Adieu à tout ça

Joan Didion
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Grands essais

Adieu à tout ça

Joan Didion compte parmi les plus grands essayistes américains du 20e siècle. Des décennies avant d’obtenir un succès planétaire avec The Year of Magical Thinking, elle s’était déjà imposée comme un des piliers du Nouveau journalisme, avec un style très personnel sous les influences d’Hemingway et d’Henry James, et un intérêt marqué pour la dissolution morale et la fragmentation sociale des États-Unis. 

«La première fois que j’ai vu New York, j’avais 20 ans, et c’était l’été»... Joan Didion a 33 ans, en 1967, quand elle écrit ce texte dans lequel elle dit adieu à New York et à sa jeunesse, mais aussi au rêve américain lui-même, choisissant plutôt «le cramponnement désespéré aux fragments» qu’est la maturité.

Il est facile de voir le début des choses, plus difficile d’en voir la fin. Je me rappelle aujourd’hui, avec une telle clarté que les nerfs de ma nuque se contractent, à quel moment New York a commencé pour moi, mais je n’arrive pas à -mettre le doigt sur le moment où elle a pris fin, n’arrive jamais à contourner les ambigüités, les faux départs et les résolutions brisées pour atteindre l’endroit exact dans le texte où l’hér-oïne n’est plus aussi optimiste qu’avant. La première fois que j’ai vu New York, j’avais vingt ans, et c’était l’été, et je suis descendue du DC-7 dans le vieux terminal temporaire d’Idlewild vêtue d’une robe neuve qui paraissait très chic à Sacramento mais l’était déjà beaucoup moins ici, même dans le vieux terminal temporaire d’Idlewild, et l’air chaud sentait le moisi, et une sorte d’instinct, programmé par tous les films que j’avais vus et toutes les chansons que j’avais entendues et toutes les histoires que j’avais lues sur New York, me disait que les choses ne seraient jamais plus tout à fait pareilles. En réalité, elles ne le furent plus du tout. Quelque temps plus tard, on entendait une chanson dans tous les jukeboxes de l’Upper East Side qui disait «mais où est passée l’écolière qui fut jadis moi», et si la nuit était suffisamment avancée, je me posais la même question. Je sais aujourd’hui que tout le monde se pose ce genre de question, tôt ou tard et quelles que soient les circonstances du moment, mais l’un des douteux privilèges dans le fait d’avoir 20, 21 et même 23 ans est d’avoir la conviction que rien de tel n’est jamais arrivé à personne auparavant, peu importe si tout tend à prouver le contraire.

Bien sûr, ç’aurait pu être n’importe quelle autre ville, si les circonstances avaient été différentes et si l’époque avait été différente et si j’avais moi-même été différente, ç’aurait pu être Paris ou Chicago ou même San Francisco, mais comme je parle de moi, ici, c’est de New York que je parle. Cette première nuit-là, j’ai ouvert ma fenêtre dans le bus qui m’amenait en ville et j’ai guetté la ligne des gratte-ciels, mais je n’ai rien vu d’autre que les terrains vagues de Queens et les panneaux géants qui annonçaient TUNNEL POUR MIDTOWN SUIVRE CETTE VOIE puis un torrent de pluie d’été (même cela m’a paru remarquable et exotique, car je venais de l’Ouest, où la pluie d’été n’existe pas), et pendant les trois jours suivants je suis restée assise emmitouflée dans des couvertures dans une chambre d’hôtel climatisée à 35 degrés Fahrenheit à essayer de me débarrasser d’un mauvais rhume et d’une forte fièvre. Il ne m’est pas venu à l’idée d’appeler un médecin, parce que je n’en connaissais aucun, et même si en revanche il m’est venu à l’idée d’appeler la réception pour demander qu’on éteigne la climatisation, je ne l’ai jamais fait, parce que je ne savais pas quel pourboire donner à la personne qui viendrait—peut-on concevoir être jeune à ce point? Je suis ici pour vous dire que oui, la preuve. Tout ce dont j’ai été capable, durant ces trois jours, c'est de parler au téléphone avec le garçon que je savais déjà que je n’épouserais pas au printemps. J’allais rester à New York, lui disais-je, six mois seulement, et je voyais le pont de Brooklyn depuis ma fenêtre. En fin de compte, le pont, c’était le Triborough, et je suis restée huit ans.

Rétrospectivement, il me semble que cette période-là, quand je ne connaissais pas encore le nom de tous les ponts, fut plus heureuse que la suivante, mais peut-être comprendrez-vous ce que je veux dire au fur et à mesure. Ce que je veux vous raconter, c’est notamment ce que c’est d’être jeune à New York, comment six mois peuvent devenir huit ans avec la facilité trompeuse d’un fondu-enchaîné, car c’est ainsi que m’apparaissent aujourd’hui ces années-là, en une longue séquence de fondus-enchaînés sentimentaux et d’effets spéciaux démodés—les fontaines du Seagram Building se fondent en flocons de neige, j’entre par une porte tournante à vingt ans et j’en ressors beaucoup plus vieille et dans une rue différente. Mais surtout, ce que je veux vous expliquer, et au passage m’expliquer à moi-même peut-être, c’est pourquoi je ne vis plus à New York. On dit souvent que New York est une ville réservée aux très riches et aux très pauvres. On dit moins souvent que New York est aussi, du moins pour ceux d’entre nous qui venaient d’ailleurs, une ville réservée aux très jeunes.

Je me souviens, un soir de décembre froid et lumineux à New York, d’avoir suggéré à un ami qui se plaignait d’être là depuis trop longtemps de venir avec moi à une fête où il y aurait, lui ai-je promis avec l’ingéniosité triomphante de mes 23 ans, «de nouveaux visages». Il a ri à s’en étouffer, littéralement, au point que j’ai dû baisser la vitre du taxi et lui taper dans le dos. «De nouveaux visages, a-t-il fini par dire, ne me parle pas de nouveaux visages.» Apparemment, la dernière fois qu’il était allé à une fête où on lui avait promis des «nouveaux visages», ça s’était résumé à 15 personnes dans une pièce, et il avait déjà couché avec cinq des femmes et devait de l’argent à tous les hommes sauf deux. J’ai ri avec lui, mais les premières neiges venaient de commencer à tomber et les immenses sapins de Noël scintillaient de jaune et de blanc à perte de vue le long de Park Avenue et j’avais une robe neuve et il se passerait très longtemps avant que je ne comprenne la morale particulière de cette histoire.

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Il faudrait longtemps parce que, tout simplement, j’étais amoureuse de New York. Je ne veux pas dire que je l’«aimais» au sens trivial du terme, je veux dire que j’étais amoureuse de la ville, de la même façon que vous aimez la première personne qui vous a jamais touché et n’aimez plus jamais exactement de la même façon par la suite. Je me revois traversant la 62e Rue, un soir au crépuscule, ce premier printemps-là, ou le deuxième, tous se ressemblaient pendant un certain temps. J’étais en retard à un rendez-vous, mais je me suis arrêtée sur Lexington Avenue et j’ai acheté une pêche et je l’ai mangée là, debout au coin de la rue, et j’ai compris que j’avais quitté l’Ouest et que j’avais atteint le mirage. Je sentais le gout de la pêche et le souffle d’air d’une grille de métro le long de mes jambes et les odeurs de lilas et d’ordures et de parfums chers et je savais que tout ça se paierait tôt ou tard—parce que je n’étais pas chez moi ici, que je n’étais pas d’ici—mais quand on a 22 ou 23 ans, on se dit que plus tard on aura un solide équilibre émotif et qu’on aura les moyens de payer le prix, quel qu’il soit. Je croyais encore aux possibles, à l’époque, j’avais encore l’intuition, si spécifiquement new-yorkaise, que quelque chose d’extraordinaire allait arriver dans la minute, le jour, le mois suivant. Je ne gagnais alors que 65 ou 70 dollars par semaine («Fais confiance à Hattie CarnegieCélèbre créatrice de vêtements et de bijoux des années 1930-60», m’avait conseillé sans le moindre soupçon d’ironie un rédacteur du magazine pour lequel je travaillais), si peu d’argent que, certaines semaines, je devais manger à crédit au rayon gourmet de Bloomingdale’s, détail passé sous silence dans les lettres que j’envoyais en Californie. Je ne disais jamais à mon père que j’avais besoin d’argent, car sinon il m’en aurait envoyé et je n’aurais jamais su si je pouvais m’en sortir toute seule. À l’époque, gagner sa vie me paraissait un jeu, aux règles arbitraires mais intangibles. Et à part certains soirs d’hiver bien particuliers—20h30 autour de la 70e Rue, mettons, quand il faisait déjà nuit et que du fleuve soufflait un vent âpre, que je marchais très vite pour attraper le bus et que je regardais par les fenêtres des vieux immeubles et que j’apercevais des cuisiniers dans des cuisines propres et que j’imaginais des femmes en train d’allumer des bougies à l’étage au-dessus et de beaux enfants à qui l’on faisait prendre leur bain encore un étage plus haut—à part ce genre de soirs-là, je ne me sentais jamais pauvre; j’avais l’impression que, si un jour j’avais besoin d’argent, je saurais le trouver. Je pourrais tenir une rubrique dans un journal pour adolescents sous le nom de «Debbi Lynn», ou je pourrais faire passer de l’or en Inde, ou je pourrais devenir une callgirl à 100 dollars, et rien de tout ça n’aurait d’importance.

Rien n’était irrévocable; tout était à portée de main. À chaque coin de rue m’attendait quelque chose de curieux et d’intéressant, quelque chose que je n’avais jamais vu, fait ou connu auparavant. Je pouvais aller à une fête et rencontrer quelqu’un qui se faisait appeler Monsieur Charme Émotionnel et dirigeait l’Institut du Charme Émotionnel, ou Tina Onassis BlandfordPremière femme du milliardaire Aristote Onassis, futur époux de Jackie Kennedy, ou un plouc de Floride qui était alors un habitué de ce qu’il appelait «le Grand C», le circuit Southampton-El Morocco («J’ai des relations dans le Grand C, chérie», me disait-il devant une salade de chou sur la vaste terrasse qu’on lui avait prêtée), ou la veuve du roi du cèleri du marché de Harlem, ou un vendeur de piano de Bonne Terre, Missouri, ou quelqu’un qui avait déjà fait fortune et banqueroute deux fois à Midland, Texas. Je pouvais faire des promesses, à moi-même et aux autres, et j’aurais toute l’éternité pour les tenir. Je pouvais rester debout toute la nuit et faire des erreurs, et rien de tout cela ne compterait.

Je pouvais faire des promesses, à moi-même et aux autres, et j’aurais toute l’éternité pour les tenir. Je pouvais rester debout toute la nuit et faire des erreurs, et rien de tout cela ne compterait.

Vous voyez que j’étais dans une curieuse situation à New York: il ne m’est jamais venu à l’idée que j’y vivais une vraie vie. Dans mon imagination, je n’y étais jamais que pour quelques mois de plus, jusqu’à Noël ou Pâques ou les premiers beaux jours de mai. Aussi était-ce avec les gens du Sud que je me sentais le plus à l’aise. Ils semblaient être à New York de la même façon que moi, comme en congé de chez eux pour une période indéfinie, peu enclins à penser au futur, exilés temporaires qui savaient toujours quand partait le prochain vol pour La Nouvelle-Orléans ou Memphis ou Richmond ou, dans mon cas, la Californie. Quelqu’un qui vit en permanence avec des horaires d’avion dans son tiroir vit selon un calendrier légèrement différent. Noël, par exemple, était une saison difficile. Les autres se débrouillaient, partaient à Stowe ou à l’étranger ou chez leur mère dans le Connecticut pour la journée; nous autres qui croyions vivre ailleurs passions cette journée à réserver un billet d’avion puis à l’annuler, à guetter les vols retenus au sol par le mauvais temps comme le dernier avion en partance de Lisbonne en 1940, et pour finir à nous réconforter, nous autres qui étions restés là, en partageant les oranges et les souvenirs et la farce aux huitres fumées de l’enfance, nous rapprochant les uns des autres, tels des colons dans un pays lointain.

Or c’est exactement ce que nous étions. Je ne suis pas sûre que quiconque ayant grandi sur la côte est puisse vraiment concevoir ce que New York, l’idée de New York, signifie pour nous autres qui venons de l’Ouest et du Sud. Pour un enfant de la côte est, surtout un enfant qui a toujours eu un oncle à Wall Street et qui a passé plusieurs centaines de samedis d’abord dans le magasin de jouets f.a.o. Schwarz et à se faire acheter ses chaussures chez Best’s, et par la suite à attendre sous l’horloge de l’hôtel Biltmore et à danser en écoutant l’orchestre de Lester Lanin, New York n’est jamais qu’une ville, même si c’est la ville, un endroit plausible où vivre. Mais pour nous autres qui venions d’endroits où personne n’avait jamais entendu Lester Lanin et où Grand Central Station était le nom d’une émission de radio du samedi, où Wall Street et la Cinquième Avenue et Madison Avenue n’étaient pas des lieux mais des abstractions («L’Argent», «La Mode», «Les Bonimenteurs»), New York n’était pas simplement une ville. C’était plutôt une idée infiniment romantique, le cœur mystérieux de l’amour et de l’argent et du pouvoir, le rêve incarné, étincelant et périssable. Imaginer «vivre» là, c’était abaisser le miraculeux au niveau du trivial; on ne «vit» pas à Xanadu.

C’était l’année, ma 28e, où je découvrais que toutes les promesses ne seraient pas tenues, que certaines choses sont bel et bien irrévocables, et que tout cela avait compté après tout, chaque fuite, chaque procrastination, chaque erreur, chaque mot, tout.

Il m’était d’ailleurs excessivement difficile de comprendre ces jeunes femmes pour qui New York n’était pas qu’un éphémère Estoril mais un lieu réel, ces filles qui achetaient des grille-pains, installaient de nouvelles armoires dans leur appartement et se lançaient dans tel ou tel projet d’avenir raisonnable. Je n’ai jamais acheté le moindre meuble à New York. Pendant environ un an, j’ai vécu chez les autres; puis j’ai vécu du côté de la 90e Rue dans un appartement entièrement meublé d’objets laissés en entreposage par un ami dont la femme était partie. Et quand j’ai quitté cet appartement (c’est-à-dire au moment où je quittais tout, où tout s’écroulait), j’ai tout laissé dedans, même mes vêtements d’hiver et la carte du comté de Sacramento que j’avais accrochée au mur de la chambre pour me rappeler qui j’étais, et j’ai emménagé dans un trois-pièces spartiate occupant un étage entier d’un immeuble de la 75e Rue. «Spartiate» prête peut-être à confusion ici, suggérant une sorte d’austérité chic; jusqu’à ce que je me marie et que mon époux amène quelques meubles, il n’y avait rien du tout dans ce trois-pièces à part un matelas et un cadre de lit double bon marché, commandé par téléphone la veille du jour où j’avais décidé de déménager, et deux chaises de jardin prêtées par un ami qui les importait de France. (Je m’aperçois aujourd’hui que les gens que je connaissais à New York avaient tous des activités secondaires curieuses et vaines. Ils importaient des chaises de jardin qui ne se vendaient pas bien chez Hammacher Schlemmer, ou ils essayaient de vendre des fers à lisser à Harlem, ou ils écrivaient sous pseudo des articles sur la Mafia pour les suppléments des journaux du dimanche. Je pense qu’aucun d’entre nous, sans doute, n’était très sérieux; nous n’étions engagés que dans notre vie privée.)

La seule chose que j’aie faite dans cet appartement a été de suspendre 50 verges de soie jaune devant les fenêtres de la chambre, parce que je me disais que la lumière dorée me ferait du bien, mais je n’ai pas pris la peine de plomber les rideaux comme il faut, et durant tout l’été, les longs pans de soie dorée transparente volaient par la fenêtre, s’accrochaient et finissaient trempés par les orages de l’après-midi. C’était l’année, ma 28e, où je découvrais que toutes les promesses ne seraient pas tenues, que certaines choses sont bel et bien irrévocables, et que tout cela avait compté après tout, chaque fuite, chaque procrastination, chaque erreur, chaque mot, tout.f

C’était bien de cela qu’il s’agissait, n’est-ce pas? De promesses? À présent, lorsque New York me revient, c’est par flashs hallucinatoires, si cliniquement détaillés que j’aimerais parfois que ma mémoire distorde les choses comme elle en a, parait-il, le pouvoir. Longtemps, à New York, j’ai mis un parfum appelé Fleur de Rocaille, puis L’Air du Temps, et aujourd’hui le moindre effluve de l’un ou l’autre a le don de court-circuiter mes connexions pour le reste de la journée. Tout comme je ne peux sentir le savon au jasmin Henri Bendel sans replonger dans le passé, ou le mélange particulier d’épices qu’on utilise pour faire bouillir du crabe. Il y avait des tonneaux de bouillon de crabe dans une boutique tchèque, autour de la 80e Rue, où je suis allée faire des courses un jour. On sait, bien entendu, combien les odeurs stimulent la mémoire, mais d’autres choses m’affectent de la même façon. Les draps à rayures bleues et blanches. Le vermouth-cassis. Certaines chemises de nuit passées qui étaient neuves en 1959 ou 1960, et certains foulards en chiffon que j’ai achetés à peu près à la même époque.

  • Photo: Léonard McCombe

J’imagine que, parmi ceux d’entre nous qui ont été jeunes à New York, beaucoup ont les mêmes scènes sur leurs écrans. Je me souviens de m’être retrouvée assise dans beaucoup d’appartements avec une légère migraine aux alentours de cinq heures du matin. J’avais un ami qui ne pouvait pas dormir, et il connaissait d’autres personnes qui avaient le même problème, et nous regardions le ciel rosir en buvant un dernier verre, sans glace, puis nous rentrions dans la lumière du petit matin, quand les rues étaient propres et mouillées (avait-il plu pendant la nuit? nous ne le savions jamais) et les rares taxis en circulation avaient encore leurs phares arrière allumés et les seules couleurs étaient le rouge et le vert des feux de signalisation. Les bars White Rose ouvraient très tôt le matin; je me rappelle avoir regardé dans l’un d’eux un astronaute s’apprêtant à partir dans l’espace, et j’ai attendu si longtemps que, le moment enfin venu, je regardais non plus l’écran de télévision mais un cafard sur le sol carrelé. J’aimais les branches nues au-dessus de Washington Square à l’aube, et la platitude monochrome de la Deuxième Avenue, les escaliers de secours et les devantures grillagées.

Il est assez dur de se disputer à 6h30 ou 7h du matin sans avoir dormi, ce qui explique peut-être que nous restions debout toute la nuit, et cela me paraissait un moment agréable de la journée. Il y avait des volets aux fenêtres dans cet appartement autour de la 90e Rue, et je pouvais dormir quelques heures puis partir au travail. Je pouvais travailler, à cette époque, après deux ou trois heures de sommeil seulement et un grand pot de café de chez Chock Full O’ Nuts. J’aimais aller au travail, j’aimais le rythme rassurant et satisfaisant du bouclage d’un magazine, j’aimais la progression ordonnée des tombées en quatre couleurs et en deux couleurs et en noir et blanc et enfin Le Produit, non pas une abstraction mais quelque chose qui avait l’air de briller sans effort et qu’on pouvait prendre dans un kiosque et soupeser. J’aimais toutes les minuties des épreuves et des maquettes, j’aimais travailler tard le soir où le magazine partait à l’imprimerie, assise à lire Variety en attendant le coup de fil du secrétariat de rédaction. De mon bureau, j’apercevais à l’autre bout de la ville l’indicateur météo au sommet de l’immeuble de la Mutual of New York et les lumières qui épelaient en alternance time et life au-dessus de Rockefeller Plaza; cela me plaisait obscurément, comme de marcher vers le haut de la ville dans la lumière mauve de 20h au début de l’été et regarder autour de moi, les soupières Lowestoft dans les devantures de la 57e Rue, les gens bien habillés qui essayaient de héler un taxi, les arbres qui commençaient à se parer de leur feuillage, l’air chatoyant, toutes les douces promesses de l’argent et de l’été.

Quelques années passèrent, mais je ne perdais pas ce perpétuel étonnement devant New York. J’ai commencé à en aimer la solitude, cette idée qu’à n’importe quel moment donné, personne n’avait besoin de savoir où j’étais ou ce que je faisais. J’aimais marcher, de l’East River jusqu’à l’Hudson et retour quand il faisait frais, du côté du Village quand il faisait chaud. Une amie me laissait les clés de son appartement dans le West Village quand elle s’absentait, et parfois je m’y installais, parce que le téléphone commençait à me porter sur les nerfs (le ver, vous voyez, était déjà dans la pomme) et que peu de gens avaient ce numéro-là. Je me souviens qu’un jour, quelqu’un qui avait le numéro du West Village est passé me prendre pour déjeuner, et nous avions tous les deux la gueule de bois, et je me suis coupé le doigt en lui ouvrant une cannette de bière et j’ai éclaté en sanglots, et nous sommes allés dans un restaurant espagnol boire des bloody marys et manger du gaspacho jusqu’à ce qu’on se sente mieux. Je ne culpabilisais pas encore quand je passais des après-midis comme ça, parce que j’avais encore tous les après-midis du monde devant moi.

Vous aurez deviné que je n’étais pas du genre à profiter de l’expérience d’autrui, qu’il m’a fallu très longtemps pour cesser de croire aux nouveaux visages et commencer à comprendre la leçon de cette histoire, à savoir qu’il est tout à fait possible de rester trop longtemps à la Foire.

Et même à ce moment si avancé de la partie, j’aimais encore aller à des fêtes, toutes les fêtes, les fêtes nulles, les fêtes du samedi après-midi données par de jeunes mariés qui vivaient à Stuyvesant Town, les fêtes côté West Side données par des écrivains non publiés ou ratés qui servaient du vin rouge bon marché et parlaient d’aller à Guadalajara, les fêtes dans le Village où tous les invités travaillaient pour des agences de pub et votaient pour des démocrates réformistes, les fêtes promotionnelles chez Sardi’s, les pires fêtes. Vous aurez deviné que je n’étais pas du genre à profiter de l’expérience d’autrui, qu’il m’a fallu de fait très longtemps pour cesser de croire aux nouveaux visages et commencer à comprendre la leçon de cette histoire, à savoir qu’il est tout à fait possible de rester trop longtemps à la Foire.

Je ne pourrais pas vous dire quand j’ai commencé à comprendre. Tout ce que je sais, c’est qu’à 28 ans, ça allait très mal. Tout ce qu’on me disait, j’avais l’impression de l’avoir déjà entendu, et je ne pouvais plus écouter. Je ne pouvais plus rester assise dans des petits bars près de Grand Central à écouter quelqu’un se plaindre de l’incapacité de sa femme à accepter de l’aide tandis qu’il ratait à nouveau son train pour le Connecticut. Cela ne m’intéressait plus d’apprendre quelle avance d’autres personnes avaient touchée de leur éditeur, d’entendre parler de pièces à Philadelphie dont le deuxième acte posait problème, ou de gens qui me plairaient beaucoup si je voulais bien faire l’effort de sortir et les rencontrer. Je les avais déjà rencontrés, toujours. Il y avait certaines parties de la ville que je devais éviter. Je ne supportais plus les hauts de Madison Avenue le matin en semaine (aversion particulièrement embêtante, puisque je vivais alors à 50 ou 60 pieds seulement de Madison), parce que je voyais des femmes promener des yorkshires et faire leurs courses chez Gristede’s, et qu’une sorte d’étranglement veblenien me montait dans la gorge. Je ne pouvais pas aller à Times Square l’après-midi, ou à la New York Public Library sous quelque prétexte que ce soit. Un jour, je ne pouvais pas entrer dans un restaurant Schrafft’s; le lendemain, dans un magasin Bonwit Teller.

Je blessais les gens que j’aimais, et j’offusquais ceux que je n’aimais pas. J’ai pris mes distances avec la personne qui m’était plus proche qu’aucune autre. Je pleurais jusqu’à ne plus faire la différence entre les moments où je pleurais ou pas, je pleurais dans les ascenseurs et dans les taxis et dans les buanderies chinoises, et quand je suis allée consulter le médecin il m’a dit seulement que j’avais l’air déprimée et que je devrais voir un «spécialiste». Il m’a écrit le nom et l’adresse d’un psychiatre, mais je n’y suis pas allée. 

À la place, je me suis mariée, ce qui s’est révélé une très bonne chose mais au mauvais moment, puisque je ne pouvais toujours pas marcher dans les hauts de Madison le matin ni parler aux gens et que je pleurais toujours dans les buanderies chinoises. Jamais jusqu’alors je n’avais compris ce que signifiait «désespoir», et je ne suis pas sûre de le comprendre aujourd’hui, mais cette année-là, j’ai compris. Bien sûr, je ne pouvais pas travailler. Je ne pouvais même pas aller chercher à dîner avec un semblant d’assurance, et je restais dans l’appartement de la 75e Rue, paralysée, jusqu’à ce que mon mari m’appelle du bureau et me dise d’une voix douce que je n’étais pas obligée d’aller chercher à dîner, que je pouvais le retrouver au Michael’s Pub ou chez Toots Shor’s ou chez Sardi’s East. Et puis, un matin d’avril (nous nous étions mariés en janvier), il m’a appelée pour me dire qu’il voulait quitter New York pour quelque temps, qu’il prendrait six mois de congé, que nous irions quelque part.

Il m’a dit cela il y a trois ans, et depuis nous vivons à Los Angeles. Beaucoup, parmi les gens que nous connaissions à New York, trouvent cela étrangement aberrant, et ne se privent pas de nous le dire. Il n’y a à cela aucune réponse possible, adéquate, alors nous répondons par des phrases toutes faites, les réponses que tout le monde donne. Je parle de la difficulté «matérielle» que nous aurions à vivre à New York en ce moment, de «l’espace» dont nous avons besoin. Ce que je veux dire, c’est que j’étais très jeune à New York, et qu’à un moment la cadence dorée s’est brisée, et que je ne suis plus si jeune. La dernière fois que je suis allée à New York, c’était en janvier, il faisait froid, et tout le monde était malade ou fatigué. Beaucoup, parmi les gens que j’avais connus là, étaient partis s’installer à Dallas ou s’étaient mis à l’Antabuse ou s’étaient acheté une ferme dans le New Hampshire. Nous sommes restés dix jours, et puis nous avons pris un vol de l’après-midi pour rentrer à Los Angeles, et sur la route de l’aéroport jusque chez nous ce soir-là, je voyais la lune sur le Pacifique et je sentais le jasmin partout autour de nous et nous avons compris tous les deux qu’il n’y avait plus aucun intérêt à garder l’appartement new-yorkais que nous avions encore. Il fut une époque où j’appelais Los Angeles «la Côte», mais il me semble que c’était il y a très longtemps.



Joan Didion est une auteure et journaliste américaine née à Sacramento (Californie) en 1934. Depuis les années 1960, elle a collaboré aux plus grandes publications américaines, dont Life, Esquire, le Saturday Evening Post, le New York Times et le New York Review of Books. Elle a aussi écrit cinq romans et plusieurs scénarios de films. Son livre The Year of Magical Thinking (L’année de la pensée magique), écrit à la suite de la mort impromptue de son mari, a connu un vif succès depuis 2005, et a été finaliste au prix Pullitzer. Son plus récent livre, Blue Nights, consacré celui-là à la mort de sa fille, est paru en 2011.

Ce texte est la traduction de «Goodbye to All That», publié initialement en 1967 dans le Saturday Evening Post sous le titre «Farewell to the Enchanted City», puis dans le recueil Slouching Towards Bethlehem en 1968. Version française tirée de L’Amérique, chroniques 1965-1990, © Grasset & Fasquelle, 2009

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