Kafka chez les Q’eqchis
Photo: Valérian Mazataud
- Publié dans : Nouveau Projet 15
- Dossier : Nouvelles de l'étranger
Kafka chez les Q’eqchis
GUATEMALA – Des évictions, des viols, un meurtre: la filiale d’une compagnie minière canadienne aurait commis des crimes sordides au Guatemala. Et pour la première fois, une cour canadienne a accepté de juger la responsabilité de l’entreprise. Périple jusqu’aux bords du lac Izabal, où cette histoire a commencé.
Le nickel. La violence sexuelle. La guerre civile. Le système judiciaire canadien et l’impunité institutionnalisée. Onze femmes q’eqchies contre les compagnies minières, ou David contre Goliath.
Quelque 300 kilomètres à l’est de la capitale du Guatemala, tout près d’El Estor, Rosa Elbira Coc Ich se réveille d’une sieste dans son hamac et redonne le sein à sa petite fille de huit mois. Le doigt pointé vers sa valise, elle lance qu’elle est prête à partir pour Toronto avec son bébé, ses trois amies et leur accompagnateur.
Enfoncé dans le flanc d’une montagne, son hameau, appelé Lote Ocho, domine la plus grosse mine de nickel de toute l’Amérique centrale. En 2007, plus d’une décennie avant notre visite, les autorités locales y ont effectué trois rondes d’évictions en trois mois à la demande de Skye Resources, détentrice légale des droits de propriété des terres et société mère de la Compañía Guatemalteca de Níquel (CGN), l’entreprise qui exploitait la mine à l’époque.
Un jour, Rosa était en train de faire cuire des tortillas quand des intrus ont fait irruption dans sa maison. Neuf hommes en uniforme, policiers, militaires et personnel de sécurité portant le logo de la compagnie CGN, l’ont violée, a-t-elle affirmé dans une déclaration sous serment en 2011. Selon ce document, elle venait alors de subir la deuxième ronde d’évictions ordonnée par la minière en dix jours.
- Rosa croyait avoir perdu la possibilité d’avoir un enfant après les viols allégués de 2007. Elle a maintenant une petite fille.Photos: Valérian Mazataud
Elle apprendra plus tard que plusieurs de ses voisines ont connu le même sort; qu’un homme, Adolfo Ich, est mort lors d’une manifestation contre la mine et qu’un autre, German Chub, a reçu une balle qui l’a paralysé. Il se déplace aujourd’hui en fauteuil roulant.
Assise devant nous, en compagnie de German et de Margarita Caal Caal, les yeux sur l’enregistreur, elle ne craint pas de raconter son histoire. «Ils m'ont jetée par terre, sur le plancher de ma maison, et ont arraché mes vêtements», dit-elle. «Tout est sur papier de toute façon», finit-elle par dire en q’eqchi, une langue qui tranche les mots de «t» et de «k».
Durant l’entrevue, Margarita se lève pour plonger sa main dans une poche de grains de maïs séchés et en sortir une pleine poignée qu’elle plaque sur la table. «C’est pour nos enfants qu’on ne laissera jamais la terre. Nous la cultivons, et elle nous soutient.» Au Guatemala, la distribution—ou plutôt la non-distribution—des terres engendre depuis longtemps de violents conflits territoriaux, et compte parmi les causes de la guerre civile qui a fait rage de 1960 à 1996.
Rosa et Margarita font partie d’un collectif de 11 plaignantes qui accusent la minière canadienne Hudbay, propriétaire de Skye Resources, d’être responsable—par négligence—des viols qu’elles ont subis. Par petits groupes, les femmes sont convoquées à Toronto, dans les bureaux de l’équipe juridique de Hudbay, pour répondre à ses questions dans le cadre de l’enquête préliminaire, étape qui doit déterminer si le procès suivra son cours. La compagnie, qui a hérité de la responsabilité juridique des actions de sa prédécesseure lorsqu’elle en a fait l’acquisition en 2008, nie toutes ces allégations.
Le soleil tombe déjà dans les palmes. Rosa aimerait se reposer avant le long voyage qu’elle doit entreprendre dès le lendemain avec Margarita et deux autres coplaignantes, Elvira Choc Chub et Lucia Caal Chun. Elles prendront le bus en direction de la capitale guatémaltèque, puis l’avion jusqu’à Toronto.
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