L’intelligence superficielle
Certes, la dernière génération de robots conversationnels affiche d’étonnantes compétences pour produire du texte. Mais écrire, c’est autre chose.
À l’heure de la crise du logement, le nomadisme est-il une forme d’itinérance cachée ou un choix de vie délibéré?
Ce texte a remporté la deuxième place au concours d’essais organisé par Nouveau Projet.
Mes amis les plus proches habitent dans leurs pickups aménagés, leurs roulottes patentées. Ils vivent dans des tentes, des iourtes ou des automobiles où il est possible de dormir à l’année moyennant un sac de couchage chaud et une impressionnante dose de motivation. Ce sont, pour la plupart, des employés saisonniers qui changent de ville chaque été, de travail chaque hiver. Des gens constamment partis et toujours de passage. Ce choix a souvent été délibéré. Ils l’ont fait par désir et conviction, pour avoir un emploi qui leur convient ou pour ne pas en avoir du tout, pour dégager le temps nécessaire à ce qui leur paraissait important. Ces amis sont à la fois touchants et inspirants: ils ont choisi une vie autre, une vie qui leur ressemble. Leur quotidien ne ressemble en rien à l’image idyllique qu’on pourrait s’en faire.
Parmi cette constellation d’amis éparpillés, il y a Fabrice, habitant dans son automobile à l’année. À la meuleuse, il a patiemment retiré quelques épaisseurs de métal pour élargir l’habitable et être capable de dormir de côté sans se coincer les hanches lorsque, la nuit venue, il se glisse dans le coffre de sa voiture. Il transporte avec lui son fidèle partenaire de route, Cactis le cactus, parce que «mine de rien, un dash de char, l’été, ça recrée un environnement désertique» et que le cactus doit se trouver à son aise, déposé là, au chaud.
Il y a Julien, qui s’est déjà réveillé un matin entouré de voitures de collection. Un regroupement de passionnés de véhicules antiques avait élu le stationnement reculé où il avait passé la nuit comme lieu d’exposition. L’automobile rouillée de mon ami détonnait: elle était vieille, mais pas précieuse pour autant, et l’image était loufoque, rigolote.
FABRICE–«Les gens trouvent ça romantique, l’idée de la vanlife quand ils partent une fin de semaine sur la Côte-Nord ou à Saint-Sauveur, mais ils se sont jamais lavés à la débarbouillette quand il vente; ils savent pas ce que c’est de prendre leur douche en maillot au centre sportif ou d’envoyer des CV avec le wifi d’un parking de McDonald’s. Quand je rentre chez moi, s’il fait -20°C dehors, il fait -20°C en dedans. Je mange quasiment pas de légumes sauf des patates. As-tu déjà mangé ça, toi, un concombre qui a gelé?»
Moi-même, je n’ai pas de lieu d’attache. Les maisons, chalets et appartements que j’ai loués au mois sont tous remplis à la hâte de divans et d’armoires trouvés dans les rues la veille d’un 1er juillet. Ce que je possède est rangé dans des caisses à lait qui jouent à la fois le rôle de boites de déménagement et de mobilier éphémère quand je les empile: bibliothèque, caisses de linge propre, caisse de linge sale. Rien qui ne saurait entrer dans une automobile au prochain départ.
JULIEN–«Je vous rejoins quand j’ai fini de faire le ménage! Le ménage de la chambre, de la cuisine, du walk-in, du garde-manger… Le ménage de l’auto, en fait. C’est que ça devient rapidement le bordel là-dedans.»
L’architecte française Yasmine Abbas regrouperait probablement ces modes de vie sous la vaste appellation du néonomadisme, et longtemps, j’ai considéré ma propre situation et celle de mes amis en ces termes. Pour Abbas, les néonomades, ce sont les roadwarriors, obligés d’être fréquemment sur la route à cause de leur travail, des représentants de commerce par exemple. Ce sont les migrants, les nomades numériques, les réfugiés, les touristes, tous ceux qui, de manière délibérée ou non, sont constamment en mouvement. Nomade, cet ami qui habite dans sa Golf depuis déjà dix ans et qui travaille de contrat en contrat. Nomade, cet autre ami qui, été comme hiver, habite dans sa roulotte isolée. Il m’a déjà dit: «Je sais pas si j’en fais trop, si je stresse pour rien, mais quand j’arrive dans une nouvelle ville, au début, je bouge la roulotte tous les jours. Je mets mes rideaux le soir pour que la lumière soit pas trop visible.» Il a utilisé le mot apprivoiser et ça m’a fait sourire, il a dit: «J’essaie d’apprivoiser les gens.» Ça signifiait: je fais ma ronde, je dors une seule nuit puis je pars, je finis par revenir un peu plus longtemps, et encore un peu plus longtemps, et je vois ce que ça donne. Nomades.
FÉLIX–«J’ai décrété que les meilleurs spots pour dormir, c’est les terrains de frisbee golf. C’est souvent calme, semi-boisé, c’est grand et personne vient jamais. Je me suis abonné à des forums, je pose des questions, j’ai l’air d’un grand passionné. À la fin de mes contrats éparpillés d’un bord pis de l’autre, je vais avoir fait la grande tournée des parcours de frisbee golf en Amérique du Nord!»
Yasmine Abbas pose la mobilité comme une caractéristique indissociable de notre modernité. Bien qu’elle lui reconnaisse de nombreux avantages, elle précise également que ce mouvement généralisé est fait de déracinements à répétition et d’un gaspillage monstre de ressources: surutilisation des moyens de transport, location d’entrepôts de stockage, utilisation compulsive de technologies et de denrées à usage unique. Ajoutons à cette liste non exhaustive tout le stress généré par l’instabilité que ces modes de vie supposent et il apparait rapidement qu’«aller d’un lieu à un autre n’est pas aussi simple1Yasmine Abbas, Le néo-nomadisme: mobilités, partage, transformations identitaires et urbaines, Éditions FYP, Limoges, 2011, p. 14.», que «la mobilité nous coûte2Ibid.». À la lecture de l’ouvrage d’Abbas, je me souviens d’avoir ressenti une forme de soulagement: enfin, quelqu’un qui reconnait cette énergie immense dépensée à bouger, à s’installer encore, à s’installer ailleurs, enfin quelqu’un nomme toute cette énergie perdue.
ALEXANDRE–«Si je recevais un ticket, je serais fiché par les policiers de Québec et tout deviendrait plus compliqué ou plus stressant, alors je bouge. Je me dis que les gens entendent parler des tiny houses ces temps-ci, qu’ils sont peut-être un peu plus sensibilisés. Là, je suis en face d’un petit parc, je dérange pas grand-monde, mais ça va faire trois jours que je suis là, il va falloir que je parte bientôt.»
Quand je pense à mes amis, je pense souvent à l’installation Inside Out (2001) d’Ana Rewakowicz. Inside Out, c’est la réplique de la première chambre habitée par l’artiste à son arrivée à Montréal. La pièce a été recouverte de latex; cette empreinte prélevée est devenue une structure gonflable. Marie Fraser, la commissaire de l’exposition La demeure, présentée au centre Optica en 2002, avait alors affirmé: «Lorsqu’on pénètre à l’intérieur, on n’y retrouve plus les conditions de confort de la demeure, qui dépendent de sa stabilité; au contraire, on est déstabilisé et désorienté par la précarité de la forme3Marie Fraser (dir.), La demeure, L’empreinte, Optica, Montréal, 2008, p. 28..»
Je me souviens d’un été passé sans appartement, dans une enfilade parfaite de projets auxquels il suffisait de dire «oui»: des expéditions de vélo et de canot, des chalets partagés entre amis et un tas d’invitations à rendre visite, à prendre la route, à prendre le temps. Le fait d’être accompagnée transformait alors l’errance en aventure et il y avait quelque chose de trépidant dans ces bagages jamais défaits. Au bilan de ces quatre mois sur la route, ces quatre mois à virevolter chez des amis ou dans la famille, je me souviens d’avoir pensé, comme avec surprise, que ç’aurait pu être difficile. Toute cette incertitude aurait pu devenir un poids lourd à porter—et après déjà quelques années passées en mouvement, c’était la première fois que cette pensée me venait. J’aurais peut-être dû y voir un signe. Y voir un avertissement de ce que ces modes de vie peuvent porter comme glissements, comme fatigue.
JEREMY–«C’est cool, le covoiturage. Pour la planète pis toute, je comprends le principe. Et je sais qu’à plusieurs chars, on brule du gaz pas mal, je le sais, tout ça, mais on dirait que je préfère monter avec le mien pareil. Ça fait longtemps que je me promène avec ma petite maison. Sans elle, je me sens un peu comme un escargot sans sa carapace. Je me sens mou. Mou et vulnérable.»
L’installation Inside Out est devenue une performance. Ana Rewakowicz a voyagé pendant près d’un mois en utilisant la structure gonflable comme tente. C’était l’une des tentes les moins pratiques qui soient. L’artiste raconte l’inconfort vécu alors qu’il «fallait se lever aux deux heures pour regonfler la tente et éviter qu’elle ne s’effondre et étouffe ses occupants4Ana Rewakowicz, «Travelling with My Inflatable Room», Helsinki International Artist Programme, 2018». Il me semble que cette intervention artistique parle de l’étourdissante mobilité dont je faisais alors l’expérience, qu’elle parle du rapport conflictuel au chez-soi lorsque celui-ci est en constante transition. Car s’il est vrai que «la portabilité de la demeure offre toujours la possibilité de se re-placer, de se refaire un chez-soi5Marie Fraser (dir.), op. cit, p. 29.», force est de reconnaitre qu’il n’en reste alors qu’un simulacre, tout au plus un leurre difforme et chambranlant–et au prix de quel effort, quelle énergie, quelle folle dépense?
Nomade, cette amie qui vit dans un autobus difficilement rapporté au Québec après les crues dans l’Ouest, un autobus inondé puis déclaré «perte totale» par les assurances. Nomade, mon amoureux à Québec qui vit dans sa van, dans le stationnement de la compagnie où il travaille. Il y vit avec cinq de ses collègues et toujours dans l’inquiétude de voir cet endroit leur être refusé du jour au lendemain. On leur répète: «Comprenez, nous n’avons pas les permis pour être considérés comme un terrain de camping», «comprenez, ce n’est pas légal», «comptez-vous chanceux qu’on vous laisse utiliser les toilettes», et comment accepter un tel discours, comment en venir à penser qu’il est légitime?
JULIEN–«Je suis tellement tanné d’être chez le monde, jamais dans mes affaires. De devoir demander la permission pour prendre ma douche. C’est sûr que ça me tenterait de me poser quelque part; c’est sûr que ça me ferait du bien. Mais j’ai eu, quoi, deux loyers dans les huit dernières années? De peut-être deux mois chacun? J’ai toujours fait ça, je veux dire: l’Ouest l’hiver, le Québec l’été; le ski quand il y a de la neige, la construction quand il y a de la job. Je sais même pas ce que je veux porter demain; j’ai de la misère à me choisir une paire de bobettes au magasin. Sérieux, je suis loin de savoir où je veux m’installer. Je les regarde, le monde qui se posent, qui s’achètent une maison, qui ont un petit chien fatigant qui jappe aigu quand ils rentrent de travailler, je les regarde, ce monde-là, pis je pense qu’en quelque part, je les envie d’être capables de faire un move badass de même.»
Sur Facebook, une connaissance relaie un reportage de Radio-Canada intitulé «Sans toit, mais pas dans la rue». C’est une situation qu’elle connait de près: d’évictions en refus de location, elle en est venue, exaspérée, à acheter un shack en presswood sans eau courante ni électricité. Depuis sept ans, elle y accueille des gens aux prises avec des situations d’habitation précaires. Je clique sur le reportage, parcours l’article, découvre la notice.
«Ce texte fait partie d’un dossier portant sur l’itinérance cachée. Le phénomène est généralement reconnu comme le fait d’être hébergé temporairement chez d’autres personnes, dans un hôtel ou un motel, dans une roulotte, ou encore dans une maison de chambres, sans avoir de domicile fixe. Selon l’Institut de la statistique du Québec, 7% de la population de 15 ans et plus a vécu un épisode d’itinérance cachée au cours de sa vie.6Ariane Labrèche, «Sans toit, mais pas dans la rue. Cul-de-sac au bout du monde», Radio-Canada, 2022 [En ligne].»
Pour chaque région du Québec, un récit. J’y substitue ceux de mes amis, piégés. Leurs témoignages forment un récit, pratiquement toujours le même: c’est celui de la main-d’œuvre saisonnière dans les régions touristiques, des travailleurs payés au salaire minimum sur qui l’industrie repose pourtant tout entière. C’est le récit de ceux qui habitent dans leurs chars pour les entresaisons, des gens qui, ironiquement, ne trouvent pas à se loger parmi une multitude de chalets et d’appartements loués à la journée ou à la semaine. Les municipalités pourtant tardent à limiter la conversion de résidences en hébergements touristiques. Pourquoi? Qui veut d’une ville de carte postale, d’un territoire pris d’assaut puis déserté, qui veut d’un village aux lumières closes?
Nomades. Qu’est-ce qui, dans la durée, s’effrite? À quel moment ça bascule? Est-ce quand la fatigue nous gagne, quand l’argent manque? Quand le besoin d’un lieu à soi se fait-il pressant, quand être partout traité en invité devient-il un poids? Quand la fierté est-elle atteinte? Peut-être est-ce quand, pour la première fois, on se sent coincé.
Je pense souvent à ma sœur, de qui je me sens responsable. Je pense à la grange mal isolée dans laquelle elle a habité cet hiver avec son copain pour pouvoir travailler dans une station de ski. Ils y ont habité à condition de faire les ménages du Airbnb à côté, moyennant un loyer qui n’était pas exactement ce qu’on appelle «une bonne affaire». Le tuyau reliant la grange au lac a brisé. Tout l’hiver, ma sœur a transporté son eau, pris sa douche en catimini à la montagne de ski et appris à la dure qu’un bidon de 18 litres permet à peine d’actionner la chasse des toilettes trois fois. Elle blague, en parle comme d’un épisode de sensibilisation à la consommation d’eau potable, évite de parler de la gestion quotidienne des seaux qu’il valait mieux utiliser. Je me dis «il aurait fallu la prévenir», me dis «j’ai manqué à ma tâche». Il aurait fallu lui dire ce que ces situations comportent comme défis et exigences, la prévenir qu’elles sont souvent éreintantes, que la représentation qu’on nous en offre n’est que rarement réaliste.
J’ai dit: je suis entourée de gens qui se bricolent une vie autre. J’aurais aussi pu dire que, de ces modes de vie qu’ils considèrent avoir choisis, mes amis se sont parfois sentis ravis, parfois coincés, dépassés par les compromis à faire pour rester en mouvement. Mes amis ont vécu la solitude, ont vécu l’épuisement–c’est qu’à la longue, la précarité use.
Brigitte Léveillé s’intéresse aux modes d’habitation alternatifs—à leurs moments de joie comme à leurs limites. Elle travaille présentement à l’écriture d’un recueil de poésie documentaire intitulé Si nous restons têtus.
Certes, la dernière génération de robots conversationnels affiche d’étonnantes compétences pour produire du texte. Mais écrire, c’est autre chose.
Peut-on pleinement s’accomplir comme femme sans faire l’expérience de la maternité, de l’accouchement et de l’allaitement? On assiste ces années-ci à la libération de la parole des nullipares volontaires, celles qui ne se laissent pas contaminer par la peur de passer à côté de quelque chose.
En regardant au-delà des étiquettes, et en embrassant la diversité sexuelle et de genre, peut-être pourrions-nous découvrir toute la poésie qui nous anime?
Les GIF, ces images qui se répètent ad nauseam, n’ont pas la cote auprès de la jeune génération. Soit. Quelle leçon peut-on en tirer?