Les lucioles sous verre

 credit: Illustrations: Marie-Michèle Robitaille
Illustrations: Marie-Michèle Robitaille
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Dialogue

Les lucioles sous verre

Pour la première édition de cette rubrique, nous avons demandé à Jonathan Livernois et à Ouanessa Younsi d’amorcer une correspondance pour discuter de patrimoine, et de sa signifiance individuelle et collective. Ils ont envisagé le concept à la lumière du passé, de l’amour et de la peur de l’oubli. Extraits choisis.

Jonathan Livernois est essayiste et professeur d’histoire littéraire et intellectuelle au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval. On lui doit notamment Remettre à demain: essai sur la permanence tranquille au Québec (2014, Boréal). Ses écrits sont aussi parus dans Le Devoir, La Presse et la revue Liberté. Il a signé en 2016 La route du Pays-Brûlé dans notre collection Documents.


Pour vouloir conserver, il faut voir en chaque brique un petit lingot de poésie et d’enfants.


Le patrimoine est un concept labile, si je puis dire. Les circonstances des derniers mois ont de quoi alimenter nos réflexions: chaque jour ou presque, Jean-François Nadeau annonce (ou dénonce) dans Le Devoir la destruction d’un moulin ou d’une maison de patriote.

C’est justement une histoire d’ancêtres et de patriotes effrayés que j’ai essayé de raconter dans mon petit essai, paru il y a quelques années: La route du Pays-Brûlé. J’y faisais le point sur notre passé collectif, mais également sur celui de ma famille, car je sentais que des choses n’étaient pas passées, justement. Je rappelais ces mots de Sartre: «Je m’ébattais dans un minuscule sanctuaire, entouré de monuments trapus, antiques, qui m’avaient vu naitre, qui me verraient mourir et dont la permanence me garantissait un avenir aussi calme que le passé.» La «permanence» qui «me garantissait un avenir aussi calme que le passé», c’était le pays, l’amour des miens, ce qui me dépassait. Je le réalisais alors, à regret: le patrimoine est tout sauf stable, le passé ne passe pas bien et il est souvent trompeur—demande aux gens de Chambly, qui retrouveront bientôt une maison Boileau reconstruite à l’identique. Je réalise que c’est aussi le cas de mon patrimoine à moi, intime, mes histoires, les évènements qui m’ont formé, le cancer que j’ai eu à 13 ans, tout ce qui me dépasse. Je continue de me poser les mêmes questions à propos de mon pays, de ma famille et, je m’en rends compte depuis quelque temps seulement, de moi-même.

J’ai l’habitude de répéter les choses jusqu’à avoir mal à la tête: depuis plus de 20 ans, je souffre de troubles obsessionnels compulsifs assez sévères. Cette dernière année, j’ai commencé à avoir, pour mon fils, ma peur de vivre. Cela peut expliquer que je vive dans l’espoir d’une permanence du passé; que je tourne dans ma tête, comme une vis sans fin, les évènements du passé collectif, familial et personnel.

J’ai l’impression, comme l’écrivait Jacques Ferron, que les Québécois se sont toujours considérés comme plus vieux et, par conséquent, plus matures face à leur passé. Qu’est-ce qui est passé, au juste? Qu’est-ce qui a été métabolisé? Qu’est-ce qui a été bradé? Comment le passé finit-il par passer, réellement?

Je pose la question non pas à la psychiatre, mais à la poète. Même s’il est illusoire d’isoler l’une de l’autre, j’imagine. Enfin. Parle-moi de toi, de ton passé. De ce qu’est le patrimoine, en somme.

Je ne connais rien au patrimoine. Peut-être cet aveu signe-t-il la possibilité de la correspondance, car me voici tendue vers le saisissement, vers ce que la beauté peut et ne peut pas.

Tu évoques dans ta lettre les destructions de moulins et de maisons de patriotes. Comme toi j’ai lu les nouvelles; je m’émeus puis je passe au prochain article. Ce qui me rend parfois perplexe dans cette idée de patrimoine, c’est la conception figée du passé qui s’en dégage, comme si le passé se retrouvait dans un bocal et que je le contemplais à travers une vitre sans pouvoir le toucher. Conception qui m’apparait également intellectuelle, car il me semble que pour vouloir, à la fois individuellement et collectivement, préserver un certain héritage, encore faut-il l’aimer.

Et je souhaiterais qu’on m’explique, mieux, qu’on me raconte, à force de récits, d’imaginaire aussi, pourquoi je devrais chérir ces maisons-là, plutôt que les vieilles granges abandonnées qui longent les routes du Québec et de ma vie. Pourquoi cette demeure de telle ou telle figure historique, souvent un personnage principal, plutôt que cette bicoque en apparence inesthétique d’un ouvrier inconnu des manuels d’histoire? Qui dit patrimoine ne dit-il pas pouvoir? Car la préservation d’un patrimoine implique des critères et des personnes ou des institutions qui les établissent.

De l’histoire, je t’avoue que j’aime surtout les personnages secondaires, ceux dont on ne traite pas dans les livres, et j’aime 1000 fois plus ma grand-mère que René Lévesque, même si je reconnais bien sûr l’apport collectif de ce dernier. Mais ma grand-mère, qui a trimé dur pour aller à l’école contre l’époque, qui m’a transmis les mots, je crois que sa mémoire doit être préservée, car à travers elle, comme à travers toutes les Denise, les Louise, les Ginette, c’est une époque qui existe et devrait être racontée. Ces personnages secondaires en marge de l’histoire officielle s’avèrent souvent être des femmes, et je ne trouve pas dans le concept de patrimoine leur présence ni leur «langue rouge» (France Théoret). Car René Lévesque ne serait rien sans toutes ces personnes qui l’ont porté.

Évidemment, je ferais tout pour préserver ma demeure. Normal, j’y suis attachée, car elle a vu les premiers sourires de mon fils, nos caresses, nos jeux, 384 «coucous!», elle a vu ma cicatrice, mes jambes enflées, mon anémie, elle a gouté au lait qui coulait de mes seins sur le plancher. Peut-être cette apparente indifférence face aux destructions de maisons dites patrimoniales vient-elle de ce manque d’amour. Car pour vouloir conserver, il faut voir en chaque brique un petit lingot de poésie et d’enfants. Ces maisons pullulent surement d’histoires cachées sous les récits plus officiels, des histoires où se reconnaitre, qui deviendraient à la fois miroirs et mémoires. Des histoires en apparence petites, communes, et pourtant n’est-ce pas notre histoire à toutes et à tous. Car pour un Bach ou un Lévesque, combien serons-nous de morts inconnus?

Je crois qu’au mot patrimoine je préfère le terme culture, plus vivant à mon oreille, plus large, plus immatériel. Plus ancré, aussi, dans la vie. Au mot patrimoine je préfère aussi le terme passé, qui est tout ce que nous avons. Un collègue, psychiatre et psychanalyste, dit qu’on peut changer de passé, car on peut changer de récit. J’aime cette idée, qui intègre l’aspect en mouvement de l’histoire et, qui sait, du patrimoine.

Tu demandes: «Comment le passé finit-il par passer, réellement?» Le passé, du moins à mon avis, se rejoue tant qu’il n’est pas intégré comme part de l’histoire. Pontalis, dans la préface d’un livre de Winnicott, Jeu et réalité, écrit: «l’effondrement—le breakdown—redouté, parce qu’il menacerait toujours d’avoir lieu dans l’avenir, a en fait déjà eu lieu dans le passé. Mais—et c’est là le paradoxe central—il a eu lieu sans trouver son lieu psychique; il n’est déposé nulle part. […] Quelque chose a eu lieu qui n’a pas de lieu.» Peut-être que sur le plan collectif, le patrimoine serait un lieu pour ce qui a eu lieu?

Je ne t’ai pas encore raconté mon passé, mes effondrements, le jour de ma naissance. Je le ferai dans une prochaine lettre, car celle-ci s’allonge, et les couches, et le lait, et l’amour. Mais puisque je crois qu’on parle toujours, d’une certaine façon, de soi, je pense que j’ai parlé de mon passé. Après tout, la mémoire, comme l’écriture, reste affective et peut-être que le patrimoine l’est aussi, ou devrait l’être?

Médecin psychiatre et poète, Ouanessa Younsi est l’auteure de plusieurs livres, dont Métissée (2018) et Soigner, aimer (2016), tous deux parus aux éditions Mémoire d’encrier. Féministe engagée, elle s’interroge sur l’origine, l’identité, l’altérité, l’héritage perdu et le sens retrouvé.

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