De la brièveté de la vie

Sénèque Le Jeune
Photo: Ahn Jun
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Grands essais

De la brièveté de la vie

Notre temps est comprimé. Surstimulés, nous laissons notre attention se dissiper. Et nous nous faisons souvent mener par nos impulsions, nos ambitions, notre quête d’un statut social. Les médias sociaux, qui appellent une représentation de soi constante, renforcent les tendances narcissiques déjà bien présentes dans la personnalité humaine.

De la brièveté de la vie est un essai écrit en 49 de notre ère, mais son propos reste éminemment pertinent à notre époque hypermoderne. Sénèque nous rappelle que, pour atteindre le bonheur et la sérénité, il faut éviter de consacrer son temps aux activités futiles et stériles.

Adaptation : Atelier 10

Considéré dans ce texte

La fuite du temps et la bonne occupation de nos journées. Les bienfaits de la philosophie. Les esclaves épilés et les collectionneurs de vases de Corinthe. L’apprentissage de la mort.

La plupart des mortels, Paulinus1Dans ce «dialogue» philosophique, Sénèque s’adresse à Pompeius Paulinus, dont il a épousé la fille., se plaignent de la méchanceté de la nature: notre vie est si courte, et le temps qui nous est donné fuit à une telle vitesse qu’à l’exception de quelques-uns, la vie nous délaisse au moment, justement, où nous nous apprêtions à vivre. Ce ne sont pas que l’homme de la rue et la foule vulgaire qui se plaignent de ce prétendu malheur: il arrache aussi des plaintes à d’illustres personnages. De là, cette exclamation du plus grand des médecins: «La vie est courte, l’art est long2Premier aphorisme d’Hippocrate..» De là, aussi, la plainte peu digne d’un sage formulée par Aristote, qui prenait à partie la nature pour avoir accordé à certains animaux l’équivalent de cinq ou dix vies humaines, alors qu’elle impose à l’homme, appelé à de grands projets, un terme beaucoup plus court.

Nous n’avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue, elle suffirait amplement à l’accomplissement des plus grandes entreprises si tous les moments en étaient bien employés. Quand elle se perd dans les plaisirs et les activités futiles, l’inévitable moment vient enfin nous presser; et notre temps s’est écoulé sans que nous l’ayons vu passer.

Voilà la vérité: nous n’avons pas reçu une courte vie, c’est nous qui l’avons rendue ainsi. Nous ne sommes pas misérables, mais gaspilleurs. Aussi immenses et royales qu’elles puissent être, des richesses placées dans les mains d’un mauvais maitre sont dissipées en un instant, alors qu’une fortune plus modeste confiée à un gardien économe s’accroit par l’usage qu’il en fait: il en va ainsi de notre vie, qui a beaucoup d’étendue pour qui en dispose sagement.

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Pourquoi se plaindre de la nature? Elle s’est montrée si bienveillante! Pour qui sait l’employer, la vie est assez longue. Mais l’un est absorbé par son insatiable avarice; l’autre se consacre avec dévotion à des travaux frivoles; un autre se noie dans le vin; un autre se complait dans l’inertie; un autre nourrit une ambition toujours soumise aux jugements d’autrui; un autre encore, que le commerce passionne de manière insensée, est poussé par l’appât du gain sur toutes les terres et toutes les mers. Certains, tourmentés par l’ardeur des combats, sont constamment occupés par la mise en danger d’autrui ou par la crainte qu’un péril les menace. D’autres, courtisant d’illustres ingrats, se consument dans une servitude volontaire. Beaucoup convoitent la richesse d’autrui ou maudissent leur destinée. La plupart, n’ayant aucun but précis, cèdent à une légèreté indéterminée, inconstante, importune, qui ne cesse de les balloter d’un projet à un autre. Quelques-uns ne trouvent rien qui les attire ni leur plait, et la mort les surprend dans leur langueur et leur incertitude. Aussi cette sentence, sortie comme un oracle de la bouche d’un grand poète, me parait-elle incontestable: «Nous ne vivons que la plus infime partie du temps de notre vie; car tout le reste n’est pas de la vie, mais du temps.»

Les vices nous entourent et nous pressent de tous côtés: ils ne nous permettent ni de nous relever, ni de lever nos yeux vers la contemplation de la vérité; ils nous tiennent plongés dans l’abime boueux des passions. Il ne nous est jamais permis de revenir à nous, même lorsque le hasard nous accorde quelque répit. Comme sur une mer profonde où, même après le vent, on sent le roulis des vagues...

Tu crois que je ne parle que de ceux dont la faiblesse est avérée? Prends donc ceux dont la réussite magnétise les foules: leurs biens les étouffent. Combien d’hommes sont accablés par l’opulence? Combien ont usé leurs poumons à force d’éloquence et se sont épuisés à déployer leur génie? Combien pâlissent de leurs continuelles débauches? Combien ont vu leur liberté confisquée par la nuée de clients qui se pressent autour d’eux? Parcours tous les rangs de la société, des plus humbles jusqu’aux plus élevés: l’un réclame un appui en justice, l’autre l’y assiste; celui--ci voit sa vie en péril, celui-là le défend, le troisième est juge. Nul ne s’appartient plus—chacun se consume pour un autre. Informe-toi sur ceux dont on connait les noms par cœur, tu verras à quels signes on les reconnait: celui-ci rend des comptes à untel, celui-là à tel autre... Plus personne ne se consacre à lui-même.

Rien n’est donc plus extravagant que l’indignation de certains hommes, qui se plaignent que des grands de ce monde n’aient pas pris le temps de les recevoir. Comment oser se plaindre de l’orgueil d’un autre, quand on ne trouve soi-même aucun moment à s’accorder? Qui que tu sois, cet homme a un jour posé son regard sur toi, il a prêté une oreille à tes discours et t’a invité à prendre place à ses côtés. Mais toi, n’as-tu jamais daigné tourner un regard sur toi-même, et te donner audience?


Les esprits brillants de tous les temps auraient beau décider de réfléchir ensemble à cette question, jamais ils ne s’étonneraient suffisamment de l’aveuglement de l’esprit humain. Personne ne permet qu’on s’empare de ses propriétés: au moindre différend sur leurs limites, on recourt aux pierres et aux armes. Pourtant, on permet à autrui d’empiéter sur sa vie—pire, on l’invite de bon cœur à en prendre pleine possession. On ne trouve personne qui donne son argent, mais chacun dissipe sa vie à tout venant. On s’applique à conserver son patrimoine, mais quand vient l’occasion de gaspiller son temps—domaine où l’avarice serait vertu—, on se montre généreux.

J’aimerais m’adresser à quelque homme de la foule des vieillards et lui dire: «Tu es arrivé, je le vois, au terme le plus reculé de la vie humaine; tu as 100 ans ou plus sur la tête. Eh bien, calcule l’emploi de ton temps: dis-nous combien tu en as perdu pour un créancier, une maitresse, un accusé, un client. Combien pour les querelles avec ta femme, la correction de tes esclaves, tes démarches officieuses dans la ville? Ajoute les maladies associées à tes -excès et le temps perdu dans l’inaction: tu verras que tu as beaucoup moins d’années que tu n’en comptes. Rappelle-toi combien de fois tu as persisté dans un projet, combien peu de jours ont été employés à la tâche que tu leur destinais. Combien de fois étais-tu vraiment à ton propre service, ton visage calme, ton esprit paisible? Quels travaux utiles ont jalonné une si longue suite d’années? Combien d’hommes ont -pillé ta vie sans que tu prennes la mesure de ce que tu -perdais? Combien de temps volé par des chagrins sans objet, des joies insensées, l’âpre convoitise, les séductions de la vie en société? Réalise la part infime de temps qui t’est restée pour toi-même: ta mort te semblera alors prématurée.»

Quelle en est la cause? Mortels, vous vivez comme si vous deviez toujours vivre. Vous ne vous souvenez jamais de la fragilité de votre existence; vous ne remarquez pas combien le temps passe; et vous le perdez comme s’il coulait d’une source intarissable—alors que le jour que vous consacrez à un tiers ou à quelque affaire est peut-être votre dernier. Vos craintes sont bien celles de mortels; mais à juger vos désirs, on vous croirait immortels.

Au moindre différend, on recourt aux pierres et aux armes. Pourtant, on permet à autrui d’empiéter sur sa vie; voire pire: on l’invite de bon cœur à en prendre pleine possession.

Tu entendras la plupart des hommes dire: «À 50 ans, je prendrai ma retraite; à 60 ans, je renoncerai aux affaires publiques.» Et qui donc te garantit une vie si longue? Qui permettra que tout se passe selon tes dispositions? N’as-tu pas honte de te contenter des restes de ta vie et d’attribuer à la culture de ton esprit le seul temps qui n’est plus bon pour les affaires? N’est-il pas trop tard de commencer à vivre lorsqu’il faut sortir de la vie? Quel fol oubli de notre condition mortelle que de remettre ainsi à 50 ou à 60 ans les sages résolutions, et de compter commencer à vivre à un âge auquel peu d’hommes parviennent!

Écoute les paroles que les hommes les plus puissants, les plus haut placés laissent souvent échapper: ils désirent le repos, ils vantent ses douceurs, ils le mettent au--dessus de tous les autres biens dont ils jouissent. Ils n’aspirent qu’à descendre de leur sommet, pourvu qu’ils puissent le faire sans danger. Car même sans que rien ne l’attaque ou l’ébranle de l’extérieur, la fortune a tendance à s’écrouler sur elle-même. Le divin Auguste, à qui les dieux avaient accordé plus qu’à tout autre, ne cessa de réclamer le repos et la délivrance des affaires publiques. Ses discours revenaient toujours à cet espoir. Au milieu de ses travaux, il trouvait pour les alléger une consolation illusoire, mais douce, en se disant: «Un jour, je vivrai pour moi.»

Dans une de ses lettres, adressée au Sénat, où il assurait que sa retraite ne manquerait pas de dignité et ne démentirait pas sa gloire, j’ai remarqué ces mots: «Il serait plus beau de réaliser de tels projets que d’en faire la promesse. Néanmoins, mon impatience de voir arriver ce moment si passionnément désiré me procure un avantage: puisqu’il se fait encore attendre, le simple fait d’en parler me procure du plaisir.» Combien le repos devait lui paraitre précieux pour que, à défaut de le vivre réellement, il veuille en jouir en imagination! Celui qui avait soumis chacun à sa volonté et tenait en mains les destinées des hommes et des nations envisageait avec joie le jour où il pourrait se dépouiller de toute sa grandeur. L’expérience lui avait appris combien ces grâces lui avaient couté d’efforts et d’angoisses secrètes. Il avait dû se battre d’abord avec ses concitoyens, puis avec ses collègues et finalement avec ses relations, épanchant le sang sur la terre et sur la mer. Auguste désirait donc le repos, et dans cet espoir, il trouvait l’allègement de ses travaux. Tel était le vœu de celui qui pouvait combler les vœux de tout l’univers.


Il serait superflu de rappeler l’exemple de beaucoup d’hommes qui, jouissant en apparence du plus grand bonheur, ont livré un témoignage sincère et critique sur leur vie passée, avouant avoir détesté chaque action de leur existence. Pourtant, leurs plaintes n’ont changé ni les autres ni eux-mêmes: les mots à peine dissipés, les sentiments reprenaient leur cours habituel.

Votre vie dût-elle dépasser mille années, elle se renfermera en un très petit espace, vos vices dévoreront des siècles. Le laps de temps dont vous disposez vraiment est court, mais vous ne le retenez pas, vous ne retardez pas son cours: vous le laissez s’éloigner comme une chose superflue et -facile à recouvrer.

En tête de la liste des pires coupables, je place ceux qui n’ont d’autre passetemps que le vin et la débauche, car il s’agit des pires occupations possibles. Même ceux qui se laissent berner par une gloire illusoire sont victimes de leur aveuglement. Les avares, les hommes en colère, ceux qui se livrent à des haines ou à des guerres injustes: ils font au moins preuve de virilité dans leurs erreurs. Mais ceux qui se plongent dans la gloutonnerie et dans la luxure se couvrent de honte. Regarde ce qu’ils font de leurs journées, observe le temps qu’ils perdent à calculer, à comploter, à s’inquiéter, à courtiser ou à être courtisé. Examine celui qu’ils passent en procès—pour eux-mêmes ou pour d’autres—ou dans les banquets qui sont désormais un passage obligé et tu verras que leurs maux—ou leurs biens—ne leur laissent même pas le temps de respirer.

Enfin, tout le monde convient qu’un homme trop occupé ne fait rien de bien, il ne peut cultiver l’éloquence ni les arts libéraux: l’esprit distrait n’approfondit rien; il rejette tout, comme si l’on cherchait à le gaver. L’homme occupé songe à toute autre chose qu’à vivre: aucune science n’est plus difficile que celle de la vie. Tous les autres savoirs peuvent se targuer de nombreux professeurs. On a même vu de jeunes enfants maitriser à tel point ces connaissances qu’ils auraient pu les enseigner. Mais l’art de «vivre», il faut toute la vie pour l’apprendre. Et ce qui te surprendra peut-être davantage: toute la vie, il faut apprendre à mourir.

Bien des grands hommes se sont affranchis de tout, ont renoncé aux richesses, aux emplois, aux plaisirs pour ne s’occuper, jusqu’à la fin de leurs jours, que de savoir vivre. Presque tous, cependant, ont avoué au terme de leur vie qu’ils n’avaient pu acquérir cette science. Comment, alors, les hommes dont nous parlons l’auraient-ils apprise? Crois-moi, c’est le propre du grand homme, élevé au-dessus des erreurs humaines, de ne pas se laisser dérober la plus petite partie de son temps. Celui-là a joui d’une très longue vie, car elle est tout entière restée à sa disposition. Rien n’a été cédé à l’oisiveté stérile; rien n’a été mis à la disposition d’un autre, rien ne semblait assez digne d’être troqué contre ce temps qu’il gère en trésorier économe. La vie lui a donc suffi. Mais elle manque à ceux qui la laissent gaspiller par tout le monde.

L’art de «vivre», il faut toute la vie pour l’apprendre. Et ce qui te surprendra peut-être davantage: toute la vie, il faut apprendre à mourir.

Et ne croyez pas qu’ils soient sans s’apercevoir de ce qu’ils perdent: vous entendrez souvent la plupart de ceux qu’une grande prospérité accable, au milieu de la foule de leurs clients, du conflit des procès et des autres honorables misères, s’écrier: «Je n’ai pas le temps de vivre!» Pourquoi donc? Parce que tous ceux qui vous attirent à eux vous enlèvent à vous-même. Combien de jours ne vous ont pas dérobés cet accusé, ce candidat, cette vieille fatiguée d’enterrer ses héritiers, et cet homme riche, qui fait le malade pour irriter la cupidité des coureurs de successions! Et ce puissant ami qui vous recherche, non par amitié, mais par ostentation! Passez en revue tous les jours de votre vie, et vous verrez qu’il n’en est resté pour vous qu’un très petit nombre, et de ceux qui ne valent pas la peine d’en parler.

Chacun anticipe sur sa vie, tourmenté par l’impatience de l’avenir et l’ennui du présent. Mais celui qui n’emploie son temps que pour son propre usage, qui règle chacun de ses jours comme sa vie, ne désire ni ne craint le lendemain. Quels autres plaisirs pourrait bien lui amener une heure de plus? Il a tout connu, tout gouté jusqu’à satiété. Que la fortune dispose du reste comme il lui plaira, sa vie est déjà en sécurité. On peut en ajouter, mais non en retrancher. En ajouter, et encore! Ce serait comme l’homme rassasié quand il reprend des aliments: il mange sans appétit. Ce n’est donc pas aux rides et aux cheveux blancs qu’il faut juger de la longue vie d’un homme: il n’a pas longtemps vécu, il a longtemps été sur terre. Penses-tu qu’un homme a beaucoup navigué quand, dès sa sortie du port, il a été surpris par une forte tempête et balloté par les vagues? Quand, en proie à des vents contraires, il a tourné en rond autour du même périmètre? Celui-là n’a pas beaucoup navigué: il a été longtemps battu par la mer.


Ce qui nous leurre, c’est que le temps est une chose incorporelle qui ne frappe pas les yeux. Voilà pourquoi on l’estime à si bas prix, voire on ne lui accorde aucune valeur. Les hommes donnent beaucoup pour recevoir des pensions annuelles: leurs travaux, leurs services, leurs soins. Mais personne ne met à prix son temps. Chacun le prodigue comme s’il ne coutait rien.

Rien ne s’oppose à ce que l’on use d’un bien qui nous est assuré, aussi petit soit-il. Mais on ne saurait trop prendre soin d’un bien qui peut nous manquer à tout moment. Ne crois pas toutefois que les hommes dont nous parlons ignorent à quel point le temps est une chose précieuse: ils ont coutume de dire à ceux qu’ils aiment passionnément qu’ils sont prêts à leur sacrifier une partie de leurs années. Ils les donnent en effet, mais en se dépouillant eux-mêmes, sans profit pour les autres. C’est à peine s’ils savent qu’ils s’en dépouillent, aussi supportent-ils facilement cette perte: ils n’en mesurent pas l’importance.

Personne ne te restituera tes années, personne ne te rendra à toi-même. La vie se poursuit comme elle a commencé, sans revenir sur ses pas ni suspendre son cours. Sans faire un bruit, sans t’avertir de sa rapidité; elle s’écoulera en silence. Ni l’ordre d’un monarque ni la faveur du peuple ne pourront la prolonger; elle suivra sa marche sans se détourner ni faire de pause. Alors que tu es occupé, la vie se hâte, la mort cependant arrivera, et bon gré mal gré, il faudra la recevoir.


Y’a-t-il des individus plus idiots que ceux qui s’enorgueillissent de leur prévoyance? Ils arrangent leur vie aux dépens de leur vie même: ils s’occupent d’un avenir éloigné. Or, la plus grande perte, c’est de différer. Tout ajournement nous dérobe la journée: il nous enlève le présent en nous promettant l’avenir. Le principal obstacle à la vie, c’est l’attente qui se fie au lendemain et perd le jour présent. Ce qui est encore dans les mains de la fortune, tu en disposes; ce qui est dans les tiennes, tu le laisses s’échapper. Quel est donc ton but? Jusqu’où s’étendent tes espérances? Tout ce qui relève de l’avenir est incertain: vis pleinement dès maintenant.

Voilà d’ailleurs ce que proclame le plus grand des poètes3Virgile, Les géorgiques III. avec cette salutaire maxime—une véritable inspiration divine:

«Le jour le plus précieux pour les malheureux mortels est celui qui s’enfuit le premier.»

Pourquoi temporiser, dit-il, pourquoi tarder? Si tu ne saisis pas ce jour, il s’envole, et même si tu parvenais à le tenir, il t’échapperait. Il faut donc combattre la rapidité du temps, par la promptitude à en user. C’est un torrent rapide qui ne coulera pas pour toujours: hâte-toi d’y puiser. Admire comment, pour te reprocher tes pensées infinies, le poète ne dit pas «la vie la plus précieuse», mais «le jour le plus précieux». Le poète ne te parle que d’un jour, et d’un jour qui fuit.

Le jour le plus précieux est celui qui le premier échappe aux mortels malheureux, c’est-à-dire occupés; et qui, enfants jusque dans leur vieillesse, y arrivent sans préparation, désarmés. Ils n’ont rien prévu; ils sont tombés dans la vieillesse subitement, sans s’y attendre; ils ne la voient pas s’approcher de jour en jour. Un récit, une lecture ou quelques pensées intérieures trompent les voyageurs sur la longueur du chemin. Et ils s’aperçoivent qu’ils sont arrivés avant même d’avoir pris conscience qu’ils approchaient. Il en est ainsi du chemin continuel et rapide de la vie: éveillés ou endormis, nous le parcourons d’un pas égal, et, occupés que nous sommes, nous ne nous en apercevons qu’à son terme.


La vie se divise en trois temps: le présent, le passé et l’avenir. Le présent est court, l’avenir incertain, le passé assuré. Sur ce dernier, la fortune a perdu ses droits et personne n’a le pouvoir d’en disposer à nouveau. Les hommes occupés n’en tirent aucun parti, car ils n’ont pas le temps de regarder en arrière. Et même s’ils l’avaient, leurs souvenirs mêlés de regrets ne leur seraient pas agréables. C’est malgré eux qu’ils se rappellent du temps mal employé, et ils n’osent se remémorer ces moments dont les vices, alors cachés par la séduction du plaisir immédiat, se montrent désormais au grand jour. Aucun homme ne regarde volontiers vers le passé, sauf celui qui a toujours soumis ses actions à la censure de sa conscience et ne s’est jamais égaré. Mais celui qui fut dévoré par l’ambition, arrogant dans son mépris, abusif dans la victoire, fourbe, avare ou dissipateur doit nécessairement craindre ses souvenirs. Et pourtant, cette portion de notre vie est sacrée, inviolable: elle est préservée de tous les évènements humains et affranchie de l’empire de la fortune. Elle ne souffre ni de la pauvreté, ni de la crainte, ni des maladies. Elle ne saurait être perturbée ou ravie: nous en jouirons paisiblement et à jamais.

  • Photo: Ahn Jun

Le présent est très court, si court, que certains ont nié son existence. Il est toujours en marche, il vole et se précipite: il a cessé d’être, avant d’être arrivé.

Les jours ne sont présents que l’un après l’autre, voire instant après instant, alors que les moments passés te reviennent quand bon te semble; tu peux les examiner et les retenir selon ton gré. C’est ce que les hommes occupés n’ont pas le loisir de faire. Une âme paisible et calme est toujours à même de revenir sur les différentes époques de sa vie; mais l’esprit des hommes affairés, comme sous un joug, ne peut se retourner et regarder en arrière. Leur vie s’est engloutie dans un abime. De la même manière qu’une liqueur se perd—même servie en abondance—s’il n’y aucun vase pour la recevoir et la conserver, le temps, aussi long qu’il te soit donné, se perd s’il n’est aucun fond pour le retenir. Il s’évapore à travers ces âmes sans consistance et percées à jour. Le présent est très court, si court, que certains ont nié son existence. Il est en effet toujours en marche, il vole et se précipite: il a cessé d’être, avant d’être arrivé. Il ne marque pas plus de pauses que le monde ou les astres dont la révolution est éternelle, et dont la position est toujours changeante.


Tu te demandes peut-être quels sont les hommes que j’appelle occupés? Ne crois pas que je réserve ce nom à ceux qui ne sortent des tribunaux que lorsque les chiens les en chassent, à ceux que tu vois étouffés par leurs multiples courtisans ou foulés avec mépris par les clients des autres, à ceux que d’obséquieux devoirs arrachent de leurs maisons pour les envoyer à la porte des grands ou encore à ceux à qui la baguette du préteur adjuge un profit infâme.

Il est des hommes dont le loisir même est affairé: à la campagne, dans leur lit, au milieu du désert, éloignés du reste des hommes, ils se dérangent eux-mêmes. Leur vie ne peut être qualifiée d’oisive, c’est une occupation paresseuse.

Qualifies-tu d’hommes au repos ceux qui passent des heures chez un barbier à se faire arracher le moindre poil poussé dans la nuit, à tenir conseil sur chaque cheveu, à se mettre en ordre une coiffure dépeignée ou à se faire ramener de chaque côté du front leurs cheveux clairsemés? Comme ils se mettent en colère si le barbier, croyant avoir affaire à un homme, se montre quelque peu négligent! Comme ils sortent de leurs gonds si on leur coupe un peu trop leur crinière, si quelques cheveux dépassent les autres, si les boucles ne tombent pas bien égales! Combien parmi eux aimeraient mieux voir leur patrie en désordre plutôt que leur coiffure? Qui est plus inquiet de l’ajustement de sa tête que de sa santé? Qui préfère être bien coiffé qu’homme de bien? Appelles-tu personnes de loisir ces hommes constamment occupés entre le peigne et le miroir?

Et que dire de ceux qui consacrent leur temps à composer, à écouter ou à réciter des chansons, pliant leur voix aux modulations apprêtées d’une languissante mélodie? Leurs doigts marquent sans cesse la mesure de quelque air qu’ils ont en tête, et même au milieu d’affaires sérieuses ou dans de tristes circonstances, ils font entendre un léger fredonnement. Ces gens-là ne sont pas au repos, mais inutilement occupés. Et évidemment, je ne considère pas leurs festins comme des moments de loisir! Il suffit de voir avec quel soin ils rangent leur vaisselle et drapent les tuniques de leur personnel, avec quelle inquiétude ils attendent le sanglier qui sortira des cuisines, avec quelle rapidité leurs esclaves épilés s’acquittent de divers services au moindre signal ou avec quel soin ces malheureux font disparaitre les dégoutantes sécrétions des convives! C’est à ce prix que se gagne une réputation de magnificence et de délicatesse. Les vices les suivent si obstinément aux quatre coins de leur vie qu’ils mettent même dans le vin et la nourriture une ambitieuse vanité.

Ne compte pas non plus parmi les oisifs ces hommes lâches et mous qui se font balader en chaise et en litière et ne manquent jamais l’heure de leur promenade—comme si elle était indispensable ou obligatoire—ou ceux qui ont constamment besoin qu’on leur indique quand se laver, aller au bain ou souper. La mollesse où se morfond leur âme est telle qu’ils ne peuvent déterminer par eux-mêmes s’ils ont faim. J’ai entendu dire qu’un de ces voluptueux (si toutefois on peut nommer volupté cet oubli complet de la vie et des habitudes humaines) demanda, au moment où des bras l’enlevaient du bain et le plaçaient sur un siège: «Suis-je assis?» Penses-tu que cet homme qui ignore s’il est assis puisse savoir s’il vit, s’il voit, s’il est en repos? Je ne saurais dire ce qui me fait le plus pitié: qu’il ne le sache pas ou qu’il fasse semblant. Car si ces gens-là oublient beaucoup de choses, ils feignent aussi d’en oublier.

Dirais-tu que nos mimes exagèrent lorsqu’ils tournent le luxe en ridicule? Je crois qu’ils en omettent plus qu’ils en rajoutent. Dans ce siècle particulièrement ingénieux pour le mal, les vices de plus en plus nombreux ont atteint un tel essor qu’on devrait plutôt accuser nos mimes d’en affaiblir le tableau. Quoi, un homme désorienté par ses plaisirs au point de dépendre d’un autre pour savoir s’il est assis! Un tel homme n’est pas oisif: il faut lui donner un autre nom, il est malade; bien plus, il est mort.

Il serait trop long d’évoquer ceux qui ont passé leur vie à jouer aux échecs ou à la paume, ou à griller leur corps au soleil. Ils ne sont pas oisifs, car leurs plaisirs les occupent trop. Quant à ceux qui s’appliquent à d’inutiles études lit-téraires, ils se donnent beaucoup de peine pour rien: on en dénombre déjà bien assez. C’était la maladie des Grecs de chercher combien de rameurs avait Ulysse, si l’Iliade a été écrite avant l’Odyssée, si ces deux poèmes sont du même auteur et autres questions de cette trempe qui, gardées pour soi, ne procurent aucune satisfaction et qui, publiées, ne dispensent pas sagesse, mais ennui. Et voici les Romains possédés de cette étrange manie d’acquérir de vaines connaissances!


Les seuls à jouir du repos sont ceux qui se consacrent à l’étude de la philosophie. Seuls ceux-là vivent, car ils mettent non seulement à profit leur existence, mais aussi celle de toutes les générations. Toutes les années qui ont précédé leur naissance leur sont acquises. Les illustres fondateurs de ces sublimes doctrines sont nés pour nous: ils nous ont préparé la vie. Ces admirables connaissances qu’ils ont tirées des ténèbres et mises au grand jour, c’est grâce à leurs travaux que nous y sommes initiés. Aucun siècle ne nous est interdit: tous nous sont ouverts, et si la grandeur de notre esprit nous porte à sortir des étroites limites de la faiblesse humaine, vaste est le temps à parcourir.

On peut discuter avec Socrate, douter avec Carnéade, jouir du repos avec Épicure, vaincre la nature humaine avec les stoïciens, la dépasser avec les cyniques. Pourquoi ne pas nous extraire de cet intervalle de temps si court et incertain pour nous élancer dans ces espaces immenses et ainsi nous joindre aux meilleurs des hommes?

On peut le dire, ceux qui s’attèlent à leurs véritables devoirs passent leurs jours avec les Zénon, les Pythagore, les Démocrite, les Aristote, les Théophraste ou autres précepteurs de la morale et de la science, comme s’il s’agissait d’amis intimes. Aucun de ces sages ne manque de temps pour les recevoir; aucun ne les congédie sans s’être assuré qu’ils soient plus heureux et plus enclins à l’aimer, aucun ne souffre qu’on sorte de chez lui les mains vides. Nuit et jour, la porte est ouverte à tous les mortels.

Aucun d’eux ne te forcera à quitter la vie, mais tous t’apprendront à mourir. Aucun ne te fera perdre tes années, car chacun y ajoutera les siennes. Aucun ne te compromettra par ses discours, n’abusera de ton temps avec son amitié ou ne te fera chèrement acheter sa faveur. Tu retireras d’eux tout ce que tu voudras, et aucun ne te tiendra rigueur si tu puises abondamment à sa source.

Quelle félicité, quelle belle vieillesse sont réservées à l’homme qui s’est placé sous leur patronage! Il aura des amis avec lesquels délibérer sur les plus grandes comme sur les plus petites affaires. Il pourra recevoir tous les jours des conseils, entendre la vérité sans injure, la louange sans flatterie et les prendre pour modèles.

On dit souvent qu’on ne choisit pas ses parents, que le sort nous les a donnés. Il est pourtant une filiation qui dépend de nous. Il existe plusieurs familles d’illustres génies: choisis celle où tu désires être admis, tu y seras adopté. Tu pourras non seulement faire tien son nom, mais aussi ses biens, que tu ne seras pas tenu de conserver avec avarice: ils augmenteront au fur et à mesure que tu en feras part au monde.

Ces grands hommes t’ouvriront le chemin de l’éternité, et t’élèveront à une hauteur d’où personne ne peut te faire tomber. Tel est le seul moyen d’allonger une vie mortelle, voire de la changer en immortalité. Les honneurs, les monuments, les trophées, tout ce que l’ambition obtient par des décrets s’écroule promptement: le temps ruine tout, et renverse en un tournemain ce qu’il a consacré. Mais la sagesse est au-dessus de ces atteintes. Aucun siècle ne pourra ni la détruire, ni l’altérer. L’âge suivant et ceux qui lui succèderont ne feront qu’ajouter à la vénération qu’elle inspire.

Quant à ceux qui s’appliquent à d’inutiles études littéraires, ils se donnent beaucoup de peine pour rien: on en dénombre déjà bien assez.

La vie du sage est donc très longue, elle n’est pas renfermée dans les bornes assignées au reste des mortels. Le sage est le seul à être affranchi des lois du genre humain: tous les siècles lui sont soumis comme à Dieu. Il reste maitre du temps passé par ses souvenirs, use du présent et jouit par avance de l’avenir. Il se compose une longue vie en réunissant tous les temps en un seul.


Mais quand les hommes oublient le passé, négligent le présent et redoutent l’avenir, leur vie est brève et tourmentée. Arrivés au terme de leur vie, les malheureux réalisent qu’ils se sont occupés à ne rien faire. Ce n’est pas parce qu’ils invoquent parfois la mort que leur vie a été longue: la folie les agite de passions désordonnées qui les précipitent vers ce qu’ils craignent. Ils ne désirent souvent la mort que parce qu’ils la redoutent.

Ne te fie pas non plus au fait que le temps leur paraisse parfois long ou qu’avant l’heure du souper, ils se plaignent de la lenteur avec laquelle les heures s’écoulent. Quand leurs occupations leur laissent quelque répit, ils sont ac-cablés; ils ne savent ni comment en faire usage, ni comment s’en débarrasser. Aussi aspirent-ils à trouver une occupation quelconque et tout le temps qui les en éloigne devient un fardeau. Eh oui! Si la date d’un combat de gladiateurs ou de tout autre spectacle ou divertissement a été fixée, ils aimeraient sauter les journées qui les en séparent.

Tout délai imposé à l’objet qu’ils désirent leur semble long. Mais le moment auquel ils aspirent est bref et fugitif, il le devient encore plus par leur faute: ils passent sans cesse d’un objet à un autre, aucune passion à elle seule ne suffit à les captiver. Les jours ne leur sont pas longs, mais insupportables. Ce qui n’est pas le cas des nuits passées dans les bras de prostituées ou dans les orgies: elles leur semblent courtes! De là les délires des poètes qui, par leurs fables, entretiennent les égarements humains: ils ont imaginé que Jupiter, enivré par les délices de l’adultère, avait doublé la durée d’une nuit. N’est-ce pas exciter nos vices que de les attribuer aux dieux, et de voir dans les excès de la divinité une excuse pour nos passions? Mais comment ne pourraient-elles pas sembler courtes, ces nuits que les débauchés achètent si cher? Ils perdent la journée à attendre la nuit et la nuit à redouter le point du jour.


Leurs plaisirs mêmes sont agités, en proie à mille terreurs. Et au milieu des plus vives jouissances surgit cette pensée importune: «Combien de temps ce bonheur doit-il durer?» Pourquoi leurs joies sont-elles teintées d’inquiétude? Parce qu’elles ne reposent pas sur des fondements solides: l’inanité qui les fait naitre est aussi celle qui les trouble. Que doivent être, à ton avis, les moments de la vie où ils s’avouent malheureux, si même ceux dont ils s’enorgueillissent et qui semblent les élever au-dessus de l’humanité ne leur offrent pas de bonheur sans mélange? Leurs biens les plus grands ne sont pas exempts de soucis, et la meilleure fortune, plus que toute autre, est peu fiable. Le bonheur est nécessaire pour conserver le bonheur, et les vœux exaucés appellent d’autres vœux. Tout ce qui relève du hasard est peu stable; et plus il vous élève, plus il vous suspend haut au bord du précipice. Or, personne ne doit se complaire dans des biens si fragiles. Bien courte et bien malheureuse est donc la vie de ceux qui se procurent avec de grands efforts ce qu’ils ne peuvent conserver qu’avec des efforts plus grands encore. Ils acquièrent avec peine ce qu’ils désirent et possèdent avec inquiétude ce qu’ils ont acquis. Mais jamais ils ne tiennent compte d’un temps qui ne reviendra pas: à d’anciennes occupations sont substituées de nouvelles, un espoir accompli fait naitre un autre espoir, l’ambition provoque l’ambition. On ne cherche pas la fin des peines, on en change juste la nature. Nos honneurs nous tourmentent? Ceux des autres nous ont pris encore plus de temps. Nous en avons fini avec l’épuisement de notre candidature? Nous devenons solliciteurs pour d’autres. À peine déposée la pénible fonction d’accusateur que nous aspirons à celle de juge. Jamais on ne manquera de motifs heureux ou malheureux de sollicitude: les affaires nous interdiront le repos toujours désiré, jamais obtenu.


Détache-toi donc du vulgaire, mon cher Paulinus. N’attends pas, pour enfin rentrer dans un port tranquille, que toute ta vie ait essuyé la tempête. Songe combien de fois tu as bravé les flots, combien de tempêtes privées tu as affrontées, combien d’orages publics tu as attirés sur ta tête. Ta vertu s’est suffisamment manifestée dans les fatigues d’une vie pénible et agitée. Expérimente désormais ce qu’elle peut tirer de la retraite. Tu as consacré à la république la plus grande et assurément la meilleure partie de ta vie; prends aussi un peu de temps pour toi. Je ne t’invite pas à un repos plein d’indolence et d’inertie, ni à ensevelir dans le sommeil et les voluptés chères à la foule tout ce qu’il y a en toi de vivacité et d’énergie. Cela n’est pas se reposer. Tu trouveras des occupations plus importantes que celles dont tu t’es si activement acquitté jusqu’à aujourd’hui et tu y vaqueras à loisir, en sécurité.

Tu administres, il est vrai, les revenus de l’univers4 Paulinus est chargé de faire venir le blé des quatre coins de l’Empire romain.avec autant de désintéressement que ceux d’autrui, de zèle que les tiens et d’intégrité que ceux de la république. Tu te concilies l’amour dans une position où il est difficile d’éviter la haine. Mais crois-moi, mieux vaut régler les comptes de sa vie que ceux des impôts publics. Cesse de consacrer cette force d’esprit capable des plus grandes choses à un ministère certes honorable, mais peu propice à rendre ta vie heureuse, et applique-la désormais à toi-même. Songe que si, depuis ton premier âge, tu t’es assidument consacré à de nobles études, ce n’était pas pour devenir le dépositaire loyal de plusieurs milliers de mesures de blé. Tu nourrissais de plus grands et plus hauts espoirs. On ne manquera pas d’hommes qui joignent au gout du travail une intégrité scrupuleuse. Les bêtes de somme sont plus aptes à porter un fardeau que les chevaux de race: qui oserait entraver leur débordante vivacité avec un lourd bagage?


Cherche donc un asile dans des occupations plus tranquilles, plus sures, plus élevées. Tu veilles à ce que les arrivages du blé s’effectuent sans fraude, qu’ils soient soigneusement emmagasinés dans les greniers, loin de toute source de chaleur et d’humidité, et que la mesure et le poids s’y trouvent bien. Penses-tu que de telles occupations soient comparables aux saintes et sublimes études qui te révèleront la nature des dieux, leurs plaisirs, leur condition, leur forme? Qui t’éclaireront sur la destinée réservée à notre âme, sur le lieu où la nature nous conduit une fois dégagés des liens corporels, sur cette puissance qui maintient au centre de l’espace les corps les plus pesants, suspend les plus légers, imprime aux astres leur révolution et produit mille autres phénomènes plus merveilleux encore? Souhaites-tu quitter le sol pour élever ton esprit à ces hautes connaissances? Pendant que ton sang est encore chaud et que tu es dans la force de l’âge, tourne-toi vers ces objets plus dignes. Tu découvriras dans ce genre de vie l’enthousiasme des sciences utiles, l’amour et la pratique de la vertu, l’oubli des passions et l’art de vivre et de mourir: un calme inaltérable.


La condition de tous les gens occupés est malheureuse. Elle l’est plus encore pour ceux qui ne consacrent pas leur peine à eux-mêmes mais aux autres, qui attendent pour dormir que l’autre dorme, pour marcher qu’un autre fasse un pas, pour manger qu’un autre ait appétit. L’amitié, la haine, les plus libres de toutes les affections obéissent chez eux à des ordres. S’ils veulent savoir combien leur vie est courte, qu’ils regardent la part qui leur revient. Tu les as souvent vus, arborant fièrement une toge ou un nom célèbre sur le forum? Ne sois pas jaloux: ces avantages, ils les achètent aux dépens de leurs jours. Le plaisir d’attacher leur nom à une année leur fait perdre toutes celles de leur vie. Certains tendent avec ambition vers les hauts emplois et, dans les premiers efforts pour y parvenir, la mort vient moissonner leurs jeunes années. D’autres, après être parvenus, à force de bassesses, au sommet des honneurs, ont été rattrapés par la triste pensée qu’ils n’avaient travaillé que pour faire graver un vain titre sur leur tombe. Il en est enfin, proches de la décrépitude mais occupés par les espoirs qui conviennent à la jeunesse, qui ont succombé de faiblesse au milieu de leurs grands et malencontreux efforts. Honte à ce vieillard qui a rendu l’âme alors qu’il défendait de vils chicaneurs et cherchait les applaudissements d’un auditoire ignorant! Honte à celui qui, plus las de vivre que de travailler, a succombé au milieu de ses occupations! Honte à celui qui, mourant sur les trésors qu’il amassait, devient la risée de l’héritier qu’il a longtemps fait attendre!

Est-il donc si doux de mourir occupé? La plupart des hommes ont le même désir: la manie du travail survit chez eux à la possibilité de travailler; ils luttent contre la faiblesse du corps, la vieillesse les fâche parce qu’elle les éloigne des affaires. La loi a beau dispenser à 50 ans de porter les armes et à 60 d’assister aux assemblées du sénat, les hommes ont peine à obtenir d’eux-mêmes le repos qu’elle leur dicte. Tant qu’ils s’entrainent les uns les autres, troublant la paix des autres, et qu’ils se rendent réciproquement malheureux, la vie passe sans fruit, sans plaisir, sans aucun bénéfice pour l’âme. Nul ne voit la mort se profiler, chacun place ses espoirs à long terme. Certains règlent même leur vie au-delà de la mort: la construction de vastes mausolées, la dédicace de monuments publics, les jeux qui se célèbreront auprès de leur bucher, tout l’attirail d’orgueilleuses obsèques ou de magnifiques pompes funèbres. Mais, en vérité, les funérailles de ces gens-là devraient se faire à la lueur des torches et des flambeaux, comme s’ils avaient très peu vécu.


Sénateur sous le règne de Caligula et précepteur de Néron, Sénèque (4 av. J.-C. — 65 apr. J.-C.) figure parmi les fers de lance du stoïcisme. Brillant orateur, disciple d’une école de moralistes qui voyaient la philosophie comme un art de vivre, il a développé sa pensée dans divers traités philosophiques, notamment De la constance du sage, De la vie heureuse, De la tranquillité de l’âme et, bien sûr, De la brièveté de la vie. Diderot, dans son Encyclopédie, le qualifiait de « précepteur du genre humain ».

Fraichement diplômée de la Parsons New School for Design (New York), la Sud-Coréenne Ahn Jun fait déjà beaucoup parler d’elle. La série d’autoportraits vertigineux dont sont extraits ces deux clichés (réalisés en équilibre précaire sur les toits de Séoul, Hong Kong ou New York, avec un simple retardateur, sans montage ni retouches) a valu de nombreuses distinctions à la jeune femme de 32 ans, qui compte parmi les 20 photographes à suivre en 2013, selon le British Journal of Photography.

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