matriarches n’ont-elles jamais envisagé sérieusement la possibilité d’une vie hors de cet éternel recommencement? C’est en lisant l’écrivaine canadienne Sheila Heti (La mère en moi, 2020) que j’ai pu mettre des mots sur mon «ressenti» resté longtemps indicible.

«Si je me pose des questions sur la possibilité d’avoir des enfants, est-ce parce que la banquise que nous occupions, en se fracturant avec chaque nouvelle grossesse, est devenue de plus en plus petite, me laissant échouée sur un minuscule bloc de glace? Pourtant, j’avais cru que cette banquise serait pour toujours un grand, un vaste continent où nous resterions toutes ensemble. Jamais je n’ai pensé que j’y finirais seule. Je sais bien que je ne suis pas seule. Mais comment faire confiance à celles qui restent, moi qui me suis tellement trompée sur les autres? Je suis ébranlée par leur désertion

Celles qui choisissent de ne pas devenir mères ont trop peu de modèles auxquels s’identifier, le concept de la nullipare volontaire étant encore tabou aujourd’hui, même chez certaines féministes. Malgré les pressions sociales et les croyances, des femmes vous le confirmeront: il y a un salut hors de la maternité. 

Mais j’ose l’avouer ici: mon premier réflexe lorsque j’apprends qu’une femme est enceinte est de me dire qu’une autre de plus s’est fait enfirouaper.

Je ne m’élève pas ici contre les femmes qui deviennent mères. Je défends plutôt notre droit de choisir. Je ne suis d’ailleurs pas la seule à penser qu’il est irréaliste de croire que toutes les mamans ont décidé de le devenir de leur plein gré. Orna Donath (Le regret d’être mère, 2019) parle du «leurre d’une existence totale de choix». Même son de cloche chez Mona Chollet dans Sorcières: La puissance invaincue des femmes: «La liberté de choix dont nous sommes censées disposer est […] largement illusoire.» En somme, ces deux essayistes nous rappellent tristement que nous, les femmes, avons la liberté de choisir tant que nos choix restent socialement acceptables.


Autres temps, même combat

En juin dernier, la révocation de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême des États-Unis a resserré un peu plus l’étau autour du droit des femmes à disposer de leur corps tel qu’elles l’entendent. Soudainement, La Servante écarlate ne semble plus si loin de la réalité. Cela s’avère préoccupant lorsque l’on sait que Margaret Atwood, l’autrice du roman adapté pour la télé, s’est inspirée de faits historiques pour créer Gilead1«Margaret Atwood on the Real-Life Events That Inspired The Handmaid’s Tale And The Testament», Penguin.co.uk, 9 septembre 2019, une société répressive et misogyne où les femmes en sont réduites à servir la République (lire ici: les hommes). Chaque femme a sa fonction au sein de cette société et celles qui sont fertiles sont forcées à se reproduire contre leur gré afin d’assurer la pérennité de la civilisation. 

À la création de son roman paru en 1985, Margaret Atwood a puisé certaines de ses idées dans des reportages écrits depuis la Roumanie. Dans les années 1970 et 1980, sous la dictature du président Nicolae Ceaușescu, des femmes étaient forcées à faire des enfants sous prétexte d’enrichir le pays. Une loi stipulant que les Roumaines devaient avoir quatre enfants a été votée. On les obligeait à passer un test de grossesse tous les mois, et s’il s’avérait négatif, elles devaient expliquer pourquoi. Au Canada, à la même époque, des élu·e·s ont voulu s’attaquer à la régulation des naissances et à la stérilisation volontaire avec l’objectif ultime d’anéantir «le mouvement des femmes». Dave Nickerson, un député conservateur progressiste fédéral, a même enjoint les couples canadiens à «faire un bébé pour Noël» afin de relever le taux de fécondité du Canada, qui avait chuté à un niveau record. 

Troublant constat: des déclarations du genre pourraient aujourd’hui faire les manchettes sans que l’on crie à l’anachronisme. Femmes de 2023, vous vous gourez si vous tenez vos droits fondamentaux pour acquis, et ce, peu importe les efforts déployés à ce jour pour nous permettre de réaliser ces avancées. 

Les Américaines ne sont pas les seules à qui l’on a récemment retiré des droits qu’elles considéraient jusqu’à maintenant comme acquis. Pour les Polonaises, l’avortement est désormais uniquement légal dans des cas de viol, d’inceste ou de menace pour la santé et la vie de la mère—et encore là, il faut le prouver2«Une loi “dévastatrice” sur l’avortement dénoncée par des ONG», Agence France-Presse, La Presse, 26 juin 2022. Les Hongroises, elles, ont vu la loi autour de l’avortement se durcir, qui les oblige maintenant à écouter les battements de cœur du fœtus avant de pouvoir procéder à l’interruption volontaire de leur grossesse3«Hongrie: avant une IVG, une femme devra écouter le cœur du fœtus», Le Point.fr, 15 septembre 2022

Vous pouvez me traiter d’alarmiste ou même de parano, mais il m’arrive régulièrement de me demander jusqu’à quel point je serai témoin du recul du droit des femmes de mon vivant. Nous ne pouvons plus nier que «le natalisme est une affaire de pouvoir, et non d’amour de l’humanité», comme le résume si bien Mona Chollet dans Sorcières: La puissance invaincue des femmes


Belle-quoi?

Depuis je suis devenue belle-mère, il semble qu’une partie de l’énigme que je constituais jusqu’à présent aux yeux de la société ait été résolue. Cette «maternité de substitution» (toujours pour reprendre une idée de Mona Chollet) m’a valu ma carte d’accès au grand club de la maternité. Par la porte d’en arrière, entendons-nous. Je ne pourrai jamais me targuer d’avoir donné la vie, mais je pourrai enfin libérer mon instinct maternel (jusque-là inconsciemment refoulé, m’a-t-on dit) auprès d’enfants qui ne sont pas les miens. 

Je pourrai à mon tour prendre part à ces conversations entre mères qui m’ont si souvent ennuyée et déçue. Déçue, oui, de constater que ces femmes que j’avais connues ambitieuses et indépendantes en étaient venues à ne parler que de leur progéniture lorsqu’elles trouvaient finalement un moment pour se réunir. Comme si elles avaient renoncé à reprendre la place qui leur revient dans leur univers, ne serait-ce que le temps d’une soirée entre amies. De quoi donner raison à Lucie Joubert, l’autrice de L’envers du landau (2010), qui dénonce le cas d’une consœur universitaire enceinte se faisant souhaiter bonne chance par ses collègues pour son «vrai» projet, en référence à son rôle de mère.

Contrairement à mon père, qui croit que je devrais laisser la nature suivre son cours et donc me décider à tomber enceinte, j’ai toujours pensé qu’on sous-estimait l’apport des autres «modèles» d’adultes dans la croissance des petit·e·s. Le proverbe ne dit-il pas qu’il faut tout un village pour élever un enfant? 

Vous pouvez me traiter d’alarmiste ou même de parano, mais il m’arrive régulièrement de me demander jusqu’à quel point je serai témoin du recul du droit des femmes de mon vivant. 

Une thérapeute familiale a récemment partagé avec moi le concept d’adulte boni (bonus adult), que je préfère de loin à celui de belle-mère, contraignant à mes yeux et si souvent dépeint de façon péjorative—pensons seulement à celle de Cendrillon ou d’Aurore l’enfant martyre. L’adulte boni offre à l’enfant une relation empreinte d’une dynamique différente de celle qu’il vit avec sa mère ou son père. L’adulte boni n’est pas le parent de l’enfant et ne le sera jamais, quoi qu’on puisse en dire, mais c’est un terme qui me permet de m’affranchir du carcan maternel dans le contexte d’une relation femme-enfant. Ainsi, je respire mieux au sein de ma nouvelle famille recomposée. Progressivement, j’y trouve ma place sans que mon statut ait à comporter le mot «mère». 


Qui a le plus à perdre du libre choix des femmes? Qui a le plus à gagner à faire croire aux femmes que l’ultime accomplissement passe obligatoirement par la maternité? Je fantasme sur une société qui cesserait d’assujettir les femmes qui ont choisi de ne pas être mères à un état de culpabilité qui fait qu’elles se sentent inadéquates, et qui valoriserait plutôt la diversité des rôles qu’elles peuvent adopter et tous les bénéfices que l’on peut en tirer collectivement.

Être mère de personne est un droit qui repose sur de bien fragiles acquis. 


Pascale Petit-Gagnon est une Nord-Côtière d’adoption qui porte encore occasionnellement des talons hauts dans le cadre de son travail. Elle s’adonne régulièrement à l’écriture et, lorsque la saison est propice, au ski de fond ou à la cueillette de petits fruits, ses deux nouvelles passions.

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