Depuis que j'habite seule

Durga Chew-Bose
Publié le :
Écrits du Canada anglais

Depuis que j'habite seule

Dans le style associatif et empreint de bonté qui a fait sa marque depuis la parution de son premier recueil, en 2017, l’auteure trace un portrait fragmenté de l’expérience d’habiter seule.

Traduction Laurence Gough

Considéré dans ce texte

Le microcosme de la solitude et les «et si». Karin Mamma Andersson. L’évitement. Les versions de soi. La géométrie du soleil. Les poires enveloppées dans du papier journal.

1

J’ai appris l’été dernier que si on met une banane et un avocat pas mûr dans un sac en papier, l’avocat—comme si la banane, couchée en demi-lune, avait bercé son sommeil—murissait durant la nuit. Au matin, la teinte vert malade était devenue presque fluorescente et veloutée, et moi, qui n’avais rien fait d’autre que d’apparier les deux fruits, j’en avais tiré un faux sentiment d’accomplissement, comme lorsqu’on rapporte un livre à la bibliothèque ou qu’on écoute un message vocal.

Il y a, disons-le, une innocence réparatrice dans la découverte, au réveil, qu’un changement s’est opéré durant la nuit. Comme la première chute de neige en hiver: la fine couche qui recouvre le toit des voitures et les choses de l’été, les balançoires au parc et les touffes de gazon restantes. Ou les deux livres mystérieusement tombés de ma tablette au courant de la nuit, qui se sont effondrés par terre avec un boum feutré. Je les ai remis à leur place en m’arrêtant pour examiner leurs reliures, que j’ai mémorisées pour la simple raison que lorsqu’on habite seule, le flétrissement des feuilles des plantes, une chaussette noire dépassant de ma commode bleue, ou un avocat ayant muri durant la nuit—tout cela procure une rare, brève harmonie: la cimentation de mes choses, toutes à moi, dans un espace propice à laisser le regard dériver alors que j’en découds avec une phrase affichée sur mon écran ou que j’attends que l’eau se mette à bouillir. La seule personne susceptible d’interrompre mes pensées, c’est moi.


2

«La première découverte que l’on fait quand on voyage, écrit Elizabeth Hardwick dans Nuits sans sommeil, c’est que l’on n’existe pas.» Cette phrase, que j’ai lue à la fin septembre en me trainant du canapé à mon lit avant de retourner m’affaler sur mon canapé, à la poursuite de parcelles d’ombre alors que le soleil diffusait sa géométrie lumineuse sur mes murs, cette phrase a émergé de la page tel un secret vers lequel je m’étais précipitée tout l’été mais qui, jusque-là, n’était demeuré qu’une abstraction à demi-formée. (J’en suis venue à espérer ces schèmes qui s’érigent progressivement, et qui finissent par se fondre avec délice en une idée dont j’esquissais depuis longtemps les contours dans mon esprit; j’en suis venue à les percevoir comme une part énorme de ce que l’écriture implique.)

En lisant Hardwick, j’ai constaté que depuis que j’avais emménagé dans mon studio à la fin avril j’avais peu voyagé, et décliné des invitations dans le nord de l’État et des fins de semaines à Long Island ou en Pennsylvanie. J’avais plutôt choisi de rester. De chercher le contraire de la non-existence et de m’acclimater, s’est-il avéré, à moi-même. Le simple fait d’écrire ces mots me donne l’impression de poser un geste radical parce qu’une part importante de qui je suis s’articule depuis toujours autour d’une autre personne. Je suis la fille de quelqu’un, la fille du divorce, mais avec ma propre interprétation têtue et prudente de ce que ça signifie. Une enfant qui ne s’est jamais vraiment régalée des traditions de l’enfance, une petite sœur avec un appétit émergeant pour les choses sentimentales, pour les Beastie Boys, pour demander «Qu’est-ce que tu as mangé ce midi?», alors que ce que je voulais dire, c’était «Je t’aime».


Il y a une innocence réparatrice dans la découverte, au réveil, qu’un changement s’est opéré durant la nuit.

J’ai aussi été l’amoureuse de quelqu’un et, subséquemment, l’ancienne amoureuse de quelqu’un, avec le commerce affectif que ça suppose, ou la personne à qui tu écris des courriels à 2h du matin, ou la personne que tu t’attends à ne pas aimer, ou la personne qui se retrouve coincée entre une plante et un couple qui s’embrasse au party d’un inconnu.

J’ai été la colocataire de trois personnes et d’un chat, la colocataire d’une personne et de deux chats, la colocataire d’une personne devenue une sœur, à jamais.

J’ai été l’amie loyale mais aussi la fille qui ne répond jamais au téléphone, mais qui tout de suite après t’envoie un texto: «Désolée. Tout va bien?»

J’ai été témoin à ton mariage, celle qui a pris un shooter de téquila avec toi avant l’Hôtel de Ville, dans un bar rempli d’hommes bedonnants au milieu de l’après-midi. Ils ont tous pivoté à droite, à l’unisson, alors que nous marchions vers la sortie. Toi dans tes escarpins argentés, et moi dans ma salopette en lin noir.

J’ai été la femme aux épaules trop osseuses pour qu’on s’y pose, mais dont les cuisses ont servi de coussin pendant ses siestes, le dimanche avant souper, à l’heure où la gueule de bois s’atténuait et où lui s’assoupissait.

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