De l’optimisme et du désespoir

Zadie Smith
François Pensec / Metro Sketcher
Publié le :
Idées

De l’optimisme et du désespoir

Jamais permanents, les progrès seront toujours menacés. Mais il nous appartient de les réaffirmer et de les réimaginer.

Traduction: Fanny Britt

Considéré dans ce texte

La nature humaine et la réversibilité du progrès. La naïveté supposée des écrivains. Le multiculturalisme et son soi-disant échec. L’apparition sur la scène politique d’une forme quelque peu mélancolique de voyage dans le temps.

Transcription d’un discours livré à Berlin le 10 novembre dernier, au moment où l’auteure recevait le prix littéraire Welt 2016.


Je voudrais débuter en soulignant l’absurdité de ma situation. Il est sans doute toujours un peu absurde de recevoir un prix littéraire, mais par les temps qui courent, le lauréat n’est plus le seul à ressentir une certaine gêne devant une telle entreprise—même celui qui décerne le prix la ressent. Mais bon, nous voici réunis. Le président Trump a pris le pouvoir aux États-Unis, et de l’autre côté de l’océan, le rêve d’une Europe unie sombre peu à peu—mais nous voici tout de même réunis, à décerner un prix littéraire, à en recevoir un. Tant de choses plus importantes sont devenues absurdes à la suite des évènements du 8 novembre 2016 que j’hésite à inclure mon travail sur cette liste, d’ailleurs si j’en fais mention, c’est que la question qu’on me pose le plus fréquemment ces jours-ci au sujet de mes livres m’apparait liée à la situation actuelle.

Cette question, c’est la suivante: «Dans vos romans antérieurs, vous sembliez si optimiste! À présent, vos livres sont teintés de désespoir. Est-ce juste?» La question est habituellement posée avec une sorte d’ardeur sournoise—un ton facilement reconnaissable pour quiconque a déjà entendu un enfant demander la permission de faire une chose qu’il a, en réalité, déjà faite.

La question est parfois plus explicite, comme ceci: «Vous avez été une telle “apôtre” du “multiculturalisme”. Admettez-vous aujourd’hui que c’est un échec?» Lorsque j’entends ces questions, je suis forcée de me rappeler que quand l’on a grandi dans une culture homogène au fond de l’Angleterre rurale, par exemple, ou dans la campagne française, ou polonaise, dans les années 1970, 80 ou 90, on se perçoit comme ayant existé dans un monde historiquement intact. Alors que si l’on a été élevés à Londres à la même époque avec, disons, des voisins de palier pakistanais de confession musulmane, des Indiens hindouistes au rez-de-chaussée et des juifs lettons de l’autre côté de la rue, on est perçus, par les autres, comme les cobayes d’une expérience sociohistorique précise—et maintenant discréditée.

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Naturellement, je n’ai jamais pensé, enfant, que la vie que je menais était considérée comme provisoire ou expérimentale de quelque façon que ce soit: c’était simplement ma vie. Et lorsque j’ai écrit un roman sur ce Londres dans lequel j’avais grandi, je ne savais pas qu’en décrivant un environnement où des gens d’horizons divers vivaient côte à côte dans une harmonie relative, je me faisais «l’apôtre» d’une situation à l’essai et dont les conditions pouvaient soudainement être révoquées. Tout ça pour dire que j’étais bien naïve, à 21 ans. Je croyais que les forces historiques qui avaient, par l’esclavage, conduit ma famille de la côte ouest-africaine jusqu’aux Caraïbes puis, par le colonialisme et le postcolonialisme, jusqu’en Grande-Bretagne, étaient aussi réelles et inaliénables que les forces historiques qui avaient, disons, vidé un petit village italien de ses juifs et, par la suite, à cause de sa distance physique avec Milan, gardé ce village blanc et catholique—à la même époque où mon petit coin d’Angleterre devenait multiethnique et plurireligieux. Je croyais que ma vie était aussi représentative de l’histoire que celles de l’Italie rurale et que dans les deux cas, le temps historique ne pouvait se mouvoir que dans une seule direction: vers l’avant. Je ne comprenais pas que je me faisais «l’apôtre» du multiculturalisme simplement en le décrivant, ou en le décrivant autrement que comme une tragédie annoncée. 

Cela dit, je n’ai jamais été suffisamment naïve pour croire, même à 21 ans, que les sociétés ethniquement homogènes étaient forcément plus heureuses ou plus harmonieuses que la nôtre, simplement en vertu de leur dite homogénéité. Après tout, même un enfant de dix ans sait ce que les Grecs se sont fait subir entre eux, et les Romains, et les Anglais du 17e siècle, et les Américains du 19e. Mon meilleur ami de jeunesse—aujourd’hui mon mari—est originaire de l’Irlande du Nord, une région du monde où les habitants sont identiques de peau, mangent la même nourriture, prient le même Dieu, lisent le même livre sacré, portent les mêmes vêtements et célèbrent les mêmes fêtes; pourtant, ils se sont livré une guerre sans merci pendant 400 ans à cause d’un désaccord doctrinal relativement mineur, désaccord qu’ils ont laissé dégénérer en affrontement global au sujet du territoire, du système politique et de l’identité nationale. L’homogénéité raciale ne garantit en rien la paix, pas plus que l’hétérogénéité raciale n’est vouée à l’échec.

Je constate ces jours-ci l’apparition sur la scène politique d’une forme quelque peu mélancolique de voyage dans le temps, tant à droite qu’à gauche. Le 8 novembre dernier, le New York Times rapportait que près de sept Américains sur dix préféraient les États-Unis des années 1950, une nostalgie qui m’est évidemment tout à fait étrangère, puisqu’à cette époque, je n’aurais pu ni voter, ni épouser mon mari, ni avoir mes enfants, ni travailler à l’université qui m’emploie, ni vivre dans mon quartier. Voyager dans le temps est un art discrétionnaire: un voyage d’agrément pour certains et une histoire d’horreur pour d’autres. Certains tenants de la gauche entretiennent leurs propres envies de voyages temporels en s’imaginant que les principes idéologiques, souvent rigides, jadis appliqués aux questions de droits des travailleurs, au bienêtre social et au commerce peuvent s’appliquer tels quels à l’ère de la mondialisation et des capitaux liquides.

Mais il est vrai que l’idée d’un projet raté—à l’échelle du petit monde inventé de mes livres—n’est pas entièrement tordue. Il n’est pas faux de dire que mes romans ont déjà été plus ensoleillés, et que le ciel s’est aujourd’hui couvert. Je blâme en partie le simple fait que ma propre vie avance: j’étais encore une enfant lorsque j’ai écrit mon roman White Teeth, et j’ai grandi avec lui. L’art de l’âge adulte est assurément toujours plus nuageux que l’art de la jeunesse, puisque c’est la vie elle-même qui s’ennuage. Mais il serait malhonnête de prétendre qu’il s’agit de la seule explication. Je ne suis pas qu’une âme individuelle, je suis également une citoyenne, et ce que la vie citoyenne nous apprend, à long terme, c’est que la perfectibilité n’est pas affaire humaine. Ce fait, encore obscur aux yeux d’une fille de 21 ans, apparait un peu plus clair pour une quadragénaire.

Mon bienaimé président sortant [Barack Obama, ndlr] le comprenait bien, lui, qu’en ce bas monde, le progrès ne peut être que graduel. Il faut souffrir d’aveuglement volontaire pour ignorer que l’histoire de l’humanité en est une de douleur: de brutalité, de meurtres, d’extinctions, de toutes les formes d’avidité et d’horreurs cycliques. Aucun territoire n’en est exempt; aucun peuple n’est pur; aucune tribu entièrement innocente. Mais il reste toujours la possibilité du progrès graduel. Cela peut paraitre minuscule aux yeux des pessimistes endurcis, mais pour celle qui, il n’y a pas si longtemps, n’avait ni le droit de voter, ni celui de boire à la même fontaine que ses concitoyens, ni celui d’épouser la personne de son choix, ni celui de vivre dans certains quartiers, ce genre d’avancée semble monumentale.

Le rêve de voyager dans le temps—pour les nouveaux présidents, les journalistes littéraires et les écrivains—ne demeure donc que cela: un rêve. Un rêve qui n’a de sens que si les droits et les privilèges dont on jouit aujourd’hui nous étaient déjà accordés à l’époque. Il n’est pas surprenant que les hommes blancs soient les plus sentimentaux face à l’histoire: leurs droits et leurs privilèges remontent à loin. Pour une femme noire, les possibilités d’une histoire viable sont bien plus restreintes. Qu’aurais-je pu être et qu’aurais-je pu faire—ou, plus précisément, que m’aurait-on fait—en 1360, en 1760, en 1860 ou en 1960? Loin de moi l’idée de me hisser sur le piédestal de la victime parfaite ou de l’innocence historique. Je sais très bien que mes ancêtres ouest-africains ont asservi leurs cousins des tribus voisines. Je ne crois pas en l’innocence pure des identités ou en la rectitude absolue, qu’elle soit personnelle ou politique.

Mais je ne crois pas davantage au voyage dans le temps. Je crois en les limites de l’être humain, pas par fatalisme, mais plutôt à cause d’une prudence durement acquise au contact de l’histoire récente et ancienne. Nous ne serons jamais parfaits: voilà notre limite. Mais nous pouvons connaitre, et nous avons connu, des moments dont nous pouvons être réellement fiers. J’étais fière de mon quartier d’enfance, en 1999. Il n’était pas parfait, mais il regorgeait de possibilités. Si mes romans se sont assombris, ce n’est pas parce que ce qui était parfait s’est révélé creux, mais parce que ce qui était possible—et que des millions de personnes considèrent comme encore possible—est désormais désavoué, comme si ça n’avait jamais existé, comme si c’était inconcevable.


Il faut souffrir d’aveuglement volontaire pour ignorer que l’histoire de l’humanité en est une de douleur.

Je me rends compte, en écrivant ces mots, que je me suis éloignée de l’atmosphère de joie dans laquelle l’acceptation d’un prix littéraire devrait baigner. Je suis très heureuse d’accepter ce grand honneur—que personne ne s’y trompe. Je suis plus qu’heureuse—je suis ébahie. Lorsque j’ai commencé à écrire, je n’imaginais pas une seconde que quiconque à l’extérieur de mon quartier lirait mes livres, sans parler de l’extérieur de l’Angleterre, sans parler du «continent», comme l’appelait mon père. Je me souviens de la stupéfaction ressentie pendant ma première tournée de promotion européenne en Allemagne, avec mon père, dont le dernier séjour là-bas remontait à 1945, alors qu’il travaillait comme ouvrier durant la reconstruction. Ce fut un voyage empreint de nostalgie, pour lui: il avait été amoureux d’une Allemande, en 1945, et il m’avoua lors de ce voyage qu’un de ses plus grands regrets avait été de ne pas l’épouser et d’être plutôt rentré au pays, et d’avoir épousé une première femme, puis une autre, ma mère.

Nous devions former un drôle de duo: moi, jeune fille noire, et mon vieux père blanc, les doigts agrippés à nos guides touristiques, le cœur déterminé à retrouver les endroits qu’il avait visités à Berlin 50 ans plus tôt. C’est de lui que je tiens à la fois mon optimisme et mon désespoir, car en tant que témoin de la libération de Belsen, il avait vu ce que le monde avait de plus terrible à offrir, mais il avait ensuite réussi à vivre sa vie, l’esprit et le cœur ouverts, et à traverser un mariage raté, puis un autre, chaque fois défiant les conventions de classe, de race, de tempérament, et trouvant malgré tout dans l’existence des raisons de se réjouir, des raisons, même, d’être heureux.

Je ne le comprends que maintenant, mais mon père était l’une des personnes les moins pétries d’idéologies que j’aie jamais rencontrées: il percevait tout ce qui lui arrivait isolément, incapable de généraliser, ou peu disposé à le faire. Il a perdu son gagne-pain, mais pas sa foi en son pays. Le système d’éducation l’a laissé tomber, mais il a continué à le vénérer et à placer en lui tous ses espoirs pour ses enfants. Ses relations avec les femmes ont été, de façon générale, désastreuses—mais il ne s’est pas mis à les détester pour autant. Dans son esprit, il n’a pas épousé une fille noire, il a épousé «Yvonne», et il n’a pas eu un lot expérimental d’enfants métissés, il m’a eue, moi, et mon frère Ben, et mon frère Luke.

Comme ces gens sont rares! Je ne suis pas assez naïve, même aujourd’hui, pour croire qu’ils ont été assez nombreux à quelque moment de l’histoire pour former une société tolérante et honorable. Mais jamais je ne réfuterai leur existence ou la possibilité que des vies comme la sienne existent. Il faisait partie de la classe moyenne blanche, un homme souvent accablé par le désespoir, mais habité d’un optimisme indélogeable. Peut-être qu’à une autre époque, sous l’influence d’autres différences culturelles, dans une autre société, il serait devenu un de ces vieux Blancs enragés qui effraient tant la gauche actuelle. En réalité, il est né en 1925 et mort en 2006, et a vu ses enfants profiter des avantages de la société d’après-guerre que sont l’éducation et les soins de santé gratuits, et il considérait avoir plusieurs raisons d’être reconnaissant.


Si les romanciers savent une seule chose, c’est que les individus sont intrinsèquement pluriels: ils contiennent en eux toute la gamme des possibilités comportementales.

Voilà le monde que j’ai connu. Les choses ont changé, mais le changement n’efface pas l’histoire, et dans les exemples du passé, nous pouvons encore trouver de nouvelles possibilités, des occasions de recréer, pour les générations futures, les avantages dont nous avons nous-mêmes bénéficié. Ni mes lecteurs ni moi ne vivons désormais sous le ciel relativement lumineux de White Teeth. La leçon que j’en tire cependant n’est pas que les vies décrites dans ce roman étaient illusoires, mais plutôt que le progrès n’est jamais permanent, qu’il sera toujours menacé, et qu’il doit être renforcé, réaffirmé et réimaginé, si l’on veut qu’il survive. Je ne dis pas que c’est facile. Je n’ai pas les réponses. Je ne suis pas, de nature, une personne politisée, et nous vivons dans l’époque la plus sombre, sur le plan politique, que j’aie jamais connue. Ma spécialité, en réalité, est d’observer les vies intimes des êtres humains. Les gens qui me parlent de «l’échec du multiculturalisme» sous-entendent non seulement l’échec d’une idéologie politique, mais suggèrent que ce sont les êtres humains eux-mêmes qui ont changé et qui sont désormais fondamentalement incapables de vivre en paix malgré leurs différences.

Selon cet argument, c’est l’écrivaine qui est censée être une enfant naïve, mais je maintiens que ceux qui croient aux changements fondamentaux et irréversibles dans la nature humaine sont eux-mêmes ignorants de l’histoire et naïfs. Si les romanciers savent une seule chose, c’est que les individus sont intrinsèquement pluriels: ils contiennent en eux toute la gamme des possibilités comportementales. Ils sont comme des partitions musicales complexes dont certaines mélodies peuvent être extraites et d’autres, ignorées ou supprimées, selon—du moins, en partie—l’identité du chef d’orchestre. Présentement, partout dans le monde—et plus récemment, aux États-Unis—, les chefs qui se tiennent devant l’orchestre des humains n’ont que les mélodies les plus mesquines et les plus banales en tête. Ici, en Allemagne, vous vous souvenez de ces chants militaires; ils ne sont pas très loin dans votre mémoire. Mais il n’existe aucun endroit sur terre qui n’ait déjà entendu ces grondements. Ceux d’entre nous qui se souviennent en revanche d’une musique plus fine doivent tenter de la faire entendre et d’encourager les autres, s’ils le peuvent, à les accompagner. 


Zadie Smith est une écrivaine britannique née en 1975. Officiellement entrée en littérature à 24 ans, avec la publication de White Teeth, elle s’est vu décerner de multiples honneurs au cours des années, à commencer par le prix Guardian du premier roman. Son plus récent ouvrage, Swing Time, est paru fin 2016. Parallèlement à sa vie d’écrivaine, elle donne des ateliers de création littéraire à l’Université de New York.

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