Denis Côté: le cinéaste affranchi
Le réalisateur de Curling et Répertoire des villes disparues revient de loin, et c’est précisément ce qu’il raconte dans son essai à paraitre dans «Nouveau Projet 28.» En voici un avant-gout.
Les personnages campés par Channing Tatum et Vin Diesel sont l’incarnation même de la masculinité toxique. Dans ce texte issu de notre Document 08, Steve Gagnon presse les deux acteurs hypermusclés à prendre conscience de l’image qu’ils projettent.
Channing Tatum,
Vin Diesel,
Humbles héros du quotidien, vaillants soldats sexy des terrains minés, virtuoses romantiques des poursuites routières, dieux incontestables des déserts envahis de robots extraterrestres, spécialistes des explosions et sauveurs intrépides des cataclysmes; dans ce chapitre, je me hisse nerveusement sur une caisse de lait en plastique pour atteindre vos intimidants 7 pieds 3, car je veux m’adresser à vous, beaux bonhommes, et être à votre hauteur de vrais hommes—à vous et à votre gang de musclés sans bon sens qui parlez la langue des voitures sport. D’ici, je peux vous voir le blanc des yeux et remarquer vos braves petites veines rouges, explosées pendant que vous souleviez quatre fois votre poids. Et je me demande: ces tatouages de douchebags correspondent-ils, comme des hiéroglyphes bâtards, à une sorte d’alphabet par défaut, pour que vous vous compreniez entre illettrés costauds?
Si c’est le portrait que les médias ont fait de vous qui vous réduit et vous rend inconsistants, si au fond vous possédez une connaissance générale époustouflante et une profondeur d’âme prodigieuse, si vous faites preuve d’une implication sociale et politique sous-estimée, alors je vous en prie, manifestez-vous, les gars. Ne vous laissez pas insulter injustement par des petits baveux comme moi. Manifestez-vous. Ne soyez pas gênés, ne soyez pas avares de votre sagacité ni de votre éloquence. Votre sagesse bombée n’est pas précieuse qu’en apparence. S’il y a bel et bien une tête qui trône au-dessus de vos pectoraux extraordinaires et qui réussit à trouver suffisamment d’air au milieu des gyms pour s’oxygéner comme il faut, si secrètement vous vous indignez contre Monsanto ou avez lu toute l’œuvre d’Antonin Artaud, je le répète, pour l’amour du saint ciel, manifestez-vous. Je veux vous entendre dire haut et fort que Bach vous émeut aux larmes, que vous appliquez du vernis à ongles sur les pieds de vos grands-mamans le dimanche après-midi, que vous faites du Pilates transcendantal, que vous achetez des fleurs, des fines herbes et des graines pour créer d’immenses jardins, que vous préférez le son d’une harpe à celui d’une guitare électrique. Brandissez vos cartes d’abonné Communauto, instruisez-nous sur le vermicompostage, déchainez-vous contre la surexposition de la femme-objet, instagramez-vous alors que vous venez d’effectuer un don de plaquettes sanguines, apprenez-nous le nom des arbres et des chaines de montagnes, les langues autochtones perdues, enseignez-nous à déterrer les bulbes de tulipes au début de l’été pour les garder au frais, dans un endroit sombre, en attendant de les replanter au milieu de l’automne, amenez-nous en campagne, que nous nous étendions sur le dos pour observer les aurores boréales, avouez-nous que vous avez peur du feu et préparez-nous des chocolats chauds sur la cuisinière au propane en vous assurant d’avoir défait soigneusement chaque petit motton avec une cuillère. Assurez-nous que de mettre une fille par en arrière, à deux heures du matin dans les toilettes d’un bar ou sur le capot d’une voiture jaune, n’est pas la vraie façon d’aimer une femme.
Et je me demande: ces tatouages de douchebags correspondent-ils, comme des hiéroglyphes bâtards, à une sorte d’alphabet par défaut, pour que vous vous compreniez entre illettrés costauds?
Si vous n’êtes pas véritablement abrutis, si faire des publicités de parfum en chest n’atteint pas la limite de votre talent, si vous n’avez pas renoncé à ce qui flamboie en vous, si le sens du mot collectivité attise vos sensibilités, si vous êtes victimes d’un casting primaire qui ne vous ressemble pas, au fond, alors sortez de l’ombre et montrez-vous, montrez-vous, nous avons franchement besoin de vos voix. Parce que des millions de jeunes hommes ont les yeux et les oreilles braqués sur vous, parce qu’ils ont été suffisamment trompés, qu’on les a immoralement bourrés de vos salades hollywoodiennes et qu’ils ont besoin d’expansion, de terrains vagues sans fin, de permissions et de liberté. Vous maitrisez l’art de leur enseigner la technique du duckface et du crissement de pneus, mais cela ne suffit pas à élever leurs croyances vierges et leur adolescence avide de sens. Le poids métallique des haltères n’est pas le seul qui pèse sur vos épaules, il y en a un autre, beaucoup plus costaud celui-là: vous vous devez d’être signifiants et exemplaires, sinon vous n’aviez qu’à choisir un autre métier, comme celui de danseur nu dans les bars, de pilote de drones pour l’armée américaine ou de pilote de chars de course. Quand on ouvre la bouche publiquement, c’est pour changer le monde. Sinon, il faut se taire, puisque le bruit ambiant est déjà surchargé d’imbécilités.
Je sais très bien que vous avez appris, sur le tas, le jeu et le mannequinat en même temps, mais vous n’avez pas le droit d’exercer ces deux métiers de la même façon; que vous réussissiez à le faire n’est pas une garantie de votre talent. Si on vous déplumait, on ne vous verrait probablement plus sur nos écrans. Vos danses de conquérants à deux piasses sur les tapis rouges trahissent votre besoin de séduire, de plaire, d’impressionner, et ça me dérange de vous voir si confiants alors que vous faites douter, malgré vous peut-être, tant d’adolescents de leur virilité et de leur valeur en tant qu’hommes.
Steve Gagnon est comédien, auteur et metteur en scène. Il donne actuellement la réplique à Anne Dorval au Théâtre du Nouveau Monde (TNM), dans la pièce Je t’écris d’un bel orage, à l’affiche jusqu’au 19 février.
Pour aller plus loin
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