Les combattants

Michel Arseneault
Une classe de l’école Amos passe l’examen de français tant redouté.
Une classe de l’école Amos passe l’examen de français tant redouté.
Photo: Adil Boukind
Publié le :
Reportage

Les combattants

Originaires des quatre coins du monde, des jeunes de Montréal-Nord tentent de décrocher le Graal: un diplôme d’études secondaires. Pas facile quand l’école «régulière» vous a mis à la porte… Pendant toute la session d’automne 2023, Michel Arseneault a suivi Linadora, Léonard, Jemmyson et les autres élèves de l’école Amos.

Photos: Adil Boukind

Considéré dans ce texte

La culture québécoise et l’immigration. La mixité sociale et la mixité ethnique. Les compléments de phrase. L’école au service du marché du travail. 

28 aout

Tant pis pour les voisins. Ce matin, Queen fait vibrer la cour d’école. «We Are the Champions» annonce l’arrivée d’autres champions: des élèves qui ont choisi de terminer leurs études secondaires malgré des difficultés personnelles et scolaires de tout ordre.

Postés dans la cour, les enseignants distribuent agendas et larges sourires. «Passé un bon été?», demande un prof d’anglais à un visage reconnu. Pour toute réponse, il a droit à un laconique «J’avais deux jobs». Tous n’ont pas le sourire aux lèvres. Les élèves savent bien que ce sont leurs échecs «au régulier» qui les ont conduits à l’école Amos. Cet établissement du Centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île est l’un des rares au Québec à accueillir des 16-20 ans, c’est-à-dire de grands adolescents et de jeunes adultes.

C’est déjà l’heure. Les filles secouent leurs tresses extralongues et les gars tracent des pas extralents. Tout le monde est attendu au gymnase pour le discours de bienvenue de la direction. Sur l’estrade, micro à la main, la blonde directrice tient surtout à mettre en garde ces jeunes qui habitent différents arrondissements de l’est de Montréal. «Ici, on vient de partout: de Montréal-Nord, de Saint-Léonard, d’Anjou. Ici, c’est comme l’ONU. C’est quoi, l’ONU? Des pays qui ne s’aiment pas et qui travaillent ensemble. Ici, c’est pareil.» Elle n’est pas alarmiste. Au printemps précédent, un garçon a été poignardé entre les toilettes des garçons et le local 116.

Pour qui ne comprendrait pas, elle donne les consignes à la manière d’une rappeuse: «Avoir un COUteau plutôt qu’un craYON, c’est automatiquement une expulSION!» Pour qu’on saisisse la haute importance qu’elle donne à la sécurité, la directrice arrête brusquement son flow: «S’il le faut, les petites sacoches seront fouillées, aujourd’hui, demain et après-demain11 La «petite sacoche», portée en bandoulière, désigne moins le sac à main des filles que le fourretout des garçons..» Pendant que des filles applaudissent, quelques garçons s’éclipsent. Ils en ont déjà assez entendu.

Linadora, discrète silhouette, reste sur ses gardes2Les prénoms des élèves, mineurs ou pas, ont été changés.. Lorsqu’elle s’est inscrite, Amos ne lui a pas fait bonne impression. «C’était bizarre. Il y avait trop de gars qui fumaient devant la porte. Ça ne ressemblait pas à une école.» C’est sans importance. À 19 ans, elle n’a plus le choix. Pour aller au cégep, elle doit refaire son cours de français secondaire 5, le seul qui lui manque pour obtenir son diplôme. Elle n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi elle a coulé ce cours «au régulier», elle qui a toujours été bonne élève, tant au Québec qu’en Haïti (où elle a vécu jusqu’à l’âge de 13 ans). Mais ce n’est pas le moment de s’apitoyer sur son sort. Elle est attendue au local 116.

Betty, tressée de frais, sourit aux élèves qui mettent les pieds dans sa classe pour la première fois. Eux sont moins souriants. Ils se contentent de jeter un vague coup d’œil aux murs en béton. Leur enseignante les a décorés avec les moyens du bord: une affiche de la Fête nationale («Vivre le Québec tissé serré») et un portrait de Dany Laferrière. L’enseignante leur souhaite la bienvenue et leur explique qu’elle vient de Mascouche, sans remonter plus loin dans son arbre généalogique.

Elle leur demande de dire ce qu’ils comptent faire après avoir obtenu leur diplôme. Les élèves, presque tous habillés en mou et en noir, se remuent sur leur chaise. Les mots cégep et technique sont dans toutes les bouches. Il est question d’informatique, de génie mécanique, de génie industriel, de comptabilité, de gestion et même—un garçon le dit tout haut—de techniques policières. Ce qui lui vaut d’être chahuté.

«On n’a pas besoin de policiers, vous allez me dire?», proteste Betty. «Oui, de bons policiers», se fait-elle répondre. Personne ne parle de l’affaire Fredy Villanueva, l’adolescent d’origine hondurienne tué par la police à Montréal-Nord en 2008. Certains n’étaient même pas nés.

À mon tour de me présenter. J’explique que je suis journaliste, que je vais trainer dans leur école deux ou trois jours par semaine jusqu’à l’examen de français. Je ne manque pas de préciser que j’ai grandi dans Saint-Michel, un quartier voisin qu’ils ne semblent pas connaitre (je finirai par comprendre que plusieurs ne quittent jamais Montréal-Nord). J’insiste sur le fait que je changerais leurs prénoms.

Des questions ou des inquiétudes? Une élève cachée derrière de grandes lunettes brise la glace. «Êtes-vous déjà allé dans des pays où vous vous sentiez en danger?» La réponse est oui, mais sa question m’intrigue. «Es-tu en train de me demander si je me sens en danger à Montréal-Nord?» Elle hoche timidement la tête. Je la rassure. Je n’ai rien vu d’inquiétant jusqu’à maintenant. Puis, un garçon me pose une question que je n’ai pas vue venir: «Qui paie ton salaire?» Je le remercie pour sa (bonne) question et lui explique que j’ai obtenu une bourse3Ce reportage a été rendu possible grâce à une bourse d’excellence de l’Association des journalistes indépendants du Québec..


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