Biorégion ou barbarie
Et si le projet biorégional pouvait nous aider à traverser l’effondrement? Dans cet extrait de l’essai «Faire que!», récemment paru chez Lux Éditeur, l’auteur et philosophe Alain Deneault appelle à un certain retour à la terre.
Les médias de masse ont dépeint Le gang des Bélanger comme une organisation criminelle qui semait la terreur à Montréal dans les années 1980. Plus de trois décennies après la dissolution du groupe, leur chef livre sa version des faits à la maison d’édition Mémoire d’encrier.
«Le gang ne nourrissait pas la violence, mais il réagissait plutôt à la violence des autres.»
Depuis qu’on avait pris la décision de se défendre contre les insultes et les attaques racistes, ce n’était pas uniquement notre expérience au centre-ville qui avait changé. Grâce à cette décision, on réagissait aux insultes et aux menaces partout où on allait, y compris dans de nombreux endroits où on acceptait auparavant les agressions. Lorsqu’on se rendait à Montréal-Nord, par exemple, on continuait à recevoir des insultes racistes de toutes parts en marchant dans la rue. Désormais, au lieu de les éviter, on cherchait d’où elles venaient. Parfois, il s’agissait d’un individu blanc dans l’un des immeubles, abreuvant la ville de ses propos racistes depuis un balcon. On identifiait à quel étage et de quel côté du bâtiment il se trouvait tout en anticipant notre propre réaction. Si on n’était que deux ou trois, on revenait plus tard avec nos amis; si on était déjà cinq ou plus, on était prêts. Une fois dans l’immeuble, on frappait à la porte de l’appartement du détracteur. Lorsqu’il ouvrait la porte, l’un de nous demandait: «Pourquoi tu nous as insultés?» Il n’avait pas le temps de répondre qu’on le plaquait déjà au sol. La personne ne s’attendait jamais à ce que l’on fasse ça! On le laissait par terre, puis on sortait du bâtiment.
On a continué ainsi pendant un certain temps, en adoptant toujours une approche identique. Il est intéressant de noter que nous n’avons jamais eu à affronter la même personne deux fois. Il nous est déjà arrivé de passer devant l’appartement d’un gars qu’on avait battu auparavant. Il était assis dehors sur son balcon. Mon corps s’était tendu, anticipant son insulte et la confrontation qui allait suivre. Toutefois, il n’a pas dit un mot. Il a tout simplement détourné les yeux, comme s’il ne nous avait pas vus. Il nous arrivait plus souvent de ne plus jamais revoir la personne qu’on avait confrontée. Où était allée la personne? On n’en avait aucune idée. Peut-être avait-elle déménagé dans un autre quartier, peut-être était-elle simplement restée dans son appartement plutôt que de s’asseoir sur son balcon. Quelle qu’en soit la raison, nos actions ont eu pour effet de débarrasser progressivement les rues de Montréal-Nord des insultes et menaces racistes. Tout comme on avait fait du métro un de nos territoires, les rues sont devenues nôtres, des lieux où on pouvait nous déplacer librement et nous amuser, comme n’importe quel autre résident de Montréal. On pouvait tout bonnement vaquer à nos occupations, sans avoir à entendre des insultes humiliantes ni à craindre les actes violents de nature raciste.
Ces affrontements nous réjouissaient. En effet, il y avait un sentiment de joie associé au fait de changer nos conditions de vie, de faire en sorte que ces lieux d’hostilité deviennent pour nous des lieux de divertissement sans avoir à vivre dans l’humiliation ou dans la peur. Heureusement pour nous, les lieux qu’on pouvait reconquérir en ayant recours à cette stratégie ne manquaient pas. Par exemple, il y avait de nombreux bars dans la ville qui refusaient entièrement l’entrée aux Noirs ou avaient un quota informel. Chez Zouzou, un bar du centre-ville, situé sur la rue Mackay, permettait l’entrée aux Noirs, mais ils appliquaient une limite informelle pour que leur nombre soit raisonnable1«200 $ d’amende pour avoir refusé un Noir chez Zouzou», La Presse, 25 septembre 1980; «Club owner is fined for barring black», Montreal Gazette, 26 septembre 1980. Non loin de là, sur la rue Mansfield, le Club Capitol a été accusé de discrimination raciale en 1983 après avoir refusé l’entrée à quatre hommes noirs, affirmant que le club était privé (ce qui n’était pas le cas). Les hommes y sont finalement entrés en suivant un groupe de personnes blanches, mais le directeur du club les a repérés et les a fait expulser de force2Christopher Neal, «Four blacks charge racism after being barred from disco», Montreal Gazette, 7 mai 1983..
Il existait également un club sur la rue Sainte-Catherine, Le Rendez-Vous, qui usait de stratégie plus créative. En 1983, le propriétaire a jugé qu’il y avait trop de Noirs qui fréquentaient son club et il a déclaré que ces derniers «monopolisaient» l’endroit. Il l’a donc transformé en un bar country et western appelé Le Calgary. Lorsque les Noirs tentaient d’entrer dans le nouveau bar, le portier leur refusait l’entrée en disant: «Les Noirs n’ont pas le droit de venir ici.3Albert Martinaitis, «Black man aims at club color barrier», Montreal Gazette, 22 juin 1988.» Le propriétaire a eu l’audace de déclarer aux médias: «Nous ne laissons pas un seul visage noir entrer dans cet endroit. Je le fermerai plutôt que de permettre cela.4Christopher Neal, . Night club owner denies policy of refusing blacks ., Montreal Gazette, 25 juin 1983.» Le bar a rapidement cessé ses activités.
Lorsqu’on a commencé à fréquenter des bars, on ne savait jamais à quoi nous attendre. Il y avait un club à Montréal-Nord, l’Horizon, qu’on aimait beaucoup. C’était un endroit chic, avec une clientèle majoritairement italienne. Les gens portaient de beaux vêtements et arrivaient au volant de voitures luxueuses. Il y avait un panneau à côté de l’entrée indiquant «Pas de Noirs». Ils permettaient le passage à quelques-uns d’entre nous, surtout ceux qui étaient plus clairs de peau, mais nous n’étions jamais autorisés à entrer tous ensemble.
Un de nos amis qui vivait sur la Rive-Sud nous a parlé d’un autre bar, le Centre de danse de Longueuil. Il avait essayé d’entrer une nuit avec un groupe d’amis, tous noirs, mais le portier lui avait demandé de lire le panneau à côté de la porte. «Pas de N*gres», annonçait le panneau. Nous avions fermé les yeux sur la discrimination à l’Horizon, mais là, c’en était trop. On a décidé de saboter le bar, comme on s’y était pris avec les autres endroits à Montréal. Un samedi soir, on a fait le long trajet en transport en commun de Saint-Michel à Longueuil.
Arrivés au Centre de danse, nous avons aperçu l’enseigne raciste. Un seul portier se tenait debout à côté de l’entrée, alors je me suis approché de lui et je lui ai demandé: «Qu’est-ce que vous entendez par “pas de N*gres”?». «C’est simple, nous a répondu le portier. Les gens comme vous ne sont pas autorisés à entrer.» C’est alors que je lui ai donné un coup de poing dans la bouche. Mes amis se sont rapidement ralliés à moi. L’homme était par terre lorsque trois ou quatre autres portiers, des hommes blancs très costauds, ont émergé de l’intérieur du bar. Nous avons tous commencé à courir. J’ai entendu l’un d’eux pester derrière moi: «nous allons vous tuer», et j’ai réalisé qu’ils avaient dégainé leurs armes sur nous. J’ai fini par atterrir dans une rue transversale où j’ai tourné, puis je me suis glissé sous une voiture pour me cacher. J’ai pu constater que les autres faisaient la même chose, chacun cherchant à se protéger dans l’obscurité de la nuit. Les portiers ne nous ont pas trouvés, mais, après un moment, nous avons vu une équipe de policiers fouiller la zone avec leurs lampes de poche. Quand ils nous ont vus, ils nous ont ordonné de rentrer chez nous en empruntant les rues secondaires. «Il vaut mieux que vous quittiez les lieux tranquillement», a déclaré l’un d’eux. On n’a jamais pu entrer au Centre de danse et, sachant qu’on n’était pas à la hauteur de colosses blancs armés, on n’y est jamais retournés.
Maxime Aurélien est né à Port-au-Prince et a grandi à Montréal. Il est le premier chef de gang de rue haïtien de Montréal. Présentement, il est propriétaire de Cash Content, commerce de prêt sur gage et salon de barbier dans l’est de Montréal.
Ted Rutland est professeur à l’Université Concordia. Ses recherches et son activisme portent sur les dynamiques raciales qui sous-tendent l’organisation urbaine et l’intervention policière dans les villes canadiennes.
Pour aller plus loin
Il fallait se défendre, un livre de Maxime Aurélien et Ted Rutland paru aux éditions Mémoire d’encrier
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