François William Croteau: miser sur l’intelligence collective

Maud Brougère
Photo: David Himbert
Publié le :
Ailleurs à Atelier 10

François William Croteau: miser sur l’intelligence collective

Alors que les prochaines élections municipales se profilent, celui qui a été maire de l’arrondissement Rosemont–La Petite-Patrie, à Montréal, pendant 12 ans plaide pour une plus grande autonomie des Villes face aux crises de notre époque. Il est l’auteur de notre prochain Document.

Nos villes au front

François William Croteau

Tu signes un essai intitulé Nos villes au front. Peux-tu nous expliquer dans quelle situation se trouvent aujourd’hui les municipalités du Québec?  Sur quels fronts les Villes sont-elles appelées à lutter?

Les gouvernements de proximité québécois, en tant que gardiens du quotidien, sont devenus les premiers répondants face à une série de chocs qui se chevauchent, sans disposer pour autant de moyens à la hauteur de ces nouvelles responsabilités. La crise climatique, la pénurie de logements, l’essor de l’itinérance ainsi que les séquelles sanitaires et financières de la pandémie engendrent des pressions qui se renforcent mutuellement. Sans parler des infrastructures vieillissantes, dont des épisodes climatiques violents—comme la tempête Debby d’aout 2024 ou les vents violents du 29 avril dernier—sont venus nous rappeler la précarité.

Dans ce contexte, les municipalités combattent sur quatre fronts. Sur le front climatique d’abord, où ces crises prennent des formes variées selon les régions: au sud, les vagues de chaleur et les inondations mettent sous pression les réseaux d’égouts; au nord, les feux de forêt et la sècheresse fragilisent l’approvisionnement en eau; à l’est, l’érosion côtière menace les routes et les habitations. Ces réalités contrastées appellent des réponses adaptées, que seules des Villes dotées de pouvoirs réels peuvent apporter. Sur le front social, la rareté du logement et la précarisation du niveau de vie des plus vulnérables forcent les Villes à outrepasser leurs compétences pour préserver la cohésion. Sur le front économique, la hausse des couts d’entretien des infrastructures les pousse à chercher de nouveaux revenus et un partage fiscal équitable entre les différents paliers de gouvernement. Enfin, sur le front démocratique, les attentes grandissantes des citoyen·ne·s menacent de creuser l’écart entre promesses et action tangible. Nos Villes sont donc sur tous les fronts, et réclament l’espace règlementaire nécessaire pour répondre aux crises convergentes.


Justement, les attentes envers nos gouvernements de proximité ne cessent de croitre. Qu’est-ce qui vient freiner leur capacité d’action? Que peuvent-ils concrètement pour nos milieux de vie?

Les citoyen·ne·s attendent désormais de leur Ville qu’elle soutienne leur qualité de vie sous toutes ses formes: un logement abordable, des espaces verts résilients, des services publics efficaces, un environnement sécuritaire, un certain dynamisme culturel, des perspectives économiques, des infrastructures fiables et une réponse rapide aux urgences climatiques. Pourtant, quatre freins majeurs limitent l’action municipale.

D’abord, un encadrement hypercentralisé: la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU) et la Loi sur les cités et villes (LCV) subordonnent les règlements locaux aux priorités de Québec, niant le principe de subsidiarité que je défends dans mon essai, et qui veut que la prise de décision se fasse au niveau le plus proche des besoins. Les récentes réformes de ces législations ont élargi le mandat des municipalités dans plusieurs domaines, mais sans leur offrir de réelle autonomie règlementaire. Ensuite, le carcan fiscal: près de 70% des revenus municipaux proviennent de la taxe foncière, alors que les revenus de consommation ou du carbone échappent toujours aux conseils municipaux. Troisième frein: la faiblesse des capacités internes. De nombreuses Villes de taille moyenne et de petite taille n’ont ni l’expertise juridique ni les effectifs techniques pour monter des projets complexes. Enfin, le poids du droit de propriété privé gêne l’acquisition de terrains stratégiques, et ce, malgré la récente réforme de la Loi sur l’expropriation, qui demeure minimaliste.

Si le principe de subsidiarité était véritablement appliqué, les municipalités québécoises pourraient d’abord reconfigurer l’espace pour privilégier la densification par rapport à l’étalement urbain. En rapprochant logements, emplois et services, elles pourraient naturellement réduire la dépendance à l’automobile et ranimer les artères commerciales. Pour financer ce virage et pallier leur manque de financement chronique, elles pourraient miser davantage sur des mesures écofiscales, qui permettraient de taxer les nuisances environnementales et d’investir dans des quartiers plus verts. La maitrise du sol est tout aussi cruciale. Heureusement, à ce titre, les gouvernements de proximité peuvent créer des fiducies d’utilité sociale et, au besoin, utiliser la nouvelle Loi sur l’expropriation pour sécuriser des terrains voués au logement abordable, aux parcs et aux corridors bleus/verts. 


Depuis plusieurs semaines, la municipalité de Blainville est engagée dans un conflit face à la CAQ, qui souhaite l’obliger à céder un terrain lui appartenant pour que l’entreprise Stablex y enfouisse des matières résiduelles dangereuses. En quoi cette affaire illustre-t-elle les tensions entre le milieu municipal et le gouvernement du Québec?

Malgré son statut de gouvernement de proximité, la Ville de Blainville se voit ici privée d’un pouvoir fondamental: celui de décider de l’usage de son propre territoire. En déposant un projet de loi visant à l’obliger à céder une terre municipale à une entreprise privée, Québec rappelle brutalement que les municipalités demeurent, dans le droit actuel, des «créatures de l’État».

Ce cas révèle en réalité plusieurs tensions majeures. D’abord, une tension institutionnelle: le gouvernement provincial conserve un droit de véto sur des enjeux locaux au nom d’un intérêt supérieur qu’il définit unilatéralement, niant ainsi la capacité des gouvernements de proximité à décider pour eux-mêmes. Alors que les Villes sont appelées à planifier l’adaptation climatique, elles doivent souvent composer avec des décisions provinciales qui contredisent leurs objectifs de protection des milieux naturels. Ensuite, une tension environnementale et démocratique: Blainville, dans son affrontement avec Québec, invoque l’intérêt écologique de conserver la tourbière présente sur son terrain, mais aussi la volonté de ses citoyen·ne·s. Le bâillon imposé par Québec court-circuite ce dialogue, affaiblit la légitimité des élu·e·s municipaux·ales et alimente la méfiance envers les institutions. Cette affaire illustre donc un point central de mon livre: tant que les Villes n’auront ni reconnaissance juridique pleine ni véritable autonomie foncière et règlementaire, leur capacité à défendre l’intérêt collectif local restera soumise à la volonté politique d’un palier supérieur.

Publicité

Tu as quitté la scène politique en 2021 pour fonder l’Institut de la résilience et de l’innovation urbaine. Quel rôle les Villes du Québec ont-elles à jouer selon toi en matière d’innovation?

Les Villes québécoises sont nos plus grands laboratoires d’innovation parce qu’elles correspondent exactement à l’échelle où les idées rencontrent la réalité. Leur premier rôle est donc d’expérimenter. De tester, à petite échelle, de nouvelles approches en matière de logement, de mobilité ou de verdissement, puis de mesurer leurs effets avant de proposer leur application sur l’ensemble du territoire. Cette capacité d’essai-erreur rapide n’existe ni à Québec ni à Ottawa, où chaque décision coute plus cher en temps et en argent.

Deuxième rôle: mobiliser l’intelligence collective. L’innovation urbaine n’est pas qu’un gadget technologique, c’est une démarche qui surgit du terrain, mêle citoyen·ne·s, milieux communautaires, chercheur·euse·s et entreprises, et transforme un besoin en solution partagée. L’exemple le plus significatif des ateliers de codesign et des Fab Labs qui ont été développés à Barcelone—et d’où on a vu sortir du mobilier urbain novateur, de l’équipement médical pour des personnes en situation de handicap ou encore des systèmes connectés pour améliorer les performances de l’agriculture urbaine—montre qu’une Ville peut devenir une fabrique d’idées dès qu’elle ouvre ses portes et ses données à la population.

Troisième rôle: justement, gérer des données. Une municipalité qui collecte systématiquement l’information sur ses réseaux, la publie en temps réel et s’oblige à l’analyser crée un terreau incomparable pour l’innovation et la recherche. Et ce, non seulement pour les jeunes pousses et les universités, mais aussi pour les services municipaux eux-mêmes: on planifie mieux les chantiers, on anticipe les inondations, on cible les ilots de chaleur.

Les Villes québécoises sont nos plus grands laboratoires d’innovation parce qu’elles correspondent exactement à l’échelle où les idées rencontrent la réalité.

Enfin, les Villes doivent institutionnaliser le droit à l’expérimentation: distinguer clairement un projet pilote d’une infrastructure permanente afin que l’ombudsman ou le vérificateur général ne tuent pas l’audace à coups de règlements avant même qu’elle n’ait livré ses leçons​. Quand on leur donne cette marge de manœuvre—et les ressources pour la financer—, nos municipalités deviennent de véritables plateformes d’apprentissage collectif: elles réduisent le risque inhérent à l’innovation pour la société entière et accélèrent la transition écologique et sociale dont nous avons cruellement besoin.


Les prochaines élections municipales auront lieu à l’automne. Quels enjeux souhaites-tu voir aborder pendant cette campagne?

C’est une grande question, complexe. Bien entendu, chaque campagne municipale doit répondre aux enjeux propres à chaque collectivité: finances publiques, crise du logement, itinérance, état des infrastructures. Ce sont des préoccupations légitimes, concrètes, qui retiendront une large part de l’attention. Mais à mes yeux, les véritables chantiers, indissociables l’un de l’autre, sont la résilience et l’autonomie municipales.

La résilience, d’abord, parce que la crise climatique aggrave toutes les autres. C’est la seule pour laquelle il n’existe aucune solution à court ou moyen terme, peu importe les efforts déployés. Plus les aléas se multiplient, plus ils fragilisent les services essentiels et frappent les plus vulnérables. Il faut donc cesser de concentrer toute l’action municipale sur la seule réduction des GES et faire de l’adaptation—sociale, territoriale, institutionnelle—une priorité politique.

Cette quête de résilience nous ramène aussitôt à la question de l’autonomie municipale. Les Villes assument de plus en plus de responsabilités, sans disposer des leviers nécessaires pour agir. Tant qu’on n’aura pas revu en profondeur le cadre légal et fiscal des Villes, on les condamnera à gérer les conséquences sans pouvoir anticiper ni prévenir les causes. 

Pour aller plus loin

Nos villes au front est le 30e titre de notre collection Documents.

Continuez sur ce sujet

  • Culture

    Humoriste abasourdie

    Quels mots utiliser pour décrire le travail de Virginie Fortin? Dans cet extrait de «Mes sentiments», le 2e titre de notre collection «Humour», la principale intéressée se prête à un étonnant exercice d’introspection.

  • Société

    Laurence Côté-Fournier: repenser la non-maternité

    On peut être mère et tenir les nullipares en estime, et vice versa. En phase avec le commentaire de «Nouveau Projet 29», articulé autour de la production littéraire des femmes sans enfants, cette conversation entre Laurence Côté-Fournier (mère de trois enfants) et notre cheffe de pupitre numérique (mère de personne) vise à rapprocher ces deux solitudes.

  • Art de vivre

    La solastalgie

    Marqué par une quête de beauté, l’essai «Les paysages intérieurs» dit le deuil des paysages disparus ou transformés à travers le concept de solastalgie. Voici un extrait du dernier titre de notre collection «Documents».

  • Art de vivre

    Les arts comme point de départ

    À l’intersection de la vie en société et de l’expérience individuelle des arts, il est possible de trouver une solution au sentiment d’impuissance qui nous habite souvent. Voici un extrait de «Territoires d’engagement», le deuxième titre de notre collection «Le temps debout».

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres