Mondanité du diable
- Publié dans : Nouveau Projet 04
Mondanité du diable
Comment je fume la cigarette électronique et pourquoi
Qu’est-ce que cela veut dire, en 2013, être un «auteur contemporain»? Qu’est-ce que cela représente, sous-tend, exige? Réflexions sur la posture de l’écrivain, la médiasphère et la foi nécessaire pour croire que celui qui écrit de la littérature est un être inspiré et unique.
La singularité de l’écrivain. Sa sincérité. James Joyce et son œil myope. Le fait de porter un costume pour rester libre. Bourdieu en prime time à Tout le monde en parle. La fusion du charnel et du sacré. Les folles images qu’on capterait, si Alain Farah avait en permanence une caméra sur la tête.
Les voies de la singularité sont impénétrables. Dans le Québec d’aujourd’hui, pour me convaincre que je suis différent, je dois devenir une bonne brebis catholique et—comme 1,2 milliard de personnes dans le monde—admettre que le Pape me fait de l’effet. Je sais, c’est paradoxal, mais dans le domaine de la foi—et qui plus est, de la foi en soi-même—, on ne chipote pas avec l’évidence, on n’a que faire de la logique.
Mon envie d’être spécial, d’être unique, ne date pas d’hier. Même chose pour mon penchant pontifical. Les responsables? Mes parents, évidemment. Immigrants, ils ont voulu donner le meilleur à leur progéniture, ce meilleur qu’ils avaient eux-mêmes connu dans les écoles catholiques d’Alexandrie. Pendant huit ans, j’ai donc fréquenté une institution privée, tenue par des sœurs italiennes, une école située dans le nord de Montréal, pas loin de chez moi. Jean-Paul II y avait un statut de rock star: étude de bandes dessinées racontant sa vie, écran géant dans le réfectoire lors de sa visite de 1984, récitation orale d’Une colombe est partie en voyage et par le fait même ensemencement mental, dans nos cerveaux préscolaires, de l’idée selon laquelle Céline Dion est devenue la plus grande chanteuse de la planète non pas tant à cause du génie de René Angelil que de la grâce de Karol Wojtyla.
Cette école, transformée en orphelinat catholique dans Pourquoi Bologne, mon nouveau roman, venait d’une autre époque. Ceux qui l’ont fréquentée vous le diront: mon orphelinat fictif n’a pas été difficile à inventer. En fait, des copier-coller de souvenirs ont suffi: la catéchèse, les messes, les pièces de théâtre inspirées de la Passion, les processions, les rosaires, le mois de Marie... Mais le truc le plus bizarre, dont je ne parle pas dans mon roman, de crainte de suspendre pour ainsi dire la suspension de l’incrédulité de mon lecteur, c’était les séances de confession obligatoires avec le père Paul, un aumônier qui quittait son presbytère expressément pour écouter des enfants énumérer leurs péchés, et qui était payé pour ça. Je me souviens que, déjà là, je m’inventais d’autres vies que la mienne, avouant au curé bien des choses que je n’avais pas faites, pour être certain de lui offrir une bonne confession. J’avais six ans. Est-ce que je me doutais qu’en devenant plus tard écrivain, «-m’inventer des vies», c’est ce que je ferais sur une base presque quotidienne? Allez savoir.
Né sous le pontificat de Jean-Paul II, je n’ai pas pu comprendre la vraie mesure de mon rapport au Pape avant le décès du Polonais, en 2005. La croix sur le mont Royal passant du blanc au lilas, ça m’avait impressionné. Et dans les jours qui ont suivi la mort du souverain pontife, j’ai fait des recherches avec mon vieil ami Dibi, Joë Bouchard de son vrai nom, qui est aujourd’hui, sans que je comprenne tout à fait comment, reconnu comme spécialiste de la cartographie nordique et dépositaire d’une carte de Mercator. En avril 2005, Dibi et moi en étions arrivés à la conclusion que Joseph Ratzinger serait élu; le suspense, si on peut parler ainsi, se situait essentiellement autour de son choix de nom. Jean-Paul III? Pie XIII? Léon XIV? Vous connaissez la suite et je ne reviendrai pas trop longuement sur cet épisode, exposé très peu clairement dans Matamore no29, mon premier roman.
Si je vous dis tout ça, c’est parce que j’ai réalisé, avec la renonciation de Benoit XVI, que non seulement j’ai un truc pour les papes, mais que ce truc prend une autre dimension dans les jours précédant leur élection. Je tiens difficilement en place. Car l’instant où le cardinal se transfigure en successeur de saint Pierre me fascine—question d’intérêt pour le registre symbolique. C’est mon petit côté fétichiste. La fusion d’un corps et d’une institution, du charnel et du sacré, on s’émoustillerait pour moins que ça... C’est comme si, dans les minutes suivant l’apparition de la fumée blanche, j’assouvissais un manque propre à notre époque, si chiche envers l’intangible.
C’est le jeu social, stupide!
Je gagne ma vie en enseignant à l’université. Comme un vieux professeur des années 1970, je m’adresse à mes étudiants, le dos appuyé contre mon tableau, rejetant çà et là de la fumée secondaire qui provient de la cigarette électronique que j’ai à la main. Une partie de ma tâche consiste à aider ces jeunes gens à s’engager dans l’aventure de l’écriture littéraire. Or, avant de les lancer dans la création elle-même, j’aime beaucoup leur faire lire deux textes français, de manière à les amener à être critiques à l’égard de la vulgate de l’inspiration, qui en intimide plus d’un. Ces textes sont «Mais qui crée les créateurs?», de Pierre Bourdieu, et Corps du roi, de Pierre Michon.
Le texte de Michon s’ouvre sur une référence à cette curieuse fiction juridique qu’est la séparation entre les deux corps du roi dans l’Angleterre élisabéthaine. À l’époque, on prétendait que le corps du souverain était scindé en deux: un corps intemporel, celui de l’institution divine qu’il représentait, puis un second corps, incarnant le premier dans une carcasse mortelle, soumise aux mêmes tentations et contingences que les autres hommes. Cette fiction permettait à la royauté de survivre aux rois, de se maintenir dans le temps, par une caution divine. Pourtant, Michon, dans son texte, n’évoque pas de vrais souverains mais des figures d’écrivains marquants. Il tente de réfléchir à cette distance qui existe entre «un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires» et le «corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine». De plus, Michon considère qu’il existe un moment particulier, solennel, où les deux corps se conjuguent: lorsque le photographe immortalise l’écrivain. Il insiste ainsi, dans les premières pages de son essai, sur le travail qu’Ozkok a réalisé dans les années 1960 sur Samuel Beckett, cigarette au bout des lèvres, Beckett dont le regard n’est pas celui d’un pape (on octroiera plutôt ce titre à Robbe-Grillet), mais d’une figure christique, d’un homme qui n’en est plus tout à fait un, d’un homme en tout cas qu’on ne touche pas, un peu à la manière de Jésus, revenu d’entre les morts, intimant à Marie-Madeleine de s’éloigner de lui parce qu’ils ne font plus partie du même monde.
Ce que Michon rappelle, en citant l’exemple de Beckett, c’est une opération bien décrite par Bourdieu dans «Mais qui crée les créateurs?». Cette croyance en la singularité de l’écrivain, c’est-à-dire cette foi nécessaire pour croire que celui qui écrit de la littérature est un être inspiré et unique, repose sur des déterminants sociaux, sur un travail de représentation sociale qui engendre une image de l’artiste comme producteur de fétiches, qui construit un monde où la signature de cet artiste, de cet écrivain, s’apparente à un acte magique. Bourdieu nous amène à réfléchir au fait qu’il existe, dans le milieu de la culture, une sorte d’omertà quant au fonctionnement de cette «idéologie charismatique de la création». On ne veut pas trop ébruiter le fait que l’écrivain ne soit pas si singulier, si spécial, parce que cette «collusion invisible» sert tout le monde: l’auteur et son égo, l’éditeur et son chiffre d’affaires, l’animateur et ses cotes d’écoute. Mais une fois posée la «question interdite» (Qui crée les créateurs? Le jeu social, stupide!), comment encore se mirer dans l’illusion de la singularité?
Vous écoutez Tout le monde en parle, même si vous prétendez le contraire. Quand Christiane Charette, lors de son passage l’an dernier, a révélé au grand public le système de castes, la hiérarchie qui régit le booking médiatique des artistes, c’était du Bourdieu en prime time. Le secret derrière la «magie» du showbizness, c’est qu’il s’agit d’un champ où les artistes ont des cotes et dans lequel seule une petite minorité peut prétendre au statut de star.
Les propos de Charette devraient normalement rendre n’importe qui insensible aux trompettes de la Renommée. Pourquoi? Parce que cette singularité qu’on accorde à un A-List artist concerne en infime partie l’originalité de son travail; ce qui se joue, dans cette distribution de rôles entre le créateur légendaire et le tâcheron lambda, c’est le fonctionnement d’un champ, d’une industrie, bien plus que n’importe quelles considérations individuelles.
Mais si je sais tout ça, pourquoi est-ce que je veux encore vous convaincre que je suis spécial? Parce que la culture fonctionne comme un tour de magie, mais en plus pervers encore. Si, dans la prestidigitation, le caractère opératoire du tour de magie, le prestige, tient à la dénégation de l’exercice même (on essaie de nous faire croire qu’il n’y a pas de truc), dans le merveilleux monde de la culture, c’est souvent le contraire qui se produit: comprendre un système de mystification est le premier pas vers son utilisation, voire son abus.
Mondanité, mondanité
J’ai suivi d’heure en heure le conclave causé par la renonciation de Benoit xvi. Apprenant la chose, une collègue m’a suggéré de télécharger une application simulant l’apparition de la fumée blanche sur mon téléphone intel-ligent, mais je me suis retenu et de toute façon je n’ai pas de -téléphone intelligent. En sortant du studio 17, à Radio-Canada, accompagné de mes amies de Plus on est de fous, plus on lit, j’ai constaté que la vraie fumée sortait de la Chapelle Sixtine et, du coup, nous sommes restés une bonne heure et demie à attendre de voir si le destin était assez curieux pour faire d’un Québécois le nouveau pape. Personne n’a été déçu de voir, à la place de Marc Ouellet, un Argentin aux grosses lunettes apparaitre à la loge.
On ne veut pas trop ébruiter que l’écrivain n’est pas si singulier, si spécial, parce que cette «collusion invisible» sert tout le monde: l’auteur et son égo, l’éditeur et son chiffre d’affaires, l’animateur et ses cotes d’écoute.
Pendant les trois ou quatre jours qui ont suivi, Dibi et moi avons lu tous les articles à propos de Jorge Mario Bergoglio. Puis, lorsque je suis tombé sur le compte--rendu de sa première messe avec les cardinaux, j’ai arrêté de lire, ayant trouvé ce dont j’avais besoin. Surprenant la plupart des spécialistes, François a ponctué sa première homélie d’une citation d’un écrivain du 19e siècle: «Quand nous ne confessons pas Jésus-Christ, me vient en tête cette phrase de Léon Bloy: “Celui qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable”. Et quand nous ne confessons pas Jésus-Christ, nous confessons la mondanité du diable, la mondanité du démon.»
Je ne suis pas certain de comprendre ce que veut dire Bloy, et ce que veut dire le Pape. J’imagine que l’idée derrière cette phrase, c’est que l’on n’échappe jamais à la foi. On croit toujours en quelque chose, même si on croit ne pas croire, une sorte de Catch-22 spirituel. C’est la logique binaire: un dieu, un démon. Peu importe. Cette phrase de Bloy, je la trouve très belle, d’abord par son acception religieuse du mot «mondanité»—le mondain, le séculier, n’est sous l’autorité d’aucun ordre religieux; j’apprécie de plus l’usage du verbe «confesser», qui veut aussi dire «annoncer sa croyance en».
Québécois ayant abandonné les choses de la religion, malgré mon éducation catholique et mon intérêt pour la papauté, suis-je ainsi condamné à la mondanité du diable? Si j’ai bien compris François, je crois que oui. Et j’aime mieux ne pas penser à ces facteurs aggravants: comme écrivain qui s’autoproclame d’avant-garde, je revendique l’hérésie comme méthode de travail; les iconoclastes comme Marcel Duchamp ou John Cage, je les aime comme des grands-pères... Je n’ai pas envie d’être du côté du diable, je ne veux pas produire du mal, mais je dois me rendre à l’évidence: mon imaginaire trouve plus intéressant le fait d’être damné que de marcher sur l’eau... Que puis-je faire pour survivre mentalement? M’inventer un personnage? Un personnage d’écrivain mondain, pour doubler la contrainte?
Mais comment rester sincère en passant ma vie en costume?
L’histoire d’une brulure
Parfois, plutôt que de passer tout ce temps à faire des phrases, j’ai envie de me fabriquer un casque sur lequel un technicien poserait une caméra, une caméra pas nécessairement très sophistiquée mais qui possèderait juste assez de mémoire pour enregistrer mes faits et gestes et les transmettre aussitôt sur l’internet.
On verrait que c’est vrai, que je suis un mondain et que je fume la cigarette électronique, mais on saurait en même temps que ça me coute cher en barbituriques. Car chaque fois que je me rends dans un évènement public, voici ce qui joue dans ma tête: «Color and the Kids», de Cat Power. Et ces paroles qui résument mieux que tout l’angoisse de l’homme du monde: «It’s so hard to go in the city /’Cause you wanna say hello to everybody.»
Ma caméra-casque capterait de belles images. On me verrait passer du temps à Miami, me perdre dans Little Havana à la recherche d’Al Pacino, ou en train de magasiner à Bal Harbour, dans une boutique Alexander McQueen. On me verrait arriver, quelques jours après, avec mon bronzage et une cravate pleine de motifs de crânes, au cocktail des 50 ans du Boréal, en plein cœur du Vieux-Port de Montréal.
Comme cela est de mise dans ces soirées, je suis bien accompagné, au bras d’Éric de Larochellière, mon acolyte de toujours. Accompagné est peut-être un grand mot: disons que jusqu’à l’entrée, nous sommes ensemble, puis passé le tapis rouge, passé le seuil de la porte, un peu comme une bombe à fragmentation, nous partons chacun de notre côté, rebondissant, pour ma part, près de ma collègue Élizabeth Vallet et de l’admirable Françoise David.
Si ma caméra avait été installée ce soir-là, j’aurais pu tout vous montrer: un gros plan sur la serveuse passant près de nous avec son plateau de crab cakes, un travelling latéral vers moi, très affamé (cocktail dinatoire mon œil! j’ai à peine attrapé une brochette d’espadon depuis mon arrivée...), et vous auriez vu la serveuse me tendre son plateau grâce à un zoom out, et vous auriez apprécié la façon peu raffinée avec laquelle j’ai engouffré un premier crab cake, puis tout de suite un deuxième. Grâce à des capteurs thermiques, vous auriez senti aussi ce qui s’est passé au moment de l’engloutissement de ce crab cake et vous auriez partagé avec moi cette chaleur tellement intense se libérant dans ma bouche, cette impression de sucer un fer à repasser, l’enfer, comme si l’intérieur de mes joues s’effilochait sous l’effet du traumatisme. Surtout, vous m’auriez vu cracher dans ma main de la manière la plus cavalière, puis j’aurais orienté la caméra vers mes interlocutrices pour vous montrer toute la tenue que cela nécessite pour autrui de ne pas réagir davantage qu’avec des sourires pleins de compassion.
Conteur postmoderne
Je suis dans la mondanité du diable depuis 1998. Cette année-là, j’ai publié mon premier texte dans une revue et j’ai assisté à mon premier lancement. Quinze ans plus tard, je ne vais plus si souvent dans ce type d’évènements, mais à chaque fois, une péripétie survient et j’aime ça.
Au dernier lancement de Nouveau Projet, une actrice m’a offert son serre-tête après m’avoir dit qu’elle «l’avait porté». Ce qui m’inquiète, dans cette histoire, c’est qu’au lieu d’être excité sexuellement, je n’ai vu que Bourdieu. Je n’ai pas pensé à l’actrice, j’ai fait des liens avec le fétiche de la relique, avec la sociologie de l’œuvre d’art. Imaginez-vous en train de dire à Anna Karina «Merci mademoiselle mais mes livres m’attendent», imaginez-vous en train de vous diriger vers la bibliothèque après que la muse de Godard vous a offert le ruban qu’elle porte dans Une femme est une femme, imaginez-vous tout ça et vous comprendrez pourquoi je mélange l’alcool et les médicaments.
Il y a donc 15 ans que j’essaie, consciemment ou non, de devenir un écrivain contemporain. Ce faisant, par mes actes, je pose des gestes qui sont des symptômes de ce que cela implique que de participer à la fabrique sociale du créateur, aujourd’hui. Depuis mon arrivée à McGill, je peux doublement le faire, du fait que je m’interroge à partir de ma double pratique d’écrivain et d’enseignant. J’expérimente en jouant au professeur, j’essaie de transmettre des connaissances fondées non seulement sur un savoir spécialisé, mais sur des expériences relatées par la bouche de mon personnage. Ça ne se passe pas tout le temps bien, comme en témoigne ce commentaire anonyme d’un étudiant qui, en plus de me descendre, fossoie le second degré: «Non seulement il n’y a pas de manuel ou de textes pour nous aider, mais le professeur n’offre pas beaucoup d’informations, et il les donne d’une façon mixed et instable. De plus, il passe la plus part du cours à parler du fait qu’il déteste sa mère, montre des photos de chiens morts, et vient en classe sous l’influence de l’alcool». Ça ne se passe pas toujours bien, c’est vrai, mais au moins, quelque chose se passe.
De l’e-cigarette à l’écran de fumée
Mon personnage s’appelle Prof. Insane, et ses agissements, sa parole, presque comme dans un système romanesque, maltraitent les critères de vérité et de mensonge. La séparation entre la réalité et la fiction cesse d’être opérationnelle. Et désormais je fonctionne (comme on le dirait d’une machine) de la même façon dans toutes mes prises de parole publiques. Mon personnage dialogue avec ceux du passé. La cigarette électronique, c’est pour ça: de la même manière qu’on a de la difficulté à imaginer Dalí sans moustache, Hugo sans barbe ou Virginia Woolf sans chignon, il y a un nombre important d’écrivains qu’on peine à se représenter sans leur sèche. Je pense à Kerouac ou à Beckett, à Camus. Évidemment, il y a longtemps que nous ne sommes plus germanopratins; mon intention à la fois parodique et sincère, en «vapotant», est de rappeler l’accessoire de mode que fut la cigarette tout en prenant acte de sa transformation en gadget. C’est une manière de susciter la discussion autour de la transformation, de la robotisation de nos existences. Mais je le fais aussi parce que je suis convaincu que certains écrivains resteront fidèles au tabac. C’est de la singularité par anticipation. De même, si je me mets à fumer la cigarette électronique, c’est pour marquer ma différence avec ceux qui tiennent dans leurs écrits une force tellurique propre aux objets de la terre, à la matière en fusion des -volcans. Je me vois bien, en spécialiste du décalage, m’approprier l’avatar contemporain et ridicule de la clope, ériger un écran de fumée aussi fragile et paradoxal que le monde oblique que je fais apparaitre dans mes livres.
L’autre jour, pendant une émission de radio consacrée à la cigarette, un journaliste m’a demandé si je vapotais après mes relations sexuelles. J’ai eu cette drôle de réponse, qui n’améliorera pas mon cas: seulement si la personne avec qui j’ai fait l’amour n’est pas électronique. Je ne sais pas encore ce que j’ai voulu dire par là.
Ce que je sais, par contre, c’est que j’essaie de montrer la position d’un homme qui, malgré son idiotie (au sens de Rosset, d’idiotès, de singulier mais pas seulement!), n’est pas dupe de sa propre duperie. Je suis conscient de tout ce qui entoure la construction sociale de la posture d’écrivain, et je garde en tête la définition développée par le sociologue suisse Jérôme Meizoz: la posture est la «construction de soi dans et hors du discours, parce qu’elle rejoue une position dans la performance, se donne comme le lieu de l’artifice, de la mise en scène».
Ce qui me permet de continuer à «faire de la littérature», comme on dirait «faire du théâtre», c’est de savoir aussi qu’on ne se prétend pas dandy postmoderne juste comme ça, que ça remonte à un endroit qui n’a rien de glamour, un townhouse de Cartierville, et que ce qui s’y joue concerne un père, un fils et une glace, un fils observant son père se regarder dans une glace, avant d’aller au boulot. Car si je porte des costumes, c’est pour rendre hommage à mon père, mais un hommage qui se déploie dans une logique tordue de l’assujettissement et de l’affranchissement. Je fais ça pour rester libre, pour me protéger du pouvoir, cette maladie d’adulte, cette maladie du manque. Je me suis promis, la première fois que je me suis habillé de la sorte, que sous ce veston, sous cette chemise, sous cette cravate, ma supposée vraie identité (Alain Farah, numéro d’assurance sociale 745 649 478, profession écrivain, marié, père de deux enfants) cèderait la place à celle d’un personnage, Prof. Insane, peut-être comme Bowie avec Stardust, Tati avec Hulot, ou encore Peter Parker avec Clark Kent. Je porte un costume parce que j’ai besoin de me rappeler ce qu’est un masque, pour faire croire aux gens qui m’entourent que je suis un adulte comme eux.
- Photo: Simon Duhamel
Je ne me doutais pas que, même en temps de paix, je m’inquièterais encore. Je m’inquièterais de voir les gens devenir des robots, les doigts collés sur des petits écrans extraordinaires qui annoncent l’élection d’un pape avec une application de fumée électronique.
Mais je ne suis pas comédien, je mens mal. Dès que j’ouvre la bouche, les gens comprennent: derrière mes tentatives pour contrôler mon image, on sent, on sait que ce que je fais est malade. Je suis resté un enfant d’une espèce bizarre: je fais le gamin pour me venger d’avoir dû vieillir trop tôt, d’être si souvent tombé malade, de m’être autant usé, d’avoir été considéré, avec ma petite santé, comme un vieux pas vieux. Sans doute parce que je n’ai pas eu d’enfance, j’écris et je lis, et partout des phrases rédiment mes nuits d’angoisse et de saignements. Et n’allez pas me dire que je suis lyrique, je le sais déjà.
Baudelaire, qui lui aussi savait tout ça par cœur, écrivait, après avoir promené sa tortue en laisse:
Je vous le disais à l’instant: lorsque j’étais petit, comme beaucoup de rejetons, j’observais mon père—cet im-migrant qui a réussi et sans qui je n’aurais sans doute pas été à l’école—mettre son costume, le matin, devant la glace. Je me suis promis, une fois grand, de faire la même chose. Je ne suis pourtant pas devenu ingénieur ni voyageur de commerce, mais je ne me sors pas de cette promesse faite à moi-même, promesse datant d’une époque où nous craignions les Russes. Où, pour nous convaincre que nous survivrions à des attaques atomiques, nous nous racontions que l’Amérique comptait son lot de Peter Parker et de Clark Kent capables de nous défendre.
Je ne me doutais pas que, trois décennies plus tard, même en temps de paix, je m’inquièterais encore. Je m’inquièterais de voir les gens devenir des robots, les doigts collés sur des petits écrans extraordinaires qui annoncent l’élection d’un pape avec une application de fumée électronique. Et que, dans un costume pas si différent de celui de mon père, je gagnerais ma vie en faisant tout pour ne plus être un vieux pas vieux, mais une sorte d’enfant nouveau ayant passé par-dessus l’âge adulte, l’âge du manque, pour rejoindre le monde des Anciens, un monde où Jocaste n’avait pas -besoin de Botox ni de Photoshop pour que son fils veuille la faire jouir.
«Il faut être follement ambitieux et follement sincère», disait François Truffaut. J’ai envie d’ajouter «sainement fou», car je ne vois pas comment faire autrement pour devenir écrivain. Mais qu’est-ce que cela veut dire, en 2013, «devenir écrivain»? Peut-être que c’est avant tout de faire tenir, intimement, l’histoire singulière de la littérature dans le corps quelconque d’un individu. Un individu qui cherche à incarner la représentation sociale du geste de l’écriture -aujourd’hui. À défendre la littérature bec et ongles dans un espace et une époque qui, dans tout ce qu’ils sont, sapent sa lenteur et son intensité.
Alain Farah est écrivain. En 2013, il a fait paraitre son deuxième roman, Pourquoi Bologne (Le Quartanier), de même qu’un essai, Le Gala des incomparables (Classiques Garnier). Farah est aussi l’auteur de Matamore no29 (Le Quartanier, 2008) et de Quelque chose se détache du port (Le Quartanier, 2004). Professeur à l’Université McGill, il enseigne la littérature française contemporaine.