Lettres à un jeune poète

Rainer Maria Rilke
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Grands essais

Lettres à un jeune poète

À une époque où les réseaux sociaux sont devenus le déversoir de nos pulsions narcissiques, les conseils de Rainer Maria Rilke semblent plus que jamais salutaires. L’introspection, la patience et la solitude sont, aux yeux du poète, la clé pour exacerber notre conscience du monde. Plus de 100 ans après leur publication, les Lettres à un jeune poète offrent aux tourments de notre siècle un contrepoint lumineux et étonnamment moderne.

Rainer Maria Rilke - 1903

Avec une introduction de Sébastien Harrisson

Considéré dans ce texte

La nécessité du geste créatif. Le bon usage de l’ironie. La tristesse et la solitude. Pourquoi l’amour devrait sortir des conventions sociales. Les rapports hommes-femmes. L’urgence de renouer avec la poésie ordinaire. La vacuité des ouvrages critiques et de l’esprit de chapelle.

À propos de ce texte

À l’automne 1902, Franz Xaver Kappus, cadet à l’Académie militaire de Wiener-Neustadt, met la main sur un recueil de poèmes de Rainer Maria Rilke. À moi pour me fêter—en allemand Mir zur Feier —marque si fortement le jeune homme qu’il décide d’écrire au célèbre écrivain afin de solliciter son avis sur les vers qu’il griffonne en secret. Ce geste, en apparence bien juvénile, déclenche une correspondance qui durera près de six ans et à travers laquelle Rilke ouvre une large fenêtre sur sa démarche de poète et sa vision de l’écriture. Ce n’est qu’en 1929, soit trois ans après la mort de Rilke, que Kappus choisit finalement de publier ces lettres. Dès sa parution, l’ouvrage posthume connaitra le succès et deviendra, ironiquement, le livre le plus lu de Rilke et l’une des œuvres les plus fréquemment citées de la littérature du 20e siècle.

«Demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit: “Suis-je vraiment contraint d’écrire?”». Cette question de la nécessité de l’écriture, de son ancrage au plus profond du sujet et de sa psyché, est la pierre angulaire sur laquelle le poète vient construire sa réflexion. Dans une prose sobre, Rilke élève l’écriture—et, par analogie, tout ouvrage né de cette même nécessité—au rang de vocation, vocation que l’on ne peut sonder qu’en se tournant vers sa «grande solitude intérieure». Cette posture introspective, à laquelle Rilke enjoint le jeune homme, se veut aussi un appel à la responsabilité de chacun quant à ses choix et à l’unicité de sa trajectoire de vie.

Bien que résolument individualiste, cette réflexion n’exclut pas pour autant le monde. Au fil de ses lettres, le poète parle de sa société et de son époque, des hommes et des femmes, de la guerre et des armes, de la foi et de Dieu, de même que d’une foule de thèmes sous-jacents qui frappent tant par leur pertinence que par la modernité du regard que Rilke pose sur eux. Après la plongée en soi, c’est donc à une lucidité plus grande par rapport à ce qui l’entoure que Rilke convie son jeune correspondant. Car l’individualisme rilkéen n’est pas exempt d’humilité; on pourrait même dire qu’il se forge et s’expérimente à même la conscience aigüe d’être un parmi la multitude des êtres: «Toujours veille derrière toi une ample mélodie tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n’a sa place que de temps à autre», écrit-il plus tard dans ses Notes sur la mélodie des choses.

Plus de 100 ans après leur écriture, ces lettres s’imposent comme une lecture incontournable pour qui songe à prendre la plume, mais aussi pour tous ceux et celles qui souhaitent réfléchir à ce que signifie, au sens propre comme au sens figuré, «faire entendre sa voix».

À une époque où les médias sociaux ont remplacé cette «vaste mélodie» en devenant le déversoir de nos pulsions narcissiques et exhibitionnistes, l’individualisme rilkéen revêt une aura quasi sacrée et mystique. Sans y opposer une vision moralisatrice, Rilke offre aux tourments de notre époque un contrepoint lumineux et étonnamment moderne. Si bien que nous gagnons tous et toutes à nous plonger dans ses Lettres à un jeune poète et à devenir, le temps d’une lecture, ce correspondant avide de réponses qu’au final le grand Rilke n’aura jamais rencontré. 


Né au Québec en 1975, Sébastien Harrisson est dramaturge, directeur artistique et metteur en scène. Auteur de nombreux textes de théâtre traduits en plusieurs langues, il a notamment signé Musique pour Rainer Maria Rilke et dirige la compagnie de théâtre Les Deux Mondes.

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Note: des passages ont été coupés dans  les extraits ci-dessous.


Paris, le 17 février 1903

Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire: examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même: mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire? Ceci surtout: demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit: «Suis-je -vraiment contraint d’écrire?» Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple: «Je dois», alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants: ce sont les plus difficiles. Là où des traditions sures, parfois brillantes, se présentent en nombre, le poète ne peut livrer son propre moi qu’en pleine maturité de sa force. Fuyez les grand sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous parait pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons. Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à ces travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle, qui vous sera chère, comme l’un de vos modes de vie et d’expression. Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. Aussi, cher Monsieur, n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci: entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez la réponse à la question: devez-vous créer? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint.

Il se pourrait qu’après cette descente en vous-même, dans le «solitaire» de vous-même, vous dussiez renoncer à devenir poète. (Il suffit, selon moi, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il soit interdit d’écrire.) Alors même, cette plongée que je vous demande n’aura pas été vaine. Votre vie lui devra en tout cas des chemins à elle. Que ces chemins vous soient bons, heureux et larges, je vous le souhaite plus que je ne saurais le dire.


Viareggio, près de Pise (Italie), le 5 avril 1903

Ne vous laissez pas dominer par [l’ironie], surtout à vos heures de sècheresse. Dans les moments créateurs efforcez-vous de vous en servir comme d’un moyen de plus pour saisir la vie. Employée pure, elle aussi est pure; il ne faut pas en avoir honte. Si vous vous sentez trop de penchant pour elle, si vous redoutez avec elle une intimité grandissante, tournez-vous vers de grandes et graves choses, en face desquelles elle devienne petite et comme perdue. Gagnez les profondeurs: l’ironie n’y descend pas. Si elle vous accompagne jusqu’aux bords de la grandeur, cherchez si elle répond à une nécessité de votre être. Sous l’action des choses graves, ou bien elle se détachera de vous (c’est qu’elle n’était là que par accident), ou, vous étant vraiment innée, elle se forgera elle-même en instrument précieux et prendra sa place dans l’ensemble des moyens dont vous devez former votre art.


Viareggio, près de Pise (Italie), le 13 avril 1903

Je vous adresse une prière. Lisez le moins possible d’ouvrages critiques ou esthétiques. Ce sont, ou bien des produits de l’esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie, ou bien d’habiles jeux verbaux; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c’est l’opinion contraire. Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes rendus, ces introductions. Eussiez-vous même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira lentement, avec le temps, à un autre état de connaissance. Laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre être et ne peut souffrir ni pression ni hâte. Porter jusqu’au terme, puis enfanter: tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment murir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermées à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté. L’art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs.

Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas: dix ans ne sont rien. Être artiste, c’est ne pas compter, c’est croitre comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. Je l’apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis: patience est tout.

Si votre quotidien vous parait pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses.


Vous avez assez bien défini [le poète Richard Dehmel] par ce mot: «Vivre et créer en rut.» Au vrai, la vie créatrice est si près de la vie sexuelle, de ses souffrances, de ses voluptés, qu’il n’y faut voir que deux formes d’un seul et même besoin, d’une seule et même jouissance. Et si, au lieu de «rut», on pouvait dire «sexe» dans le sens pur, élevé et large de ce mot, libéré des suspicions de l’Église, l’art de Dehmel serait très haut et de la meilleure source. Sa puissance poétique est grande, forte comme un instinct. Elle a des rythmes à elle, sauvages: elle jaillit comme d’un roc.

Mais cette force n’est pas toujours sincère, elle ne va pas sans quelque pose (c’est là une des plus dures épreuves du créateur: il doit rester dans l’ignorance de ses meilleurs dons, ne pas même les pressentir, au risque de se priver de leur ingénuité, de leur virginité). Quand la puissance qui subjugue son être rencontre la sexualité, elle ne trouve pas en Dehmel un homme aussi pur qu’il le faudrait. Son monde de l’amour n’est pas tout à fait mûr, pas tout à fait purifié, pas assez humain; ce n’est que l’instinct du mâle: c’est du rut, de l’ivresse, de l’inquiétude: il est chargé de ces façons et de ces préjugés qui défigurent l’amour. Parce qu’il n’éprouve l’amour qu’en mâle, et non en homme, il y a en lui quelque chose d’étroit, de sauvage, dirai-je, de haineux, de passager: il y a du «non éternel» qui rabaisse son art et le rend équivoque et douteux. Cet art n’est pas sans taches: il porte la marque du moment et de la passion. Peu en restera. (Mais n’en va-t-il pas ainsi presque de tout l’art!) Il n’en donne pas moins à jouir dans ce qu’il y a de grand.


En séjour à Worpswede, près de Brême (Allemagne), le 16 juillet 1903

Si vous vous accrochez à la nature, à ce qu’il y a de simple en elle, de petit, à quoi presque personne ne prend garde, qui, tout à coup, devient l’infiniment grand, l’incommensurable, si vous étendez votre amour à tout ce qui est; si très humblement vous cherchez à gagner en serviteur la confiance de ce qui semble misérable, alors tout vous deviendra plus facile, vous semblera plus harmonieux et, pour ainsi dire, plus conciliant. Votre entendement restera peut-être en arrière, étonné: mais votre conscience la plus profonde s’éveillera et saura. Vous êtes si jeune, si neuf devant les choses, que je voudrais vous prier, autant que je sais le faire, d’être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les «vivre». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. Il se peut que vous portiez en vous le don de former, le don de créer, mode de vie particulièrement heureux et pur. Poursuivez en ce sens—mais, surtout, confiez-vous à ce qui vient. Quand ce qui vient sort d’un appel de votre être, d’une indigence quelconque, prenez-le à votre compte, ne le haïssez pas. Les voies de la chair sont difficiles, certes. Mais c’est du difficile que nous devons porter. Presque tout ce qui est grave est difficile; et tout est grave. Si seulement vous parvenez à le reconnaitre, si vous arrivez par vous-même, par vos dons à vous, par votre nature, par votre expérience à vous depuis votre enfance, par votre puissance propre, à créer un rapport entre vous et la chair, qui soit bien à vous et dégagé de toute convention, de toute mode, alors vous ne devez plus craindre de vous perdre et d’être indigne de votre bien le plus précieux.


La volupté de la chair est une chose de la vie des sens au même titre que le regard pur, que la pure saveur d’un beau fruit sur notre langue, elle est une expérience sans limites qui nous est donnée, une connaissance de tout l’univers, la connaissance même dans sa plénitude et sa splendeur. Le mal n’est pas dans cette expérience, mais en ceci que le plus grand nombre en mésusent, proprement la galvaudent. Elle n’est pour eux qu’un excitant, une distraction dans les moments fatigués de leur vie, et non une concentration de leur être vers les sommets. Les hommes ont, du manger aussi, fait autre chose; indigence d’un côté, pléthore de l’autre, ont troublé la clarté de ce besoin. Ainsi ont été troublés tous les besoins simples et profonds, par lesquels la vie se renouvèle. Mais chacun, pour soi-même, peut les clarifier et les vivre clairement. Sinon tous, du moins l’homme de solitude. Il est donné à celui-là de reconnaitre que toute beauté, chez les animaux comme chez les plantes, est une forme durable et nue de l’amour et du désir. Il voit les animaux et les plantes s’accoupler, se multiplier et croitre, avec patience et docilité, non pour servir la loi du plaisir ou de la souffrance, mais une loi qui dépasse plaisir et souffrance et l’emporte sur toute volonté ou résistance. Fasse que ce mystère, dont la terre est pleine jusque dans ses moindres choses, l’homme le recueille avec plus d’humilité: qu’il le porte, qu’il le supporte plus gravement! Au lieu de le prendre à la légère, qu’il ressente combien il est lourd! Qu’il ait le culte de sa fécondité. Qu’elle soit de la chair ou de l’esprit, la fécondité est «une»: car l’œuvre de l’esprit procède de l’œuvre de chair et partage sa nature. Elle n’est que la reproduction en quelque sorte plus mystérieuse, plus pleine d’extase, plus «éternelle» de l’œuvre charnelle. «Le sentiment que l’on est créateur, le sentiment que l’on peut engendrer, donner forme» n’est rien sans cette confirmation perpétuelle et universelle du monde, sans l’approbation mille fois répétée des choses et des animaux. La jouissance d’un tel pouvoir n’est indiciblement belle et pleine que parce qu’elle est riche de l’héritage d’engendrements et d’enfantements de millions d’êtres. En une seule pensée créatrice revivent mille nuits d’amour oubliées qui en font la grandeur et le sublime. Ceux qui se joignent au cours des nuits, qui s’enlacent, dans une volupté berceuse, accomplissent une œuvre grave. Ils amassent douceurs, gravités et puissances pour le chant de ce poète qui se lèvera et dira d’inexprimables bonheurs. Tous ils appellent l’avenir. Et, même quand ils font fausse route, quand ils sont aveugles dans leurs étreintes, l’avenir vient. Un homme de plus se lève, et du fond du hasard, semblant seul ici obéi, s’éveille la loi qui veut que tout germe fort et puissant perce son chemin vers l’œuf qui s’avance ouvert. Ne vous laissez pas tromper par les apparences. Dans le profond tout est loi. Et pour ceux qui vivent mal ce mystère, qui se fourvoient—et c’est le plus grand nombre—, le mystère n’est perdu que pour eux-mêmes. Ils ne le transmettent pas moins aux autres, comme une lettre scellée, sans en rien connaitre. Que l’infinie variété des cas, la multiplicité des mots qui les désignent, ne vous fassent pas douter là. Tout est peut-être régi par une vaste maternité, une commune passion. La beauté de la jeune fille, de cet être qui, comme vous le dites si joliment, «n’a encore rien donné», est faite à la fois du pressentiment, du désir et de l’effroi de la maternité. La beauté de la femme quand elle est mère est faite de la maternité qu’elle sert: et quand elle est parvenue à la vieillesse, de ce grand souvenir qui vit en elle. L’homme, me semble-t-il, est aussi maternité, au physique et au moral; engendrer est pour lui une manière d’enfanter, et c’est réellement «enfanter» que de créer de sa plus intime plénitude. Les sexes sont peut-être plus parents qu’on ne le croit; et le grand renouvèlement du monde tiendra sans doute en ceci: l’homme et la femme, libérés de toutes leurs erreurs, de toutes leurs difficultés, ne se rechercheront plus comme des contraires, mais comme des frères et sœurs, comme des proches. Ils uniront leurs humanités pour supporter ensemble, gravement, patiemment, le poids de la chair difficile qui leur a été donnée.


Rome, le 14 mai 1904

Ne vous laissez pas troubler dans votre solitude parce que vous sentez en vous des velléités d’en sortir. Ces tentations doivent même vous aider si vous les utilisez dans le calme et la réflexion, comme un instrument pour étendre votre solitude à un pays plus riche encore et plus vaste. Les hommes ont pour toutes les choses des solutions faciles (conventionnelles), les plus faciles des solutions faciles. Il est pourtant clair que nous devons nous tenir au difficile. Tout ce qui vit s’y tient.

L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-mêmes; l’œuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations. C’est pour cela que les êtres jeunes, neufs en toutes choses, ne savent pas encore aimer; ils doivent apprendre. De toutes les forces de leur être, concentrées dans leur cœur qui bat anxieux et solitaire, ils apprennent à aimer. Tout apprentissage est un temps de clôture. Ainsi pour celui qui aime, l’amour n’est longtemps, et jusqu’au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde. L’amour ce n’est pas dès l’abord se donner, s’unir à un autre. (Que serait l’union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants?) L’amour, c’est l’occasion unique de murir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu’appelle le large. Dans l’amour, quand il se présente, ce n’est que l’obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir. Il leur faut d’abord thésauriser longtemps, accumuler beaucoup. Le don de soi-même est un achèvement: l’homme en est peut-être encore incapable.

Là est l’erreur si fréquente et si grave des jeunes. Ils se précipitent l’un vers l’autre, quand l’amour fond sur eux, car il est dans leur nature de ne pas savoir attendre. Ils se déversent, alors que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre. Mais quoi? Que peut faire la vie de cet enchevêtrement de matériaux gâchés qu’ils appellent leur union et qu’ils voudraient même appeler leur bonheur?—Et quel lendemain? Chacun se perd lui-même pour l’amour de l’autre, et perd l’autre aussi et tous ceux qui auraient pu venir encore. Et chacun perd le sens du large et les moyens de le gagner, chacun échange les va-et-vient des choses du silence, pleins de promesses, contre un désarroi stérile d’où ne peuvent sortir que dégout, pauvreté, désillusion. Il ne lui reste plus qu’à trouver un refuge dans une de ces multiples conventions qui s’élèvent partout comme des abris le long d’un chemin périlleux. Nulle région humaine n’est aussi riche de conventions que celle-là. Canots, bouées, ceintures de sauvetage, la société offre là tous les moyens d’échapper. Enclins à ne voir dans l’amour qu’un plaisir, les hommes l’ont rendu d’accès facile, bon marché, sans risques, comme un plaisir de foire. Combien d’êtres jeunes ne savent pas aimer, combien se bornent à se livrer comme on le fait couramment (bien sûr, la moyenne en restera toujours là) et qui ploient sous leur erreur! Ils sentent bien que c’est là une question qui se pose d’être à être, et qu’il y faut, pour chaque cas, une réponse unique, étroitement personnelle. Mais comment, s’ils se sont déjà confondus, dans la précipitation de leur étreinte, s’ils ont perdu ce qui leur est propre, trouveraient-ils en eux-mêmes un chemin pour échapper à cet abime où a sombré leur solitude?

Ils agissent à l’aveugle l’un et l’autre. Ils usent leur meilleur vouloir à se passer de conventions comme le mariage, pour tomber dans des conventions moins voyantes certes, mais tout aussi mortelles. C’est qu’il n’est, à leur portée, que des conventions. La rupture même serait un geste conventionnel, impersonnel, fortuit, débile et inefficace. Pas plus que dans la mort qui est difficile, dans l’amour, lui aussi difficile, celui qui va gravement n’aura l’aide d’aucune lumière, d’aucune réponse déjà faite, d’aucun chemin tracé d’avance. Dans la mesure où nous sommes seuls, l’amour et la mort se rapprochent. Les exigences de cette redoutable entreprise qu’est l’amour traversant notre vie ne sont pas à la mesure de cette vie, et nous ne sommes pas de taille à y répondre dès nos premiers pas. Mais si, à force de constance, nous acceptons de subir l’amour comme un dur apprentissage, au lieu de nous perdre aux jeux faciles et frivoles qui permettent aux hommes de se dérober à la gravité de l’existence, alors peut-être un insensible progrès, un certain allègement pourra venir à ceux qui nous suivront, et longtemps encore après nous. Et ce serait beaucoup.

À peine en arrivons-nous aujourd’hui à considérer sans préjugés les rapports d’un être avec un autre. Nos tentatives pour vivre de tels rapports manquent d’exemples qui les guideraient. Et pourtant le passé enferme des ébauches de vie qui ne demandent qu’à aider nos pas hésitants.

Cette humanité qu’a murie la femme dans la douleur et dans l’humiliation verra le jour quand la femme aura fait tomber les chaines de sa condition sociale. Et les hommes qui ne sentent pas venir ce jour seront surpris et vaincus.

La jeune fille et la femme, dans leur développement propre, n’imiteront qu’un temps les manies et les modes masculines, n’exerceront qu’un temps des métiers d’hommes. Une fois finies ces périodes incertaines de transition, on verra que les femmes n’ont donné dans ces mascarades, souvent ridicules, que pour extirper de leur nature les influences déformantes de l’autre sexe. La femme qu’habite une vie plus spontanée, plus féconde, plus confiante, et sans doute plus mure, plus près de l’humain que l’homme—le mâle prétentieux et impatient, qui ignore la valeur de ce qu’il croit aimer, parce qu’il ne tient pas aux profondeurs de la vie, comme la femme, par le fruit de ses entrailles. Cette humanité qu’a murie la femme dans la douleur et dans l’humiliation verra le jour quand la femme aura fait tomber les chaines de sa condition sociale. Et les hommes qui ne sentent pas venir ce jour seront surpris et vaincus. Un jour (des signes certains l’attestent déjà dans les pays nordiques), la jeune fille sera; la femme sera. Et ces mots «jeune fille», «femme», ne signifient plus seulement le contraire du mâle, mais quelque chose de propre, valant en soi-même; non point un simple complément, mais une forme complète de la vie: la femme dans sa véritable humanité.

Un tel progrès transformera la vie amoureuse aujourd’hui si pleine d’erreurs (et cela malgré l’homme, qui d’abord sera devancé). L’amour ne sera plus le commerce d’un homme et d’une femme, mais celui d’une humanité avec une autre. Plus près de l’humain, il sera infiniment délicat et plein d’égards, bon et clair dans toutes les choses qu’il noue ou dénoue. Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement: deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre.


Borgeby Gard, Fladie (Suède), le 12 aout 1904

De grandes et multiples tristesses [ont] croisé votre route et leur seul passage, dites-vous, vous a ébranlé. De grâce, -demandez-vous si ces grandes tristesses n’ont pas traversé le profond de vous-même, si elles n’ont pas changé beaucoup de choses en vous, si quelque point de votre être ne s’y est pas proprement transformé. Seules sont mauvaises et dangereuses les tristesses qu’on transporte dans la foule pour qu’elle les couvre. Telles ces maladies négligemment soignées et sottement, qui ne disparaissent qu’un temps pour reparaitre ensuite plus redoutables que jamais. Celles-là s’amoncèlent dans l’être: elles sont bien de la vie, mais de la vie qui n’a pas été vécue, qui est dédaignée, comme abandonnée, et qui n’en peut pas moins causer notre mort. Si notre regard portait au-delà des limites de la connaissance, et même plus loin que le halo de nos pressentiments, peut-être recueillerions-nous avec plus de confiance encore nos tristesses que nos joies. Elles sont des aubes nouvelles où l’inconnu nous visite. L’âme, effarouchée et craintive, se tait: tout s’écarte, un grand calme se fait, et l’inconnaissable se dresse, silencieux.

Presque toutes nos tristesses sont, je crois, des états de tension que nous éprouvons comme des paralysies, -effrayés de ne plus nous sentir vivre. Nous sommes seuls alors avec cet inconnu qui est entré en nous, privés de toutes les choses auxquelles nous avions l’habitude de nous confier. Nous nous trouvons dans un courant dont il nous faut subir le flot. La tristesse, elle aussi, est un flot. L’inconnu s’est joint à nous, s’est introduit dans notre cœur, dans ses plus secrets replis: déjà même ce n’est plus dans notre cœur qu’il est, il s’est mêlé à notre sang, et ainsi nous ne savons pas ce qui s’est passé. On nous ferait croire sans peine qu’il ne s’est rien passé. Et pourtant, nous voilà transformés comme une demeure par la présence d’un hôte. Nous ne pouvons pas dire qui est venu, nous ne le saurons peut-être jamais. Mais bien des signes nous indiquent que c’est l’avenir qui entre en nous de cette manière pour se transformer en notre substance, bien avant de prendre forme lui-même. Voilà pourquoi la solitude et le recueillement sont si importants quand on est triste. Ce moment, d’apparence vide, ce moment de tension où l’avenir nous pénètre, est infiniment plus près de la vie que cet autre moment où il s’impose à nous du dehors, comme au hasard et dans le tumulte. Plus nous sommes silencieux, patients et recueillis dans nos tristesses, plus l’inconnu pénètre efficacement en nous. Il est notre bien. Il devient la chair de notre destinée. Il nous maintiendra étroitement à elle quand elle s’échappera de nous pour s’accomplir, c’est-à-dire pour se projeter sur le monde. Et il faut que ce soit ainsi. Il est nécessaire—et c’est en cela que tient tout notre développement—que nous ne rencontrions rien qui ne nous appartienne déjà depuis longtemps. La science a dû déjà bien souvent modifier ses idées sur le mouvement: de même n’apprendrons-nous que peu à peu que ce que nous appelons la destinée ne vient pas du dehors à l’homme, mais qu’elle sort de l’homme même. De même qu’on s’est trompé longtemps sur la marche du Soleil, on se trompe encore sur la marche de l’avenir. L’avenir est fixe, c’est nous qui sommes toujours en mouvement dans l’espace infini.

Et si nous revenons à la solitude, il nous devient de plus en plus clair qu’elle n’est pas une chose qu’il nous est loisible de prendre ou de laisser. Nous sommes solitude. Nous pouvons, il est vrai, nous donner le change et faire comme si cela n’était pas. Mais c’est tout. Comme il serait préférable que nous comprenions que nous sommes solitude; oui: et partir de cette vérité!

Nous devons accepter notre existence aussi complètement qu’il est possible. Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons. La peur de l’inexplicable n’a pas seulement appauvri l’existence de l’individu, mais encore les rapports d’homme à homme, elle les a soustraits au fleuve des possibilités infinies, pour les abriter en quelque lieu sûr de la rive. Ce n’est pas seulement à la paresse que les rapports d’homme à homme doivent d’être indiciblement monotones, de se reproduire sans nouveautés: c’est à l’appréhension par l’homme d’un nouveau dont il ne peut prévoir l’issue et qu’il ne se sent pas de taille à affronter. Celui-là seulement qui s’attend à tout, qui n’exclut rien, pas même l’énigme, vivra les rapports d’homme à homme comme de la vie, et en même temps ira au bout de sa propre vie. Si nous nous représentons la vie de l’individu comme une pièce plus ou moins grande, il devient clair que presque tous n’apprennent à connaitre qu’un coin de cette pièce, cette place devant la fenêtre, ce rayon dans lequel ils se meuvent et où ils trouvent une certaine sécurité. Combien plus humaine est cette insécurité, pleine de dangers, qui pousse les prisonniers, dans les histoires de Poe, à explorer de leurs doigts leurs cachots terrifiants, à tout connaitre des frayeurs indicibles qui en viennent! Mais nous ne sommes pas des prisonniers. Nulle trappe, nul piège ne nous menace. Nous n’avons rien à redouter. S’il y est des frayeurs, ce sont les nôtres: s’il y est des abimes, ce sont nos abimes; s’il y est des dangers, nous devons nous efforcer de les aimer. Si nous construisons notre vie sur ce principe, alors tout ce qui nous parait encore aujourd’hui étranger nous deviendra familier et fidèle. Comment oublier ces mythes antiques que l’on trouve au début de l’histoire de tous les peuples? Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions.

Aussi ne devez-vous pas vous effrayer quand une tristesse se lève en vous, fût-elle une tristesse plus grande que toutes celles que vous avez vécues. Quand une inquiétude passe, comme ombre ou lumière de nuage, sur vos mains et sur votre faire, vous devez penser que quelque chose se fait en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient dans sa main à elle et ne vous abandonnera pas. Pourquoi vous persécuter vous-même avec cette question: d’où vient tout cela, où va tout cela?—Vous savez bien que vous êtes évolution et que vous ne désirez rien tant vous-même que de vous transformer. Si certains de vos états vous semblent maladifs, dites-vous bien que la maladie est pour l’organisme un moyen de chasser ce qui lui est contraire. Il faut donc aider cette maladie à suivre son cours. C’est le seul moyen pour l’organisme de se défendre et de se développer. Soyez patient comme un malade, et confiant comme un convalescent: vous êtes peut-être l’un et l’autre. f


Né à Prague, élevé en Allemagne, Rainer Maria Rilke a habité successivement l’Italie, la Russie, l’Espagne, le Danemark, la France et la Suisse. Son œuvre, introspective et prolixe, compte plus d’une trentaine d’ouvrages dont Notes sur la mélodie des choses et Le livre de la pauvreté et de la mort. Il compte parmi les poètes les plus importants du 20e siècle.

Photos: Mathieu Bernard-Reymond, 36 ans, est un photographe français vivant en Suisse. Il est diplômé de l’Institut d’études politiques de Grenoble (2008) et de la Formation Supérieure en photographie de l’école de Vevey. Primé à de nombreuses reprises (Prix hsbc pour la photographie, Prix NoLimit des Rencontres d’Arles, etc.), son travail est exposé en Europe, en Asie et aux États-Unis, et a trouvé sa place dans de nombreuses collections privées et publiques (Musée de l’Élysée, Fonds national d’art contemporain, etc.). www.matbr.com

Dans «Disparitions», l’artiste expérimente l’architecture, l’individu, la nature et leurs interactions respectives. L’individu semble flâner entre les différents niveaux de l’image par son absence ou sa présence fortuite. Les complexes architecturaux ainsi fabriqués engendrent des scènes conçues pour accueillir l’individu, prisonnier de son statut d’accessoire.

—Helen Hirsch

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