De ce que l’on représente

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Grands essais

De ce que l’on représente

Pour Schopenhauer, le vrai bonheur ne pouvait venir que de soi, pas de l’opinion des autres. Une idée encore très appropriée à notre époque, tournée vers les apparences et la quête de la célébrité. Dans cet essai, tiré de ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie, le philosophe nous parle de vanité, d’orgueil et de gloire.

Arthur Schopenhauer - 1851

Avec une introduction de Benoît Côté

Considéré dans ce texte

La vanité et ses dangers. La douleur ressentie à entendre ce qu’on dit de nous. Les deux vraies sources du bonheur. L’importance d’accorder moins de place à l’opinion d’autrui. La nuance entre la vanité et l’orgueil. L’honneur et la gloire.

À propos de ce texte

Arthur Schopenhauer (1788–1860), natif de Dantzig, est un contemporain de Hegel et membre en règle de la génération post-Kant. Grand critique de l’idéalisme allemand, il en tire toutefois des conclusions bien différentes de celles de ses contemporains. On le taxera volontiers de nihiliste et de pessimiste; ses admirateurs vanteront plutôt les mérites de sa lucidité, comme on salue le caractère vivifiant d’une bonne douche froide. 

On se souviendra que Kant propose un renversement important: selon lui, le monde extérieur ne nous est connu qu’à travers les effets qu’il produit sur nos sens. Par exemple, du ciel, je connais la couleur bleue, mais ce bleu n’est pas un attribut du ciel; c’est plutôt une réaction de ma rétine à la lumière reflétée par l’eau dans l’atmosphère. Le sujet pensant est donc condamné à vivre dans un univers fait de ses propres représentations. Le réalisme naïf, par lequel je pourrais croire que le monde est tel qu’il se présente à moi, est sérieusement mis en échec.

Schopenhauer acceptera la thèse de Kant, en lui reprochant toutefois d’avoir négligé un aspect important de son propre système. C’est que, parmi les éléments qui se présentent à nous par le biais de nos sens, un seul est perçu de l’intérieur: notre propre intériorité. Ce que je perçois de moi-même est d’abord et avant tout ma volonté, c’est-à-dire mes envies, mes désirs, ce qui me projette dans l’existence. Comme nous percevons notre volonté en tant que chose en soi, nous sommes à même d’apprécier ses diverses manifestations autour de nous. Cela aura de grandes conséquences sur la portée d’une simple vie humaine. La volonté qui me traverse ne m’appartient pas, elle n’est pas ce que je suis; en fait, je suis elle et elle n’a rien à faire de moi. Ce qui compte pour la volonté, c’est de se perpétuer dans le monde, dans la forme idéale que sont les espèces, dont les individus ne sont que les porteurs éphémères—comme une grande chute d’eau faite de milliards de gouttelettes insignifiantes.

Dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie, une œuvre tardive mais beaucoup lue, Schopenhauer se fait un peu violence et propose quelques lignes directrices pour «une vie heureuse qui nous attacherait à elle par elle-même et pas seulement par la crainte de la mort». Il se penche sur ce que l’on est, ce que l’on a, ce que l’on représente et conclut que le subjectif—ce que l’on est—est incomparablement plus essentiel à notre bonheur et à notre jouissance que l’objectif—ce que l’on a et ce que l’on représente. Dans l’extrait suivant, il démontre la futilité d’accorder la moindre importance à ce que l’on représente pour les autres, se moquant de la valeur que l’on donne à l’opinion d’autrui, à l’honneur et au rang. Pour Schopenhauer, la quête de la sagesse ne peut se faire que si nous nous soustrayons au bavardage ambiant et à l’influence qu’exercent les opinions; c’est dans l’intériorité que se trouvent le bonheur et la quiétude, et non dans les relations avec les autres. Ce ne sont pas là des propos que l’on entend fréquemment de nos jours...


Benoît Côté est docteur en musique. Il travaille principalement comme compositeur professionnel, dans les domaines du théâtre, de la danse et de la musique de création en général. On peut même le voir à l’occasion sur scène comme acteur ou musicien. Plus discrètement, il est aussi un auteur et un closet philosopher.

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Note: des passages ont été coupés dans l’extrait ci-dessous.

La vanité et l’orgueil



Ce que nous représentons, ou, en d’autres termes, notre existence dans l’opinion d’autrui, est généralement beaucoup trop prisé à cause d’une faiblesse particulière de notre nature, même si la moindre réflexion peut nous apprendre que cela n’a aucune importance en soi pour notre bonheur. Aussi a-t-on du mal à s’expliquer la grande satisfaction intérieure qu’éprouve tout homme dès qu’il perçoit une marque de l’opinion favorable des autres et dès qu’on flatte son amour-propre, n’importe comment. Aussi infailliblement que le chat se met à filer quand on lui caresse le dos, on voit une douce extase se peindre sur la figure de l’homme qu’on encense, surtout quand le compliment porte sur le domaine de ses prétentions, et même si c’est un mensonge palpable. Les marques de l’approbation des autres le consolent souvent d’un malheur réel ou de la parcimonie avec laquelle coulent pour lui les deux principales sources de bonheur: ce que l’on est et ce que l’on a. Réciproquement, il est étonnant de voir combien l’homme est infailliblement chagriné, et bien des fois douloureusement affecté par toute atteinte à son ambition, à quelque degré ou sous quelque rapport que ce soit. Servant de base au sentiment de l’honneur, cette sensibilité par rapport à l’opinion des autres peut avoir une influence salutaire sur la bonne conduite de beaucoup de gens, en guise de succédané de leur moralité; mais pour le bonheur réel de l’homme et surtout pour le repos de l’âme et pour l’indépendance—ces deux conditions si nécessaires au bonheur—, elle est plutôt perturbatrice et nuisible que favorable. C’est pourquoi il est prudent de lui poser des limites et, par de sages réflexions et une juste appréciation de la valeur des biens, de modérer cette grande susceptibilité à l’égard de l’opinion d’autrui, aussi bien pour le cas où on la caresse que pour celui où on la froisse, car les deux tiennent au même fil. Autrement, nous restons esclaves de l’opinion et du sentiment des autres.

Par conséquent, une juste appréciation de la valeur de ce que l’on est en soi-même et par soi-même, -comparée à ce qu’on est seulement aux yeux d’autrui, contribuera beaucoup à notre bonheur. Le lieu où se trouve la sphère d’action de tout cela, c’est la propre conscience de l’homme. À l’opposé, le lieu de tout ce que nous sommes pour les autres, c’est la conscience d’autrui; c’est la figure sous laquelle nous y apparaissons. Or, ce sont des choses qui n’existent qu’indirectement, tant que cela détermine la conduite des autres envers nous. Et ceci même n’entre réellement en considération que tant que cela influe sur ce qui pourrait modifier ce que nous sommes en et par nous-mêmes. Ce qui se passe dans une conscience étrangère nous est, à ce titre, parfaitement indifférent, et, à notre tour, nous y deviendrons indifférents à mesure que nous connaitrons suffisamment la superficialité et la futilité des pensées, les bornes étroites des notions, la petitesse des sentiments, l’absurdité des opinions et le nombre considérable d’erreurs que l’on rencontre dans la plupart des cervelles; à mesure aussi que nous apprendrons par expérience avec quel mépris l’on parle, à l’occasion, de chacun de nous, dès qu’on ne nous craint pas ou quand on croit que nous ne le saurons pas—mais surtout quand nous aurons entendu une fois avec quel dédain une demi-douzaine d’imbéciles parlent de l’homme le plus distingué. Nous comprendrons alors qu’attribuer une haute valeur à l’opinion des hommes, c’est leur faire trop d’honneur.


Quand nous aurons entendu une fois avec quel dédain une demi-douzaine d’imbéciles parlent de l’homme le plus distingué, nous comprendrons qu’attribuer une haute valeur à l’opinion des hommes, c’est leur faire trop d’honneur.

En tout cas, c’est être réduit à une misérable ressource que de ne pas trouver le bonheur dans ce que l’on est ou dans ce que l’on a, et de devoir le chercher dans l’idée que les autres se font de nous—autrement dit, non dans la réalité, mais dans l’imagination d’autrui. L’honneur, l’éclat, la grandeur, la gloire—quelle que soit la valeur qu’on leur attribue—ne peuvent entrer en concurrence avec ces biens essentiels ni les remplacer; bien au contraire, le cas échéant, on n’hésiterait pas un instant à les échanger contre ceux-ci. Il sera donc très utile pour notre bonheur de connaitre à temps ce fait si simple: chacun vit d’abord et effectivement dans sa propre peau et non dans l’opinion des autres, et alors, naturellement, notre condition réelle—déterminée par la santé, le tempérament, les facultés intellectuelles, le revenu, les enfants, le logement, etc.—est cent fois plus importante pour notre bonheur. L’illusion contraire rend malheureux. S’écrier avec emphase «L’honneur passe avant la vie», c’est dire en réalité «La vie et la santé ne sont rien; ce que les autres pensent de nous, voilà l’affaire». Lorsqu’on voit comment presque tout ce que les hommes poursuivent pendant leur vie entière au prix d’efforts incessants, de mille dangers et de mille amertumes, a pour ultime objet de les élever dans l’opinion—car non seulement les emplois et les titres, mais encore la richesse et même la science et les arts sont, au fond, recherchés principalement dans ce seul but—, lorsqu’on voit que le résultat définitif auquel on aspire est d’obtenir plus de respect de la part des autres, tout cela ne prouve, hélas!, que la grandeur de la folie humaine.

Le vaniteux devrait savoir que la haute opinion d’autrui s’obtient beaucoup plus vite et plus surement en gardant un silence continu qu’en parlant, quand bien même on aurait les plus belles choses du monde à dire.

Attacher beaucoup trop de valeur à l’opinion est une superstition universellement dominante; qu’elle ait ses racines dans notre nature même ou qu’elle ait suivi la naissance des sociétés et de la civilisation, il est certain qu’elle exerce en tout cas sur toute notre conduite une influence démesurée et hostile à notre bonheur. Si, néanmoins, ainsi que nous l’apprend l’expérience, le fait se présente chaque jour; si ce que la plupart des gens estiment le plus est précisément l’opinion d’autrui à leur égard, et s’ils se préoccupent plus de ce qui, se passant dans leur propre conscience, existe immédiatement pour eux; si donc, par un renversement de l’ordre naturel, c’est l’opinion qui leur semble être la partie réelle de leur existence, l’autre ne leur paraissant en être que la partie idéale; s’ils font de ce qui est dérivé et secondaire l’objet principal, et si l’image de leur être dans la tête des autres leur tient plus à cœur que leur être lui-même; cette appréciation directe de ce qui, directement, n’existe pour personne, constitue cette folie à laquelle on a donné le nom de vanité, pour indiquer par là le vide et le chimérique de cette tendance.

Le prix que nous mettons à l’opinion des autres et notre constante préoccupation à cet égard dépassent presque toute portée raisonnable, tellement que cette préoccupation peut être considérée comme une espèce de manie répandue généralement, voire innée. Sans cette préoccupation, sans cette rage, le luxe ne serait pas le dixième de ce qu’il est. Sur la vanité repose tout notre orgueil, de quelque espèce qu’il soit et à quelque sphère qu’il appartienne! Pour nous tous, le plus souvent, nos préoccupations, nos chagrins, les soucis rongeurs, nos colères, nos inquiétudes, nos efforts ont en vue presque entièrement l’opinion des autres et sont aussi absurdes. L’envie et la haine partent également, en grande partie, de la même racine.

Rien évidemment ne contribuerait davantage à notre bonheur, composé principalement de calme d’esprit et de contentement, que de limiter la puissance de ce moteur, de l’abaisser à un degré que la raison puisse justifier et d’arracher ainsi de nos chairs cette épine qui les déchire. Néanmoins, la chose est bien difficile; nous avons affaire ici à un travers naturel et inné: la passion de la gloire est la dernière dont les sages même se dépouillent. Le seul moyen de nous délivrer de cette folie universelle serait de la reconnaitre distinctement comme une folie, et, à cet effet, de nous rendre bien clairement compte à quel point la plupart des opinions, dans les têtes des hommes, sont le plus souvent fausses, de travers, erronées et absurdes; combien l’opinion des autres a peu d’influence réelle sur nous dans la plupart des cas et des choses; combien en général elle est méchante, à un point tel que beaucoup de gens tombent malades de colère s’ils entendent sur quel ton on parle et tout ce qu’on dit d’eux; combien enfin l’honneur lui-même n’a, à proprement parler, qu’une valeur indirecte et non immédiate. L’influence toute bienfaisante d’une vie retirée sur notre tranquillité d’âme et sur notre satisfaction provient en grande partie du fait qu’elle nous soustrait à l’obligation de vivre constamment sous les regards des autres et, par la suite, nous enlève à la préoccupation incessante de leur possible opinion, ce qui a pour effet de nous rendre à nous-mêmes.

Cette folie de notre nature, que nous venons de décrire, pousse trois résultats principaux: l’ambition, la vanité et l’orgueil. Entre ces deux derniers, la différence consiste en ce que l’orgueil est la conviction déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les rapports; la vanité, au contraire, est le désir de faire naitre cette conviction chez les autres et, d’ordinaire, avec le secret espoir de pouvoir par la suite nous l’approprier aussi. Ainsi l’orgueil est la haute estime de soi-même procédant de l’intérieur, donc directe; la vanité, au contraire, est la tendance à l’acquérir du dehors, donc indirectement. C’est pourquoi la vanité rend causeur et l’orgueil, taciturne. Mais le vaniteux devrait savoir que la haute opinion d’autrui, à laquelle il aspire, s’obtient beaucoup plus vite et plus surement en gardant un silence continu qu’en parlant, quand bien même on aurait les plus belles choses du monde à dire. N’est pas orgueilleux qui veut; tout au plus peut affecter l’orgueil qui veut; mais ce dernier sortira bientôt de son rôle, comme de tout rôle emprunté. Car ce qui rend réellement orgueilleux, c’est uniquement la ferme, l’intime, l’inébranlable conviction de mérites supérieurs et d’une valeur à part. Cette conviction peut être erronée, ou bien reposer sur des mérites simplement extérieurs et conventionnels; peu importe à l’orgueil, pourvu qu’elle soit réelle et sérieuse. Puisque l’orgueil a sa racine dans la conviction, il sera, comme toute notion, en dehors de notre volonté libre. Son pire ennemi, je veux dire son plus grand obstacle, est la vanité qui brigue l’approbation d’autrui pour fonder ensuite sur celle-ci la propre haute opinion de soi-même, tandis que l’orgueil suppose une opinion déjà fermement assise.


L’influence toute bienfaisante d’une vie retirée sur notre tranquillité d’âme et sur notre satisfaction provient en grande partie de ce qu’elle nous soustrait à l’obligation de vivre constamment sous les regards des autres.

Quoique l’orgueil soit généralement décrié, je suis néanmoins tenté de croire que cela vient principalement de ceux qui n’ont rien dont ils puissent s’enorgueillir. Vu l’impudence et la stupide arrogance de la plupart des hommes, tout être qui possède des mérites quelconques fera très bien de les mettre en vue lui-même, afin de ne pas les laisser tomber dans un oubli complet; car celui qui, bénévolement, ne cherche pas à s’en prévaloir et se conduit avec les gens comme s’il était en tout leur semblable ne tardera pas à être en toute sincérité considéré par eux comme de leurs égaux. Je voudrais recommander d’agir ainsi surtout à ceux dont les mérites sont de l’ordre le plus élevé, des mérites réels, purement personnels, puisque ceux-ci ne peuvent pas, comme les décorations et les titres, être rappelés à tout instant à la mémoire par une impression des sens.

L’honneur

Avant tout, nous aurons à le définir. Si à cet effet je disais: l’honneur est la conscience extérieure, et la conscience est l’honneur intérieur, cette définition pourrait plaire à quelques-uns; mais ce serait là une explication brillante plutôt que nette et bien fondée. Aussi dirai-je: l’honneur est, objectivement, l’opinion qu’ont les autres de notre valeur, et, subjectivement, la crainte que nous inspire cette opinion. En cette dernière qualité, il a souvent une action très salutaire, quoique nullement fondée en morale pure, sur l’homme d’honneur.

L’homme ne peut, à lui seul, que très peu de choses: il est un Robinson abandonné; ce n’est qu’en communauté qu’il est et peut beaucoup. Il se rend compte de cette condition dès l’instant où sa conscience commence tant soit peu à se développer, et aussitôt s’éveille en lui le désir d’être compté comme un membre utile de la société, capable de concourir pour sa part à l’action commune, et ayant droit ainsi de participer aux avantages de la communauté humaine. Il y réussit en s’acquittant d’abord de ce qu’on exige et attend de tout homme en toute position, et ensuite de ce qu’on exige et attend de lui dans la position spéciale qu’il occupe. Mais il reconnait tout aussi vite que ce qui importe, ce n’est pas d’être un homme de cette trempe dans sa propre opinion, mais dans celle des autres. Voilà l’origine de l’ardeur avec laquelle il brigue l’opinion favorable d’autrui et du prix élevé qu’il y attache.

Ces deux tendances se manifestent avec la spontanéité d’un sentiment inné, que l’on appelle le sentiment de l’honneur et, dans certaines circonstances, le sentiment de la

pudeur. C’est là le sentiment qui lui chasse le sang aux joues dès qu’il se croit menacé de perdre dans l’opinion des autres, bien qu’il se sache innocent, et alors même que la faute dévoilée n’est qu’une infraction relative, c’est-à-dire ne concerne qu’une obligation volontairement assumée. D’autre part, rien ne fortifie davantage en lui le courage de vivre que la certitude acquise ou renouvelée de la bonne opinion des hommes, car elle lui assure la protection et le secours des forces réunies de l’ensemble qui constitue un rempart infiniment plus puissant contre les maux de la vie que ses seules forces.

Des relations diverses, dans lesquelles un homme peut se trouver avec d’autres individus et qui mettent ceux-ci dans le cas de lui accorder de la confiance, par conséquent d’avoir, comme on dit, bonne opinion de lui, naissent plusieurs espèces d’honneur.

La gloire doit s’acquérir; l’honneur au contraire n’a besoin que de ne pas se perdre. Par conséquent, l’absence de gloire, c’est de l’obscurité, du négatif; l’absence d’honneur, c’est de la honte, du positif. Mais il ne faut pas confondre cette condition négative avec la passivité; tout au contraire, l’honneur a un caractère tout actif. En effet, il procède uniquement de son sujet: il est fondé sur la propre conduite de celui-ci et non sur les actions d’autrui ou sur des faits extérieurs; il est donc une qualité intérieure.

L’honneur n’a qu’une valeur indirecte. Car l’opinion des autres à notre égard ne peut avoir de valeur pour nous que tant qu’elle détermine ou peut déterminer éventuellement leur conduite envers nous. Il est vrai que c’est ce qui arrive toujours aussi longtemps que nous vivons avec les hommes ou parmi eux. En effet, comme dans l’état de civilisation, c’est à la société seule que nous devons notre sureté et notre avoir, comme en outre nous avons, dans toute entreprise, besoin des autres, et qu’il nous faut avoir leur confiance pour qu’ils entrent en relation avec nous, leur opinion sera d’un grand prix à nos yeux; mais ce prix sera toujours indirect, et je ne saurais admettre qu’elle puisse avoir une valeur directe.

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La gloire

L’honneur est le frère mortel de l’immortelle gloire. Il est évident que cela ne doit s’entendre que de la gloire la plus haute, de la gloire vraie et de bon aloi, car il y a certes maintes espèces éphémères de gloire. En outre, l’honneur ne s’applique qu’à des qualités que les gens exigent de tous ceux qui se trouvent dans des conditions pareilles, la gloire qu’à des qualités qu’on ne peut exiger de personne; l’honneur ne se rapporte qu’à des mérites que chacun peut s’attribuer publiquement, la gloire, qu’à des mérites que nul ne peut s’attribuer soi-même. Pendant que l’honneur ne va pas au-delà des limites où nous sommes personnellement connus, la gloire, à l’inverse, précède dans son vol la connaissance de l’individu et la porte à sa suite aussi loin qu’elle parviendra elle-même.

Chacun peut prétendre à l’honneur; à la gloire, les exceptions seules le peuvent, car elle ne s’acquiert que par des productions exceptionnelles. Ces productions peuvent être des actes ou des œuvres: de là deux routes pour aller à la gloire. Une grande âme par dessus tout nous ouvre la voie des actes; un grand esprit nous rend capables de suivre celle des œuvres. Chacune des deux a ses avantages et ses inconvénients propres. La différence capitale, c’est que les actions passent, les œuvres demeurent. L’action la plus noble n’a toujours qu’une influence temporaire; l’œuvre de génie, par contre, subsiste et agit, bienfaisante et élevant l’âme, à travers tous les âges. Des actions, il ne reste que le souvenir qui devient toujours de plus en plus faible, défiguré et indifférent; il est même destiné à s’effacer graduellement en entier, si l’histoire ne le recueille pour le transmettre, pétrifié, à la postérité. Les œuvres, en revanche, sont immortelles par elles-mêmes, et les ouvrages écrits surtout peuvent vivre à travers tous les temps. Un autre désavantage des actions, c’est qu’elles dépendent de l’occasion qui, avant tout, doit leur donner la possibilité de se produire: d’où il résulte que leur gloire ne se règle pas uniquement sur leur valeur intrinsèque, mais encore sur les circonstances qui leur prêtent l’importance et l’éclat. D’autre part, les actions, étant quelque chose de pratique, ont l’avantage d’être à la portée de la faculté de jugement de tous les hommes; aussi leur rend-on immédiatement justice dès que les données sont exactement fournies, à moins toutefois que les motifs n’en puissent être nettement connus ou justement appréciés que plus tard, car, pour bien comprendre une action, il faut en connaitre le motif.

Pour les œuvres, c’est l’inverse; leur production ne dépend pas de l’occasion, mais uniquement de leur auteur, et elles restent ce qu’elles sont en elles-mêmes et par elles-mêmes aussi longtemps qu’elles durent. Ici, par contre, la difficulté réside dans la faculté de les juger, et la difficulté est d’autant plus grande que les œuvres sont d’une qualité plus élevée. De plus, ce n’est pas une unique instance qui décide de leur gloire; il y a toujours lieu à appel. En effet, si, comme nous l’avons dit, la mémoire des actions arrive seule à la postérité et telle que les contemporains l’ont transmise, les œuvres au contraire y arrivent elles-mêmes et telles qu’elles sont, sauf les fragments disparus: ici donc, plus de possibilités de dénaturer les données, et, si même à leur apparition le milieu a pu exercer quelque influence nuisible, celle-ci disparait plus tard. On le voit, la gloire des œuvres est assurée, infaillible. Il faut un concours de circonstances extérieures et un hasard pour que l’auteur arrive, de son vivant, à la gloire; le cas sera d’autant plus rare que le genre des œuvres est plus élevé et plus difficile. D’ordinaire, la gloire est d’autant plus tardive qu’elle sera plus durable, car tout ce qui est exquis murit lentement. La gloire appelée à devenir éternelle est comme le chêne qui croît lentement de sa semence; la gloire facile, éphémère, ressemble aux plantes annuelles, hâtives; quant à la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui poussent à vue d’œil et qu’on se hâte d’extirper. Cela tient à ce que plus un homme appartient à la postérité, autrement dit à l’humanité entière en général, plus il est étranger à son époque; car ce qu’il crée n’est pas destiné spécialement à celle-ci comme telle, mais comme étant une partie de l’humanité collective; aussi, de pareilles œuvres n’étant pas teintées de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que l’époque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci apprécie, ce sont plutôt ces œuvres qui traitent des choses fugitives du jour ou qui servent le caprice du moment; celles-là lui appartiennent en entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi l’histoire de l’art et de la littérature nous apprend généralement que les plus hautes productions de l’esprit humain ont, en général, été accueillies avec défaveur et sont restées dédaignées jusqu’au jour où des esprits élevés, attirés par elles, ont reconnu leur valeur et leur ont assigné une considération qu’elles ont conservée dès lors. En dernière analyse, tout cela repose sur ce que chacun ne peut réellement comprendre et apprécier que ce qui lui est homogène. Or l’homogène, pour l’homme borné, c’est ce qui est borné; pour le trivial, c’est le trivial; pour l’esprit diffus, c’est le diffus, et pour l’insensé, l’absurde; ce que chacun préfère, ce sont ses propres œuvres, comme étant entièrement de la même nature.f

  • Autoportrait

À cette incapacité intellectuelle des hommes qui fait, comme le dit Goethe, qu’il est moins rare de voir naitre une œuvre éminente que de la voir reconnue et appréciée, vient s’ajouter encore leur perversité morale se manifestant par l’envie. Car par la gloire qu’on acquiert, il y a un homme de plus qui s’élève au-dessus de ceux de son espèce; ceux-ci sont donc rabaissés d’autant, de manière que tout mérite extraordinaire obtient sa gloire aux dépens de ceux qui n’ont pas de mérites.

La gloire est d’autant plus tardive qu’elle sera plus durable, car tout ce qui est exquis murit lentement.

Ainsi, pendant que l’honneur trouve le plus souvent des juges équitables, pendant que l’envie ne l’attaque pas et qu’on l’accorde même à tout homme par avance, à crédit, la gloire, d’autre part, doit être conquise de haute lutte, en dépit de l’envie, et c’est un tribunal de juges décidément défavorables qui décerne la palme. Nous pouvons et nous voulons partager l’honneur avec chacun, mais la gloire acquise par un autre diminue la nôtre ou nous en rend la conquête plus pénible. En outre, la difficulté d’arriver à la gloire par des œuvres est en raison inverse du nombre d’individus dont se compose le public de ces œuvres, et cela pour des motifs faciles à saisir. Aussi la peine est-elle plus grande pour les œuvres dont le but est d’instruire que pour celles qui ne se proposent que d’amuser. Le monde verrait naitre peu ou point d’œuvres immortelles si ceux qui peuvent en produire ne le faisaient pas pour l’amour même de ces œuvres, pour leur propre satisfaction, et s’ils avaient besoin pour cela du stimulant de la gloire. Aussi a-t-on très justement fait observer que la gloire fuit devant ceux qui la cherchent et suit ceux qui la négligent, parce que les premiers s’accommodent au gout de leurs contemporains, tandis que les autres l’affrontent.

En définitive, la gloire se fonde sur ce qu’un homme est en comparaison des autres. Elle est par essence quelque chose de relatif et ne peut donc avoir qu’une valeur relative. Elle disparaitrait totalement si les autres devenaient ce que l’homme célèbre est déjà. Une chose ne peut avoir de valeur absolue que si elle garde son prix en toute circonstance; dans le cas présent, ce qui aura une valeur absolue, ce sera donc ce qu’un homme est directement et par lui-même: c’est là par conséquent ce qui constituera nécessairement la valeur et la félicité d’un grand cœur et d’un grand esprit. Ce qu’il y a de précieux, ce n’est donc pas la gloire, mais c’est de la mériter. Les conditions qui en rendent digne sont, pour ainsi dire, la substance; la gloire n’est que l’accident—cette dernière agit sur l’homme célèbre comme symptôme extérieur qui vient confirmer à ses yeux la haute opinion qu’il a de lui-même. On pourrait dire que, semblable à la lumière qui ne devient visible seulement lorsque réfléchie par un corps, toute supériorité n’acquiert la pleine conscience d’elle-même que par la gloire. Mais le symptôme même n’est pas infaillible, vu qu’il existe de la gloire sans mérite et du mérite sans gloire. Ce serait en vérité une bien misérable existence que celle dont la valeur ou la dépréciation dépendraient de ce qu’elle parait aux yeux des autres, et telle serait la vie du héros et du génie si le prix de leur existence consistait dans la gloire, c’est-à-dire dans l’approbation d’autrui. Tout être vit et existe avant tout pour son propre compte, par conséquent principalement en soi et par soi. Ce qu’un homme est, n’importe comment, il l’est tout d’abord et par-dessus tout en soi; si, considérée ainsi, la valeur en est minime, c’est qu’elle l’est aussi, considérée en général. L’image—au contraire de notre être, tel qu’il se réfléchit dans les têtes des autres hommes—est quelque chose de secondaire, de dérivé, d’éventuel, ne se rapportant que fort indirectement à l’original. En outre, les têtes des masses sont un local trop misérable pour que notre vrai bonheur puisse y trouver sa place. On ne peut y rencontrer qu’un bonheur chimérique. Quelle société mélangée voit-on réunie dans ce temple de la gloire universelle! Capitaines, ministres, charlatans, escamoteurs, danseurs, chanteurs, millionnaires: oui, les mérites de tous ces gens-là y sont bien plus sincèrement appréciés, y trouvent bien plus d’estime sentie que les mérites intellectuels, surtout ceux d’ordre supérieur, qui n’obtiennent de la grande majorité qu’une estime sur parole. La gloire n’est donc que le morceau le plus rare et le plus savoureux servi à notre orgueil et à notre vanité. Mais on trouve surabondamment d’orgueil et d’amour-propre chez la plupart des hommes, bien qu’on les dissimule; peut-être même remplit-on ces deux conditions au plus haut degré chez ceux qui possèdent à n’importe quel titre des droits à la gloire et qui le plus souvent doivent porter bien longtemps dans leur âme la conscience incertaine de leur haute valeur, avant d’avoir l’occasion de la mettre à l’épreuve et ensuite de la faire reconnaitre: jusqu’alors, ils ont le sentiment de subir une secrète injustice. Seulement, comme la gloire n’est incontestablement que le simple écho, l’image, l’ombre, le symptôme du mérite, et comme en tout cas ce qu’on admire doit avoir plus de valeur que l’admiration, il s’ensuit que ce qui rend vraiment heureux ne réside pas dans la gloire, mais dans ce qui nous l’attire, dans le mérite même, ou, pour parler plus exactement, dans le caractère et les facultés qui fondent le mérite soit dans l’ordre moral soit dans l’ordre intellectuel. Car ce qu’un homme peut être de meilleur, c’est nécessairement pour lui-même qu’il doit l’être; ce qui se réfléchit de son être dans la tête des autres, ce qu’il vaut dans leur opinion n’est qu’accessoire et d’un intérêt subordonné pour lui. Par conséquent, celui qui ne fait que mériter la gloire, même s’il ne l’obtient pas, possède amplement la chose principale et a de quoi se consoler de ce qui lui manque. Ce qui rend un homme digne d’envie, ce n’est pas d’être tenu pour grand par ce public si incapable de juger et souvent si aveugle, c’est d’être grand; le suprême bonheur non plus n’est pas de voir son nom aller à la postérité, mais de produire des pensées qui méritent d’être recueillies et méditées dans tous les siècles.

Le retentissement de la gloire vraie, celle qui vivra à travers les âges futurs, n’arrive jamais aux oreilles de celui qui en est l’objet, et pourtant on le tient pour heureux. Avoir mérité la gloire, voilà ce qui en fait la valeur comme aussi la propre récompense. Que des travaux appelés à la gloire éternelle l’aient parfois déjà obtenue des contemporains, c’est là un fait dû à des circonstances fortuites et qui n’a pas grande importance. Car les hommes manquent d’ordinaire de jugement propre et, surtout, ils n’ont pas les facultés voulues pour apprécier les productions d’un ordre élevé et difficile; aussi suivent-ils toujours sur ces matières l’autorité d’autrui, et la gloire suprême est accordée par pure confiance par 99 admirateurs sur 100. C’est pourquoi l’approbation des contemporains, aussi nombreuses que soient leurs voix, n’a que peu de prix pour le penseur; il n’y distingue toujours que l’écho de quelques voix peu nombreuses qui ne sont elles-mêmes parfois qu’un effet du moment. Un virtuose se sentirait-il flatté par les applaudissements approbatifs de son public s’il apprenait que, sauf un ou deux individus, l’auditoire est composé en entier de sourds qui, pour dissimuler mutuellement leur infirmité, applaudissent bruyamment dès qu’ils voient remuer les mains du seul qui entend? Ceci nous explique pourquoi la gloire contemporaine subit si rarement la métamorphose en gloire immortelle; d’Alembert rend la même pensée dans sa magnifique description du temple de la gloire littéraire: «L’intérieur du temple n’est habité que par des morts qui n’y étaient pas de leur vivant, et par quelques vivants que l’on met à la porte, pour la plupart, dès qu’ils sont morts.» 


Arthur Schopenhauer est un philosophe né à Dantzig, en Allemagne, en 1788. Héritier des pensées de Platon et de Kant, il a exercé une influence indéniable sur plusieurs intellectuels et artistes—dont Flaubert, Nietzsche, Wagner, Mann et Freud. Caractérisée par son pessimisme athée, son œuvre est connue entre autres pour son concept de «Volonté». Ce n’est qu’à la fin de sa vie que Schopenhauer a eu la reconnaissance qu’il espérait.

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