L’homme sans volonté

Jocelyn Maclure
Publié le :
Reportage

L’homme sans volonté

La procrastination est irrationnelle: elle implique de remettre à plus tard une action que nous devrions poser maintenant, en sachant très bien que nous allons le regretter. Pourquoi procrastinons-nous, alors? Devons-nous accepter la procrastination comme une propriété intrinsèque à la nature humaine, ou pouvons-nous la combattre?

Considéré dans ce texte

L’art de la procrastination structurée. La conception «Rocky Balboa» de la volonté. L’incontinence. Le rapport tendu entre notre «soi présent» et notre «soi futur». Le chant des sirènes. La productivité personnelle.

Je vois par la fenêtre de mon bureau la neige qui s’accumule sur mon vélo presque neuf et sur la poussette avec laquelle je vais faire du jogging avec les enfants. J’ai formé l’intention de les remiser pour l’hiver en octobre dernier. Me sachant, sans doute inconsciemment, en proie à la procrastination lorsqu’il s’agit de ce genre de tâches, j’ai heureusement eu la présence d’esprit de les recouvrir d’une toile. Pas idéal, mais mieux que rien. Sur ma liste des choses non urgentes à faire, ranger la poussette et le vélo sont juste au-dessus d’aller faire les prélèvements sanguins que mon médecin m’a prescrits il y a près d’un an, et de faire le ménage dans les boites de textes que je n’ai pas ouvertes depuis 2004. Le doyen de ma Faculté a déjà eu, après plusieurs rappels bienveillants, à brandir la convention collective pour me motiver à rendre mon rapport annuel d’activités.

Selon Piers Steel, un chercheur en psychologie dont les recherches portent sur la motivation et la procrastination, je suis un «procrastinateur moyen». C’est du moins ce qu’indique le résultat que j’ai obtenu au test inséré au début de son livre Procrastination: Pourquoi remet-on à demain ce que l’on peut faire aujourd’hui? Je ne fais certainement pas partie des 5% qui prétendent ne pas procrastiner. Remarquez que je ne voudrais pas en faire partie: l’incapacité à procrastiner est fort probablement la proche cousine du trouble obsessionnel compulsif.

Nous procrastinons lorsque nous remettons à plus tard une action que nous devrions poser maintenant. Plus précisément, nous procrastinons lorsque nous formons une intention d’agir d’une façon X au moment Y et qu’à Y, nous commettons Z plutôt que X, en sachant très bien que nous allons le regretter. La procrastination, ce n’est ni être impétueux ni simplement changer d’idée sur ce que l’on devrait faire. Pour le procrastinateur, le chemin qui mène de l’intention à l’action est un mystérieux trou noir dont il ressort rarement indemne.

La procrastination, en bref, est irrationnelle. Elle implique qu’une personne commette volontairement et consciemment des gestes qui la rendront malheureuse ou qui l’empêcheront d’atteindre ses fins. C’est pourquoi elle est généralement vue comme émanant à la fois d’une défaillance de la «rationalité pratique»—notre capacité à délibérer de façon rationnelle au sujet de nos actions—et de la «faiblesse de la volonté» (ce que les philosophes grecs de l’Antiquité appelaient l’akrasia ou, parfois, mais ce n’est pas très gentil, l’incontinence).

La procrastination ne doit donc pas être confondue avec la paresse. Mon père n’a rien d’un fainéant. Il est toujours prêt à faire quelques heures de route pour venir nous aider à déménager ou même pour s’engouffrer dans notre sombre et exigu vide sanitaire pour aller vérifier une solive, et toutes ces choses dont j’ignore l’existence mais qu’il faut vérifier dans un vide sanitaire.

Mais mon père peut prendre des mois à mettre de l’ordre dans les documents qu’il doit remettre au comptable pour ses impôts, quitte à payer les intérêts que le fisc se fera un plaisir de lui imposer. Ce comportement est irrationnel. Mon père doit à un moment ou à un autre se résoudre à envoyer les documents au comptable. Le faire après le 30 avril ajoute de l’angoisse et des couts à un processus déjà pénible. Ce sont évidemment les tâches que nous avons en aversion qui nous font procrastiner. Je n’ai jamais entendu quelqu’un atermoyer avant de visionner la dernière saison de Mad Men ou de Breaking Bad. La paresse et la procrastination peuvent bien sûr se combiner, comme lorsque nous enfilons nos pantoufles plutôt que nos espadrilles, mais elles incarnent deux phénomènes distincts.

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Procrastiner trois mois par année

Les sociétés modernes sont des sociétés de procrastinateurs: 95% des gens considèrent qu’ils procrastinent, et 20% s’identifient comme des procrastinateurs chroniques, soit un lecteur de ce texte sur cinq.

Les spécialistes de la procrastination—ceux qui l’étudient, pas ceux qui la pratiquent—parlent beaucoup des couts de la procrastination, de son impact sur la productivité. La plupart des travailleurs estiment que la procrastination leur fait perdre un quart de leur journée de travail. Cela fait trois mois de procrastination par année au travail seulement! Et c’est encore pire chez les étudiants.

Si c’était le seul problème engendré par la procrastination, on laisserait Lucien Bouchard et les employeurs se débrouiller avec. Ce qui est particulièrement préoccupant, c’est que la procrastination rend les gens misérables: l’adoption d’habitudes de vie plus saines est remise à demain, des problèmes de santé sont non diagnostiqués ou non traités, on repousse à plus tard le remboursement des dettes personnelles et l’épargne pour les vieux jours, on met en péril des relations auxquelles on tient, on auto-sabote constamment ses plans. La procrastination peut nous empêcher de nous rapprocher de ce qu’est, pour nous, une vie bonne. Plus troublant encore, elle fait en sorte que mon beau vélo neuf va rouiller prématurément.

La raison sans la volonté

La vie moderne a fait de la procrastination, selon Steel, une «pandémie». Comment en sommes-nous arrivés là? Pourquoi cette propension si mal adaptée à notre environnement? Pourquoi l’esprit humain a-t-il évolué de cette façon? La théorie la plus plausible est que notre incapacité à faire tout de suite les tâches désagréables est du même ordre que notre appétit maintenant malsain pour les aliments riches en glucides et en lipides. Si les aliments gras et sucrés pouvaient permettre à nos ancêtres de tenir le coup jusqu’à leur prochain repas, notre gout inné pour ceux-ci est très mal adapté à notre mode de vie sédentaire où on ne crie jamais famine. La procrastination est un First World problem, un problème bourgeois; elle serait le dernier de nos soucis si notre survie était en jeu. C’est du moins ce que j’infère de la télésérie The Walking Dead. 

Comme Gary Marcus le souligne dans son livre Kluge. The Haphazard Construction of the Mind, la nature a longtemps sélectionné les créatures instinctives et impulsives, capables de réagir rapidement lorsque confrontées au danger. Avec la construction de sociétés organisées et coopératives, l’esprit humain a développé la capacité d’anticiper le futur et donc de se fixer des buts. Or, on le sait, atteindre des objectifs, réaliser un plan de vie exigent que l’on fasse des sacrifices dans le présent, que l’on contrôle ses impulsions, que l’on pose des gestes qui seront, dans le meilleur des cas, récompensés plus tard. Et c’est là où le bât blesse. Nous sommes un peu comme ces enfants dans la célèbre étude sur la gratification repoussée qui sont incapables de résister à la guimauve, même s’ils savent qu’ils pourront en avoir deux en attendant quelques minutes de plus.

C’est ce qui fait dire à Christine Tappolet, dans le remarquable ouvrage collectif The Thief of Time, que la procrastination est une atteinte à notre «soi futur». Lorsque notre soi présent procrastine, c’est un peu comme s’il retirait ses déjà trop maigres reer pour financer un voyage imminent au Vietnam. Le voyage est génial, mais notre soi-à-la-retraite la trouvera moins drôle lorsqu’il essayera de survivre avec, comme seul revenu, sa pension de vieillesse. Pour Tappolet, un des constats que l’on peut dégager de notre tendance à procrastiner est que nous traitons les futures incarnations de nous-mêmes comme s’il s’agissait de personnes différentes.

Dans la vie moderne, le contrôle de ses impulsions est un combat permanent. Les tentations sont plus nombreuses que jamais, on mise sur l’autonomie et la -responsabilité des travailleurs, les normes sociales sont plus souples, mais notre «structure volitionnelle» n’est pas toujours à la hauteur. L’évolution, nous dit Marcus, a fait de nous des êtres «assez intelligents pour se fixer des buts raisonnables mais dénués de la volonté nécessaire pour les atteindre».


L’art de la procrastination structurée

Cette représentation de l’individu moderne qui privilégie spontanément le présent par rapport au futur n’est pas très édifiante. C’est ce que Georges Ainslie appelle, dans Thief of Time, le hyperbolic discounting, c’est-à-dire la fâcheuse tendance que nous avons à accorder une valeur exagérément basse aux gratifications futures et, en parallèle, à sur-estimer l’impact des gratifications présentes sur notre bienêtre. Lorsque vient le temps de décider si nous prenons un dessert, la perspective d’atteindre notre poids santé dans le futur ne pèse pas lourd par rapport à la sensation imaginée de la crème brulée qui fond dans la bouche. Nos préférences «intertemporelles» ne sont pas très sages.

Mais ne dramatisons pas. Il y a différentes façons de procrastiner; certaines sont pires que d’autres. C’est la publication du petit essai de John Perry, La procrastination. L’art de reporter au lendemain, qui m’a donné envie d’explorer la question. John Perry est un professeur émérite de philosophie à Stanford. Ses travaux sur l’identité personnelle sont incontournables pour ceux qui s’intéressent à la façon dont la philosophie analytique a abordé ce thème. Qu’est-ce qu’un type comme lui, me suis-je demandé, peut bien connaitre à la procrastination? Serait-il un procrastinateur qui s’en est sorti? A-t-il trouvé une façon de maitriser la bête?

Perry présente son livre comme un «genre de programme philosophique de croissance personnelle pour les procrastinateurs déprimés». Il prétend qu’il a souffert considérablement de sa tendance à atermoyer. Mais c’est surtout pour faire la lumière sur ce qui avait l’apparence d’un paradoxe qu’il a écrit cet essai volontairement léger: comment une personne qui se sait trop bien aux prises avec un problème chronique de procrastination est-elle parvenue à accomplir beaucoup de choses et à être perçue comme un membre fiable et productif de la communauté universitaire?

Sa réponse est qu’il pratique un type particulier de procrastination, à savoir la «procrastination structurée». L’idée est simple. Lorsqu’il reporte à plus tard les tâches qu’il a lui-même identifiées comme prioritaires, il ne fait pas que glander (quoique cela lui arrive parfois, comme quand il se retape Quand Harry rencontre Sally); il se consacre habituellement à d’autres tâches qui ne sont pas complètement inutiles—faire le ménage de son bureau (on fait tous ça, non?), jardiner ou écrire un essai sur la procrastination. Un procrastinateur structuré est une personne qui accomplit beaucoup en remettant à plus tard des choses qui sont, de son propre aveu, plus importantes.

Ce n’est donc pas parce qu’il a su prendre sa volonté à deux mains qu’il a réussi à écrire La procrastination, mais bien parce que toutes les autres tâches qu’il devait accomplir étaient pires. Je le comprends douloureusement bien: j’écris ce texte alors que des collègues européens attendent un chapitre de ma part depuis plusieurs mois. Tout n’est pas perdu—je ne suis pas en train de musarder sur le web, mais ce n’est peut-être pas non plus le choix le plus responsable.

Le plus touchant, c’est que si Perry peut perdre des heures sur l’internet à surfer d’un site à l’autre, il n’a qu’une vague idée de ce que sont ces voraces réseaux sociaux qui sucent notre temps jusqu’à la dernière goutte. Chut, ne lui disons rien: leur découverte pourrait rendre sa procrastination moins productive. Dans mon cas, un peu de flânerie sur Facebook entraine habituellement l’ouverture d’une quinzaine de fenêtres sur mon ordinateur et dans ma tête, ce qui ne manque pas de ralentir le fonctionnement de l’un et de l’autre, et de me faire complètement perdre de vue ce que j’avais l’intention de faire. Ne me cherchez pas sur Twitter; je ne crois pas que je pourrais en sortir indemne. J’y résisterai aussi longtemps que ma volonté me le permettra, ce qui n’est pas de bon augure, si je me fie à mes lectures récentes. Twitter semble sans merci pour les curieux, les infovores et les opiniâtres toujours prêts à s’intéresser au débat du jour.


La volonté n’est pas simplement un processus psychique. Elle est aussi façonnée par notre environnement, nos habitudes, nos interactions.


Rocky Balboa et la conception internaliste de la volonté

Le portrait devient un peu moins sombre lorsque l’on se demande ce que l’on peut faire pour combattre la procrastination. La réponse est claire: ne pas se faire confiance. Rappelez-vous: nous sommes assez brillants pour former des intentions et élaborer des plans, mais la détermination pour les mettre en œuvre nous fait souvent défaut. Qu’il s’agisse de perdre du poids, d’arrêter de fumer, de rembourser sa marge de crédit, de faire le ménage de la salle de bain, de rappeler quelqu’un, de rédiger un rapport ou une demande de subvention, de lire ce livre compliqué qu’il faudrait bien avoir lu ou des autres résolutions du Jour de l’An, nous trouvons toujours de bonnes raisons de remettre cela à demain. La chose la moins efficace que nous puissions faire pour contrôler notre tendance à procrastiner—à part peut-être attendre une intervention divine—est de nous en remettre strictement à notre volonté.

Dans leur très éclairante contribution à Thief of Time, Joseph Heath et Joel Anderson avancent que l’on a beaucoup trop tendance à centrer son attention sur ce qui se passe dans sa tête lorsque l’on réfléchit à la motivation et aux façons de contrer la procrastination. L’approche populaire, sans cesse relayée par les motivateurs professionnels, consiste à dire qu’il faut simplement se rouler les manches. Appelons cela, avec Heath et Anderson, le biais «internaliste» ou «mentaliste» de la conception dominante de la volonté. C’est la conception «Rocky Balboa» de la volonté; il s’agit d’en emmagasiner suffisamment pour nous attaquer aux tâches que nous voulons accomplir, et tous nos rêves seront à portée de main.

Or, s’il est certain que l’on ne pourra pas s’en sortir sans faire preuve d’un minimum de volonté, cette approche est condamnée à échouer. Le soir avant d’aller au lit, alors que nous pouvons penser rationnellement aux bienfaits de l’activité physique, nous serons hautement motivés à aller courir le lendemain matin. Mais lorsque le réveil sonne, les chances sont grandes que nous appuyions sur le bouton snooze. Simplement se dire que l’on doit faire preuve de plus de volonté est très peu utile. Il faut trouver autre chose.

Dans la foulée des recherches en sciences cognitives qui montrent que l’esprit humain s’inscrit nécessairement dans un corps et qu’il n’y a pas une cloison étanche entre le corps/esprit et l’environnement extérieur, Heath et Anderson plaident pour une conception «étendue» de la volonté humaine. En clair, cela veut dire que la volonté n’est pas simplement un processus psychique interne. Elle est aussi façonnée par notre environnement, nos habitudes, nos interactions.

Heath et Anderson soutiennent qu’il ne faut pas conclure des recherches sur les cognitions et les comportements humains que nous sommes irrationnels et condamnés à l’insatisfaction par rapport à nos actions, mais plutôt que l’esprit humain doit forcément se décharger d’une bonne partie du raisonnement pratique nécessaire pour atteindre ses buts. La rationalité pratique repose sur un échafaudage externe complexe. Nous suivons des normes sociales de façon automatique, nous comptons sur les autres pour accomplir un grand nombre de tâches, nous utilisons un large éventail d’outils pour éviter d’avoir à nous servir de notre mémoire et de notre jugement, etc.

Le but, selon Heath et Anderson, n’est donc pas seulement de vitaminer sa volonté, mais aussi, et peut-être surtout, «d’organiser sa vie d’une façon telle que nous n’ayons pas à faire preuve d’une volonté extraordinaire». Nous devons avoir recours à toute une série d’astuces, de stratégies de contournement et de solutions pratiques pas toujours élégantes, mais efficaces, pour contrer notre tendance à atermoyer. Il faut combattre le feu avec le feu ou, pour reprendre la suggestion de Francis Bacon, opposer des affects concurrents aux affects qui nous font procrastiner, de la même façon que l’on utilise des bêtes pour chasser d’autres bêtes. Il est bien connu, par exemple, que l’une des manières de ne pas se dégonfler devant les projets intimidants est de les décomposer en une série d’étapes claires et plus facilement réalisables. Les tâches que nous devons effectuer deviennent ainsi concrètes et nous sommes récompensés à chaque fois que nous rayons un item sur notre liste des choses à faire.

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Le cinéma contre l’hépatite C

Les ouvrages comme ceux de Steel sont des mines d’informations et de recommandations pratiques pour le procrastinateur repentant. S’il est impossible de toutes les énumérer, le récit personnel que nous offre le chercheur Dan Ariely, auteur du bestseller C’est (vraiment?) moi qui décide, illustre bien l’approche qui fonctionne le mieux pour combattre la faiblesse de notre volonté.

Ariely a souffert, à 18 ans, de graves brulures au troisième degré causées par une explosion à Tel-Aviv. Ses longs et douloureux traitements impliquaient entre autres des transfusions sanguines à répétition. Un malheur n’arrivant jamais seul, on lui injecta du sang contaminé et il contracta l’hépatite C.

Huit ans plus tard, un médecin lui apprit qu’un traitement pour l’hépatite C avait été mis au point et qu’il pouvait faire partie d’une étude expérimentale pour le tester. Ariely accepta. Le médicament, l’interféron, qu’il devait lui-même s’injecter trois fois par semaine, causait toutefois des effets secondaires violents: fièvre, frissons, maux de tête, nausées et vomissements. Il en ressentait les effets jusqu’à 16 heures après chaque injection. Six mois plus tard, au terme du traitement, son médecin lui apprit qu’il avait été le seul sujet à s’être rigoureusement plié aux exigences du protocole de recherche. Les autres sujets ont tous, à un moment ou à un autre, succombé à la tentation de remettre leur traitement à plus tard. Comment avait-il pu faire preuve de la volonté nécessaire pour s’auto-infliger cette douleur trois fois par semaine pendant six mois?

Selon lui, ce n’est pas parce qu’il a des nerfs d’acier et une volonté de fer qu’il a réussi à terminer son traitement. En bon expert des comportements humains, il a plutôt suivi la suggestion de Bacon et tenté de harnacher l’énergie d’impulsions concurrentes. Comment? En se gavant de films. Ariely adore le cinéma. C’est une des tentations auxquelles il doit résister dans sa vie normale. Il a levé cette restriction les soirs d’injection. Son traitement n’était plus seulement associé, dans son cerveau, au malêtre, mais aussi au plaisir de regarder des films sans culpabilité. Cela n’a pas rendu le traitement agréable, mais lui a permis de tenir le coup. Le traitement à l’interféron n’a pas été concluant, mais le suivant, amélioré, a réussi à éliminer complètement son hépatite. 


La civilisation s’effondrerait si un génie maléfique effaçait de notre imaginaire collectif les concepts de date de tombée et d’échéance.


Jouer d’astuces avec soi-même

Les stratégies abondent pour faciliter le passage de l’intention à l’action. Dans la plupart des cas, il faut jouer d’astuce avec soi-même. Il s’agit souvent, par exemple, de faire des Ulysses de nous-mêmes en prenant à l’avance des décisions qui nous contraindront plus tard. Ulysse, se sachant incapable de résister aux chants des sirènes, a ordonné à ses hommes de l’attacher au mât du bateau et de ne le libérer sous aucune condition, malgré ses protestations. Engager à l’avance son soi futur est l’une des façons les plus efficaces de se contraindre à agir. C’est ce qui explique que la coopération sociale, et donc la civilisation, s’effondrerait si un génie maléfique effaçait de notre imaginaire collectif les concepts de date de tombée et d’échéance.

La lecture des journaux de la fin de semaine est un rituel agréable. Mais ils se distinguent, on le sait, par leur épaisseur. Après deux ou trois heures à m’injecter de la caféine et à lire des nouvelles éphémères, je ne me sens pas très bien. J’ai un peu mal à la tête et j’ai surtout l’impression de gaspiller mon précieux samedi. J’ai étiré la sauce. Et avec les enfants dans le décor, c’est encore pire. Ma plus grande commence à un moment donné à faire des bêtises, car elle a besoin de sortir de la maison, et ma conjointe multiplie les messages pour me faire comprendre qu’il est temps de bouger. Bref, je sais très bien que je dois m’autocontraindre à une petite demi-heure de lecture du journal le samedi matin.

Pour éviter de me perdre entre la machine expresso et la table de la cuisine, j’ai remarqué qu’il n’y a rien de plus efficace que de faire des plans la veille et de m’engager à les mettre en œuvre. Ainsi, je n’ai pas à délibérer sur la façon dont je vais utiliser mon temps. M’extirper de la lecture du journal est plus facile. Je passe par la série d’étapes qui nous permettra d’exécuter notre plan, le tout sous le regard de moins en moins sceptique d’Isabelle. On y perd en spontanéité, c’est indéniable, mais on y gagne beaucoup en satisfaction. Et Léanne nage maintenant rudement bien pour une petite fille de trois ans.

À long terme, le but n’est donc pas seulement de gonfler notre volonté aux stéroïdes, mais surtout d’acquérir des habitudes qui nous permettent d’économiser notre volonté. Des auteurs soutiennent que l’on doit voir la volonté comme un muscle, ou comme de l’énergie. On peut s’entrainer pour en avoir davantage, mais on peut surtout rapidement l’épuiser. Après avoir faire preuve d’une détermination héroïque, nous avons tendance à être très indulgents envers nous-mêmes: partys de fin de session, oisiveté et excès de toutes sortes après une grosse semaine de travail, épisodes quasi boulimiques chez une personne qui s’est astreinte à un régime toute la semaine, etc.

Le nerf de la guerre est donc de réunir les conditions qui nous permettent de réduire autant que possible l’usage de la volonté. Il s’agit d’aménager notre temps et notre environnement extérieur—notre horaire et nos routines, notre espace, nos conditions et outils de travail, notre vie familiale—d’une façon qui réduit les risques que la détermination nous fasse faux bond. Le principe sous-jacent est que plus nos habitudes automatiques sont adaptées à nos objectifs, moins le recours à la volonté est nécessaire.

En faisant la recherche pour écrire ce texte, j’ai découvert l’existence de types comme Merlin Mann et David Allen, qui sont des experts de la «productivité personnelle». Des gens, si j’ai bien compris, qui gagnent leur vie en aidant les autres à gagner la leur. Le premier a entre autres conçu une fenêtre qui apparait sur notre écran pour nous demander: «Fais-tu présentement ce que tu souhaites vraiment faire?» Il existe aussi une gamme de programmes, comme RescueTime et TimeLock, qui aident à combattre la tendance à utiliser son ordinateur pour autre chose que le travail (naviguer, clavarder, suivre assidument les fils de nouvelles, jouer à des jeux vidéos, etc). Ces programmes peuvent calculer le nombre d’heures passées sur la toile ou peuvent même nous bloquer l’accès à l'internet pour une période de temps prédéterminée. Steel suggère d’ailleurs de créer un utilisateur sur son ordinateur qui donnera accès strictement à ce qu’il faut pour travailler. Il sait de quoi il parle: il n’est pas sur Facebook, mais il adore les jeux vidéos. Sa conjointe a déjà fait partie de celles que l’on appelle apparemment les «veuves de World of Warcraft».

La visée de ces stratagèmes est de nous mettre à l’abri autant que faire se peut des stimulus qui pourraient nous distraire et nous tenter. Le but, on s’en souvient, est d’économiser sa volonté et de réduire les prises de décision. Et en plus de nous rendre plus vulnérables à la procrastination, tous ces stimulus sont mauvais pour le flow, cet état d’immersion totale dans une tâche qui facilite grandement la créativité.

De plus, comme le veut la conception «étendue» de la volonté esquissée plus haut, il faut se décharger autant que possible de la mémorisation des tâches à accomplir. Il faut en quelque sorte mettre tous nos objectifs et les actions qui en découlent sur l’équivalent d’un disque dur externe. C’est là qu’entrent en jeu les outils comme les calendriers, les agendas et les incontournables listes. Comme Allen le suggère dans une entrevue accordée à The Atlantic, il faut externaliser tout ce que nous avons à faire pour que notre esprit puisse se consacrer entièrement à la tâche prioritaire, et pour réduire les risques d’atermoiement et de dérapage. Si ce que l’on doit faire est indiqué clairement dans notre système personnel de gestion, notre rationalité pratique et notre volonté risquent moins de nous laisser encore une fois tomber lorsque vient le temps de réaliser nos intentions. Il s’agit de consulter notre agenda et de nous mettre au boulot sans trop y penser. 

Le problème avec cette recommandation, toutefois, est double. D’une part, il n’est pas rare que nous tardions à réaliser une tâche difficile ou fastidieuse précisément parce que nous avons décidé de rédiger une nouvelle liste des choses à faire, qui va simplement s’ajouter aux nombreuses listes qui trainent déjà un peu partout. Une fois cette opération terminée, il est fort possible que nous ayons perdu le momentum qui nous aurait permis de réaliser la tâche prioritaire. D’autre part, si nous sommes toujours prompts à faire de nouvelles listes, nous sommes plusieurs à remettre à plus tard le moment où nous mettrons enfin en place un système de gestion de nos priorités clair, cohérent et efficace. J’ai des listes de projets et de choses à faire dans probablement une vingtaine de cahiers de notes, tablettes de feuilles, documents Word et Excel, et applications iPhone et iPad. C’est pathétiquement inefficace, mais je trouve toujours une bonne raison de repousser à plus tard l’élaboration d’un système fonctionnel qu’un être humain, même aux facultés cognitives modestes, devrait être capable de concevoir. Mais bon, je n’ai jamais dit que j’étais un modèle à suivre.


Aucune stratégie n’est infaillible. Nous devons tous, à un moment ou à un autre, faire preuve de volonté.


Nous ne sommes pas des héros

La vision générale qui se dégage de la panoplie de recommandations pratiques pour contrôler notre propension à procrastiner est donc qu’il ne faut nous fier ni à notre raison ni à notre volonté. Comme l’écrit Perry, nous ne sommes pas dépourvus de raison, mais nous ne sommes certainement pas ces machines à prendre des décisions rationnelles qu’imaginent souvent les économistes. Nous sommes aussi des êtres de désirs et d’émotions prompts aux coups de tête. Il faut donc jouer de ruse avec soi-même en élaborant un système d’autocontraintes et de gratifications intermédiaires sophistiqué, et en s’exposant le moins possible aux facteurs de risque. Il faut, pour cela, connaitre nos vulnérabilités, avoir une routine astucieuse et développer les techniques et les automatismes qui réduisent autant que possible le recours à la délibération et à la volonté.

Aucune des stratégies recommandées par les experts n’est infaillible et nous devons tous, à un moment ou à un autre, faire preuve de volonté. Il sera toujours possible d’aller éteindre un réveille-matin placé loin du lit et de se recoucher, ou de se rebrancher sur l'internet. Même en travaillant sur ses habitudes et sur les conditions externes favorisant les comportements souhaités—se coucher tôt et mettre ses espadrilles au bout du lit—, les tentations de se consacrer à une activité plus agréable seront toujours présentes. Cela étant dit, l’impression que me laisse mon immersion dans les écrits sur la procrastination est que la mise en œuvre d’un ensemble de mesures adaptées à notre personnalité et à nos besoins est susceptible d’être efficace. De toute façon, le but pour ceux qui, contrairement à Ulysse, ne sont clairement pas des héros, n’est pas d’en arriver à être capables de résister à toutes les sirènes. Soyons réalistes.

Certains considèreront peut-être malgré tout que le jeu n’en vaut pas la chandelle, que de robotiser son existence—et de perdre ainsi en liberté—est trop cher payé pour lutter contre la procrastination. On ne leur en tiendra pas rigueur; à chacun de définir sa conception de ce qu’est une vie réussie. Mais on peut quand même faire remarquer que celui qui procrastine indument n’est pas pour autant un modèle d’autodétermination. Il est, pour reprendre la phrase de David Hume, l’esclave de ses passions. 

Dans tous les cas, je me suis donné un plan précis pour réaliser mon intention d’aller faire mes prélèvements sanguins à l’hôpital Saint-Luc. J’ai voulu remiser mon vélo, mais il faisait très froid et le cadenas était gelé. On verra au dégel. La poussette de jogging est rangée et j’ai remis mon rapport annuel d’activités à temps pour la première fois depuis mon embauche à l’Université Laval. Il y a de l’espoir. Je me suis engagé auprès des collègues européens à rendre mon chapitre d’ici la fin du mois. Je me croise les doigts pour que la volonté de sauver ce qui reste de mon honneur soit suffisante pour que je m’attèle enfin à la tâche. 


Jocelyn Maclure est professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval et coéditeur de Nouveau Projet et de Documents. Son dernier livre, coécrit avec Charles Taylor, s’intitule Laïcité et liberté de conscience (Boréal, 2010). Il remet souvent au lendemain l’écriture de son prochain ouvrage.

Images: Loes van Voorthuijsen

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