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De l'Ontario à Terre-Neuve en passant par le Québec, on prend des nouvelles des gens d'ici.

Résister à Chemical Valley

Aamjiwnaang, Ontario—Huit-cent-cinquante Anishinabeks vivent à Aamjiwnaang tels d’irréductibles Gaulois déterminés à défendre leurs terres contre l’ennemi; non pas l’envahisseur romain, mais plutôt un vaste complexe pétrochimique. Surnommée «Chemical Valley», la région fut à une époque la fierté du coin. La raffinerie Polymer de Sarnia ornait, dans les années 1970 et 80, notre billet de dix dollars.

En 1827, le Traité 29 a dépossédé les Anishinabeks d’une vaste partie de leur territoire ancestral, qui se trouvait autour des Grands Lacs, et créé quatre réserves, dont Aamjiwnaang. Puis, au fil des ans, après des ententes douteuses, leur espace est passé de 10000 à 3100 acres. Sur les parcelles perdues se sont installés une quarantaine de voisins nuisibles, dont Shell, Enbridge, Suncor, Imperial Oil et Dow Chemical. La liste des fuites de produits toxiques est longue. Parmi les plus néfastes: le perchloroéthylène, une substance cancérigène, qui forme une masse dans la rivière; le benzène, un hydrocarbure, qui compromet la santé des enfants; le toluène, un autre type d’hydrocarbure nocif; le méthanethiol, un gaz incolore à l’odeur de chou pourri, qui cause nausées, maux de tête et de gorge.

Devant ce problème, la résistance s’organise. Ada Lockridge tient un calendrier de toutes les fuites, petites et grandes. Pas un mois ne passe sans qu’elle y ajoute une note. Elle a aussi fait du porte-à-porte pour répertorier les problèmes de santé de ses compatriotes. La communauté a alors pris conscience des taux anormaux de cancers, de maladies respiratoires, de maux de tête chroniques, de troubles mentaux, de problèmes au foie et aux reins, d’éruptions cutanées, et ainsi de suite. Ada n’est pas seule dans la bataille. Christine Rogers, mandatée par le comité environnemental, scrute les soumissions des industries environnantes et rédige des rapports pour contrer leurs projets d’expansion. Norm Yellowman, son frère Biddy et son cousin Dennis Plain recensent les serpents qui ont élu domicile à Aamjiwnaang et tentent de prouver que leur territoire est un refuge pour des ovidés en voie de disparition afin d’en faire une zone protégée. Lindsay et Vanessa Gray, deux sœurs dans la vingtaine, activistes à la tête du «Toxic Tour», organisent une visite guidée annuelle de la région.

Malgré la pollution, Aamjiwnaang demeure un havre pour ceux qui y habitent et un poumon pour toutes les espèces qui y vivent librement. Sans la réserve, sans la fougue du peuple anishinabek, on n’ose pas imaginer ce que deviendraient les berges de la rivière Sainte-Claire.


Journaliste et photographe indépendante installée à Toronto, Laurence Butet-Roch s’intéresse aux questions de justice sociale et environnementale.


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Je cherche diogène

Montréal, Québec—«Je cherche un homme», criait Diogène dans une agora de la Grèce antique, lanterne à la main. Se moquant ainsi de la conception de l’homme de Platon tout en soulignant la petitesse des personnes présentes, Diogène n’hésitait jamais à insulter pour faire réfléchir.

Pour lui, le philosophe devait inquiéter, bousculer. Comme un chien qui montre les dents afin de désarmer ses ennemis, Diogène ne répugnait pas à se servir du pouvoir mordant de l’humour pour attaquer les contradictions humaines. Il dérangeait, par ses paroles et ses actions.

Comme Diogène qui cherchait un homme, je cherche un Diogène.

En cette ère de consensus social, il n’y a plus beaucoup de place pour les cyniques aux crocs joyeusement acérés qui sèment la dissension.

Je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’un Diogène ferait à notre époque.

Ce Diogène vivant de peu (il a un jour brisé son écuelle à la vue d’un enfant buvant avec ses mains), que ferait-il en voyant son idéal de simplicité volontaire vendu en librairie par un capitaliste avide de profits?

Ce Diogène qui, invité un jour dans une maison fastueuse, a craché au visage de son propriétaire sous prétexte que c’était le seul endroit sale qu’il avait trouvé, que ferait-il placé devant le fossé de nos inégalités qui s’élargit un peu plus chaque jour?

Ce Diogène qui reprochait à Platon de ne jamais déranger personne par ses idées, que ferait-il à une époque où l’exercice de la pensée est laissé à des chroniqueurs, à des conférenciers et à des vedettes?

Ce Diogène ordonnant à Alexandre le Grand de s’ôter de devant son soleil, que ferait-il à la vue de notre mascarade démocratique où les drones d’Obama symbolisent la paix et le pipeline de Trudeau, l’écologie?

Ce Diogène se réclamant du cynisme, que ferait-il à une époque où cette notion a été transformée en une espèce d’apathie nihiliste au service des institutions en place?

Ce Diogène qui, faisant un jour un discours qui n’intéressait personne, s’est mis à gazouiller comme un oiseau jusqu’à ce qu’une foule intriguée s’amasse pour le regarder («Pauvres fous! Vous vous pressez pour écouter des sottises, mais les choses sérieuses vous laissent indifférents.»), que ferait-il devant cette société de téléréalité, de quiz, de vedettes Instagram et de tweetfights?

Nous avons cruellement besoin de ce fils de faux-monnayeur qui s’affairait à dévaluer la monnaie sociale, incitant ses compatriotes à se départir des valeurs dont ils n’avaient plus besoin.

Nous avons atteint le fond du tonneau.

Je cherche Diogène.


Guillaume Wagner est un humoriste aux prises de position tranchantes. Évoluant dans le milieu du spectacle depuis plus d’une dizaine d’années, il a deux tournées derrière la cravate. Il préside maintenant la coopérative qui gère le festival Dr Mobilo Aquafest.


En attendant l'effrondrement

Saint-Augustin-de-Woburn, Québec—Depuis qu’il a vendu son entreprise et sa maison, à 42 ans, Claude a pris une retraite anticipée et a acheté, avec sa conjointe, un terrain isolé. «Ici, sur notre base autonome durable, nous sommes délibérément en retrait. Ça nous permet d’être plus efficaces.» Claude craint une tempête électromagnétique et un effondrement économique.

Si ses inquiétudes se concrétisaient, cette tempête pourrait griller et mettre hors de tension la totalité des installations électriques sur des milliers de kilomètres, privant le continent de courant pendant des mois. Le rétablissement du réseau nécessiterait quatre à dix ans de reconstruction et des milliards de dollars. Ce serait la panique. Une fois les approvisionnements de nourriture épuisés, les gens quitteraient la ville pour trouver à manger, fuir le chaos et la violence. Un scénario digne de The Walking Dead.

«J’ai tout sur mon terrain: ours, orignaux, perdrix, dindes sauvages, coyotes, loups, lièvres, chevreuils, des rivières et des lacs pour pêcher. Nous pratiquons l’élevage de poules et de lapins.» Il dispose en outre d’un conteneur aménagé en résidence secondaire et d’un mirador équipé d’un .338 Lapua Magnum qui tire à 1,5 km.

Claude n’est pas le seul survivaliste, mais, de tous ceux que j’ai rencontrés au Québec, il est celui qui se rapproche le plus du stéréotype du redneck américain.

Il existe toute une panoplie de survivalistes, des plus radicaux aux plus modérés. Nombreux sont ceux qui évoluent en groupe, recréant un véritable esprit de communauté, un réseau d’entraide dans lequel chacun peut apporter sa contribution. Dans ces cercles, le troc est souvent de mise pour échanger des biens et des services.

Si le survivalisme est un héritage de la guerre froide, plusieurs catastrophes et phénomènes récents ont relancé l’intérêt pour ce mode de vie: le tsunami asiatique, l’ouragan Katrina, l’accident nucléaire de Fukushima, la pandémie de h1n1, le virus Ebola, Daesh, la crise des migrants, etc.

Le déluge du Saguenay en 1996, puis le verglas de 1998 ont éveillé la fibre survivaliste de milliers de Québécois. Les inondations qui ont frappé la province en mai 2017 n’ont fait que confirmer leur conviction: les autorités ne peuvent pas réagir assez rapidement. Autant se préparer au pire.


Stéphane Moukarzel est un cinéaste établi à Montréal. Il œuvre autant du côté de la fiction que du côté du documentaire et de la télévision. Il a entre autres réalisé un documentaire sur les survivalistes au Québec intitulé Et si l’Apocalypse…


Coup de chaud en Arctique

Au large de Terre-Neuve—Voilà maintenant plus de deux semaines que nous avons quitté le port de Québec, mais nous n’avons toujours pas franchi la pointe nord-est de Terre-Neuve. La garde côtière avait demandé à l’équipage du brise-glace ngcc Amundsen de partir plus tôt afin de participer aux opérations de déglaçage dans la région du détroit de Belle-Isle, encore largement obstrué par les amoncèlements de glace en cette saison printanière.

Ce départ devancé n’avait pas facilité la préparation de notre matériel d’échantillonnage. Une fois prêts, nous sommes tout de même partis, comme chaque année, afin d’étudier cet environnement méconnu et en plein changement.

Cette année, nous devions commencer par la baie d’Hudson. «BaySys», un programme de recherche de plus de 17 millions$, financé en grande partie par Hydro-Manitoba, vise à comprendre l’impact des systèmes hydroélectriques sur l’écosystème dans un contexte de changements climatiques. Mais voilà, nous sommes le 7 juin et, depuis plusieurs jours, nous sommes appelés à escorter des cargos ou à porter secours à des bateaux de pêcheurs pris dans la glace, dont certains sont en train de couler.

La glace de mer, compactée par les vents le long de la côte de Terre-Neuve, empêche les navires de naviguer librement. Cette banquise est composée de morceaux de glace si épais et si durs que seul un brise-glace de la puissance du nôtre est capable de se frayer un chemin. Le professeur David Barber, chef scientifique et spécialiste de la glace de mer, nous a rassemblés dans le salon des officiers pour nous annoncer que la campagne d’échantillonnage dans la baie d’Hudson était annulée cette année. Nous avons pris trop de retard pour être en mesure de répondre aux questions abordées dans le plan de mission.

Pour lui, cela ne fait aucun doute, le réchauffement climatique accéléré en Arctique génère une banquise mince et donc plus mobile, qui est emportée par les courants vers les zones subarctiques. Tout le monde est abasourdi par la nouvelle. Certains étudiants sont inquiets pour leurs études, car elles dépendent en grande partie des échantillons et des données qu’ils devaient rapporter de cette mission. Pour ma part, ce sera la première fois en dix ans que je ne prélèverai pas d’échantillons en Arctique.


Cyril Aubry est un professionnel de la recherche en biologie marine à l’Université Laval, à Québec. Il possède plus de dix années d’expérience dans l’échantillonnage en Arctique à bord du brise-glace NGCC Amundsen.

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