La Suède ne s’est pas construite en un jour

Jocelyn Maclure
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Politique

La Suède ne s’est pas construite en un jour

Nous sommes maintenant sagement sceptiques quant au Progrès avec un «p» majuscule. Mais sommes-nous tellement désenchantés que tout ce qui se présente comme un progrès ne peut que relever de la compromission avec un «système» moralement corrompu? Entre l’indiffé­rence et la rupture radicale, il reste toujours la possibilité de se battre pour des avancées modestes mais bien réelles.

Je fais partie de la génération de ceux qui ont récolté les fruits des réformes mises en œuvre pendant la Révolution tranquille, en particulier celle de la démocratisation de l’éducation supérieure. J’ai été le premier de ma famille à obtenir un diplôme universitaire. C’est aussi le cas de ma conjointe et d’un très grand nombre de mes amis. En une génération, le Québec a créé les conditions d’une mobilité sociale extrême: des parents qui, dans plusieurs cas, n’avaient pas pu terminer leur secondaire ont mis au monde des enfants qui ont fait des doctorats et des post-doctorats! Sans un environnement social et des institutions appropriés, je ne vois pas comment j’aurais pu envisager sérieusement de poursuivre des études avancées.

Je suis né en 1973. Même si les sociologues me classent dans la génération X, sur le plan de l’expérience vécue et interprétée, je n’en fais pas partie. Les gens de mon âge ont eu à travailler fort, à étudier longtemps et parfois à se réorienter—je pense par exemple à mon ami d’enfance, qui doit être l’un des pompiers les plus bardés de diplômes au Québec—, mais plusieurs ont su trouver (ou inventer) des emplois intéressants.

La prise de conscience, au début de l’âge adulte, que j’étais indiscutablement un héritier des réformes de la Révolution tranquille tempérait grandement le discours anti-boomeurs que véhiculaient les vrais X, à savoir nos grands frères et grandes sœurs. Alors que j’avais 20 ans et des poussières, Le Devoir a accepté de publier le premier article que j’avais osé lui soumettre: «Pour en finir avec la génération sacrifiée». Je ne recommande à personne la lecture de ce texte, qui suintait l’existentialisme sartrien naïf qui m’imprégnait à l’époque, mais il témoigne d’une certaine expérience phénoménologique du Québec moderne. Indiscutablement trop vieux pour être un Y, je fais partie d’une microgénération qui est tombée dans l’angle mort du regard sociologique.

La mobilité sociale extrême dont j’ai parlé plus haut s’explique bien sûr en partie par le retard qui accablait le Québec en matière de scolarisation, et par la transformation concomitante d’une économie centrée sur l’exploitation des ressources naturelles et la production industrielle en une économie misant sur le savoir et la créativité. Mais elle est aussi attribuable à un choix collectif en faveur de l’égalité des chances. On ne l’entend souvent ni à droite ni à gauche par les temps qui courent, mais les progrès réalisés au Québec sur ce plan en quelques décennies seulement sont remarquables.


Le passé récent laisse toutefois penser qu’il est de plus en plus difficile d’apprécier ce qui constitue, pour le Québec d’aujourd’hui, un progrès. C’est paradoxal, mais le débat sur les droits de scolarité du printemps dernier a mis en relief la difficulté, pour les progressistes, de reconnaitre le progrès lorsqu’il se présente. Je laisse sciemment de côté les positions défendues à droite dans ce débat pour me concentrer sur le rapport entre les droits de scolarité et les idéaux d’égalité des chances et de mobilité sociale qui font partie de l’ADN politique du Québec depuis la Révolution tranquille.

Mon fil de nouvelles sur Facebook est tout sauf représentatif de la volonté générale ou de la très discrète mais opiniâtre «majorité silencieuse». Il était outrageusement dominé par des progressistes catastrophés par ce qu’ils perçoivent comme étant l’abdication de l’État québécois devant la «pensée unique» et les «diktats du néolibéralisme». L’héritage progressiste de la Révolution tranquille aurait été saccagé par le règne du gouvernement Charest pour les uns, et par l’alternance entre les «vieux partis» pour les autres. On me suggérait d’écouter des entrevues avec Chomsky et, dans les moins bons jours, de lire le plus récent texte de Zizek.

Pourtant, une analyse calme et réfléchie révèle tout au moins une chose: le dossier des droits de scolarité est compliqué, du moins pour les progressistes. L’opposition à la hausse ne va pas du tout de soi.

Pourquoi? Parce qu’une politique de droits de scolarité bas et uniformes favorise les familles les plus aisées. L’État subventionne généreusement, d’une main, les études universitaires des élèves issus de ces familles, et leur remet, de l’autre, un crédit d’impôt transférable venant diminuer les frais payés. Et même si l’université québécoise est assez accessible, on sait qu’elle est fréquentée massivement par de jeunes adultes provenant de familles qui sont à l’aise financièrement. Une politique de droits de scolarité bas peut favoriser l’accès à l’université, mais c’est aussi un programme de subvention implicite pour les ménages fortunés. Cela serait encore pire si l’on éliminait les droits de scolarité, comme l’a défendu Québec solidaire pendant la dernière campagne électorale.


Le progrès, pour le Québec d’aujourd’hui, serait d’en faire plus pour ceux qui n’ont pas pu monter dans le train de la mobilité sociale ascendante.


Grâce à l’impressionnante mobilisation étudiante, le gouvernement du Parti libéral a graduellement bonifié son offre initiale d’une façon qui n’aurait pas dû laisser les progressistes indifférents. Les étudiants issus des milieux les plus modestes verraient leurs bourses augmenter de façon proportionnelle à la hausse, le plafond des revenus familiaux pour être admissible à des bourses serait relevé, et l’instauration d’un régime de remboursement des prêts étudiants proportionnel au revenu deviendrait envisageable. Je n’entre pas dans les détails, mais on sait que la politique bonifiée aurait dans les faits été neutre ou avantageuse pour les familles défavorisées et pour une bonne partie de la très élastique classe moyenne. La gauche répète sans cesse qu’il faut faire payer les plus riches. La nouvelle politique des droits de scolarité était une façon ciblée de le faire. Ceux qui auraient été les plus durement touchés par la hausse sont les ménages dont le revenu est supérieur à 125 000$.

Je ne veux pas refaire le débat. Il est un autre épisode du désaccord pérenne entre une gauche volontariste et ambitieuse, qui considère que le progrès social exige une rupture radicale par rapport à l’ordre existant, et une gauche réformiste et gradualiste, qui soutient que la social-démocratie se construit à coup de victoires partielles obtenues à l’arraché: les normes du travail, l’assurance-maladie universelle, l’équité salariale, les congés parentaux, les CPE, les prestations de compassion pour les proches aidants, les primes au travail pour les assistés sociaux, etc. Bien que cela dépende du contexte, je fais généralement partie du second camp. Le progrès, comme l’a écrit Orwell, est possible, mais il est la plupart du temps lent et décevant.

La gauche de la rupture a pourtant largement éclipsé la gauche réformiste dans le débat sur les droits de scolarité. Les intellectuels qui appuyaient le gel ou l’abolition pure et simple des droits de scolarité bénéficiaient d’un avantage numérique et médiatique considérable par rapport aux réformistes. Elle a titubé un peu lorsque le professeur Luc Godbout de l’Université de Sherbrooke a publié les chiffres démontrant que l’offre gouvernementale bonifiée accentuait la progressivité de la fiscalité québécoise, mais l’usage excessif de la force par les autorités policières, les échecs à répétition du gouvernement sur le plan du dialogue démocratique et l’interférence de la logique viciée de l’«utilisateur-payeur» ont permis à la gauche de la rupture de retrouver rapidement son aplomb. Et ça, c’était avant l’adoption de la loi 12 (l’ancien projet de loi 78), que personne qui se soucie des libertés civiles ne peut soutenir.


Nos amis Tim et Talia, bien installés avec leurs deux jeunes enfants à Riverdale dans le Bronx, déposent parfois sur leur mur Facebook des graphiques comparant les politiques familiales québécoises ou canadiennes aux politiques américaines, accompagnés de remarques annonçant leur départ pour Montréal. Tous deux ont des emplois stimulants à Manhattan, mais le cout de l’accès à la propriété, les longues heures de travail et le trajet quotidien pour se rendre au bureau, la courte durée des congés parentaux et l’absence d’un réseau de garderies publiques font qu’ils rêvent à Montréal, comme je rêve à Copenhague, Stockholm et Helsinki. En plus, ils connaissent mieux que moi la scène musicale indépendante montréalaise et, même s’ils ne l’admettront qu’à leur corps défendant, ils préfèrent les bagels montréalais à leurs rivaux new-yorkais (comme toute personne honnête).

Le Québec n’est pas un paradis social-démocrate pour autant. Un pourcentage encore trop élevé de la population—15%?—ne peut utiliser les leviers de la mobilité sociale ascendante. Le filet de sécurité sociale qui leur permet d’éviter la précarité extrême ne s’est pas trop effiloché dans les dernières années, mais le train de l’ascension sociale ne s’arrête pas à leur station. Bien que leur destin ne soit pas complètement prédéterminé, les chances qu’ils ont de se réaliser pleinement sont trop restreintes. C’est là, à mon avis, l’un des chantiers toujours en cours de la Révolution tranquille. Des programmes visant la petite enfance—du suivi prénatal aux CPE en passant par l’empowerment des familles les plus vulnérables—sont les plus susceptibles d’être efficaces pour contrer ce phénomène de reproduction de la pauvreté et de la précarité. Le progrès, pour le Québec d’aujourd’hui, serait entre autres d’en faire plus de ce côté sans pour autant augmenter le fardeau fiscal des prochaines générations. Peu importe ce qu’en disent les historiens et les sociologues, je serai prêt à fermer le livre de la Révolution tranquille une fois que nous aurons progressé encore davantage sur le plan de l’égalité des chances. Je ne retiens pas mon souffle, mais être exposé jour après jour à la compétence et à la bienveillance des éducatrices du CPE que fréquente ma fille dans Centre-Sud me permet de garder un peu d’espoir. Les enfants, qui viennent de tous les milieux, sont bien nourris, stimulés et aimés. C’est beaucoup.


Rien ne nous garantit que nos échecs et nos apories ne sont que les ruses d’une histoire qui chemine nécessairement et rationnellement vers le progrès.

Le capitalisme nous offre tous les jours le spectacle de ses contradictions internes, mais l’image d’une société égalitaire immunisée contre les relations de domination est davantage une lubie qu’un horizon.


Ce n’est pas être catastrophiste de penser que demain pourrait être pire qu’aujourd’hui. L’avenir est ouvert, tant au progrès qu’à la stagnation et à la régression. Marx a toujours la cote aujourd’hui, mais pas l’hégéliano-marxisme: rien ne nous garantit que nos échecs et nos apories ne sont que les ruses d’une histoire qui chemine nécessairement et rationnellement vers le progrès. Le capitalisme nous offre tous les jours le spectacle de ses contradictions internes, mais l’image d’une société égalitaire immunisée contre les relations de domination est davantage une lubie qu’un horizon.

Nous sommes donc maintenant sagement sceptiques quant au Progrès avec un «p» majuscule. C’est l’une des leçons les plus importantes du «court 20e siècle». Mais sommes-nous tellement désenchantés que tout ce qui se présente comme un progrès ne peut que relever de la compromission avec un «système» moralement corrompu?

On reproche souvent à la gauche réformiste d’être complaisante ou résignée par rapport au statu quo, voire de le défendre sournoisement. Il faut juger au cas par cas, mais cette attaque ne relève souvent que du procès d’intention. Je préférerai toujours infiniment plus l’attitude, par exemple, d’un Paul Krugman, qui s’est montré un critique tenace de l’administration Obama, que celle d’un Chris Hedges, incapable de faire la part des choses et de reconnaitre les bons coups de cette administration, ainsi que les formidables contraintes auxquelles elle devait faire face. Alors que Krugman a encouragé Obama à aller plus loin—à adopter un plan de sauvetage et de stimulation de l’économie plus gros, à s’opposer aux Républicains avec plus de pugnacité en ce qui concerne la régulation des institutions financières, les politiques d’austérité et les impôts des riches—Hedges opinait plutôt qu’Obama est le digne représentant (plus précisément le «poster child») de l’«hypocrisie de la classe progressiste», et qu’il n’y avait plus rien de bon à attendre de la politique électorale. Peu importe que 32 millions d’Américains de plus aient maintenant accès à une assurance-maladie, Obama et Romney, c’est du pareil au même. Si c’est ça être progressiste, je descends à la prochaine station.

La gauche ambitieuse et volontariste n’a pas à abandonner ses projets de transformation sociale plus radicaux—ces derniers sont nécessaires à l’imagination progressiste. Elle pourrait toutefois aussi en faire davantage pour soutenir les victoires partielles qui nous font cheminer—souvent trop lentement—vers un monde (un peu) meilleur. Et pour reconnaitre que des gains d’un côté peuvent entrainer des pertes de l’autre. Il ne sera jamais trop tard pour reprendre la discussion démocratique par la suite. Dans un contexte où la droite québécoise s’autoexamine et cherche à se définir, il est impératif que la gauche se soumette au même exercice.

Il serait triste que nous perdions la capacité de reconnaitre le progrès là où il se pointe, même de façon ombragée. La Suède ne s’est pas construite en un jour. Entre l’indifférence et la table rase, il reste toujours la possibilité de se battre pour des progrès modestes mais bien réels. 


Jocelyn Maclure est professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval et coéditeur de Nouveau Projet et de Documents. Il a entre autres publié, avec Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience (Boréal/La Découverte, 2010).

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