Des antidépresseurs ou une vache?
Près de 17% des Québécois ont eu recours aux antidépresseurs en 2022. Avec la pénurie de psychiatres et de psychologues, tant au public qu’au privé, nul doute que la tendance n’est pas en voie de se renverser.
Dans la lignée des femmes noires qui ont pris parole pour dénoncer leur agresseur (comme Anita Hill et Nafissatou Diallo), Kharoll-Ann Souffrant s’adresse à toutes celles qui, comme elle, ont survécu à la violence. Dans son essai paru aux Éditions du remue-ménage, elle pose une question fondamentale.
Le mot «privilège» provient du latin privilegium et privus, qui signifient «particulier», et de lex ou legis, qui signifient «loi». Ainsi, selon le Larousse, un privilège est ce que l’on considère comme un avantage particulier, une faveur, ou encore, un droit. Dénoncer fait référence au fait de signaler. Le privilège de dénoncer désignerait un soi-disant avantage qu’auraient les victimes-survivantes au sein de nos sociétés depuis que le mot-clic #MeToo est devenu viral en octobre 2017 dans la foulée du scandale Weinstein à Hollywood. Les victimes-survivantes seraient crues sur parole dès qu’elles expriment avoir vécu des violences sexuelles et entraîneraient «l’annulation» de personnalités publiques.
À vrai dire, l’expression «privilège de dénoncer» est pour moi une boutade, pour tourner en dérision l’idée voulant que les personnes survivantes, à l’ère du mouvement #MeToo, domineraient le monde et feraient l’apologie de la culture de l’annulation. Pour être plus claire, je considère que le privilège de dénoncer n’existe pas. Il est illusoire. Bien qu’il y ait eu une évolution depuis les vagues de dénonciations de violences sexuelles, notamment en raison des conversations qu’elles ont pu susciter, j’estime que dans le fond, les choses ont très peu bougé pour les personnes survivantes. Si des individus ont pu être touchés sur le plan personnel par la déferlante de témoignages de survivantes, la fabrique et le modus operandi des institutions, qu’elles soient politiques, médiatiques, juridiques, communautaires et scolaires, sont demeurés quasi intacts, et ce, malgré le raz-de-marée #MeToo.
Ma réflexion quant au privilège de dénoncer a débuté vers le secondaire 2. Une élève, compagne de classe blanche, a dévoilé avoir subi des violences sexuelles de la part d’un autre élève.
La réprobation envers elle fut sans équivoque. On l’a traitée de menteuse qui voulait de l’attention. Devant l’animosité à son égard, elle a ravalé son histoire et n’en a plus jamais reparlé. Je suis persuadée que nombre de ceux qui fréquentaient notre école ont complètement oublié cette histoire. Pas moi. Elle m’a profondément marquée.
Je ne savais pas ce qu’était la culture du viol.
Je ne savais même pas ce qu’était le féminisme.
Je n’étais pas encore une survivante.
Mais je me souviens de m’être demandé très clairement: Pourquoi on ne croit pas une personne qui affirme avoir été victime d’un crime?
Je ne pouvais pas penser à un autre type de crime pour lequel la réprobation sociale était si définitive et sans équivoque.
Je me rappelle où j’étais lorsque j’y réfléchissais. Dehors, dans la cour d’école, par une journée ensoleillée.
Et dans mon silence plein, en observant les élèves, quelque chose au fond de moi a compris qu’elle disait la vérité.
J’ai rendu hommage à cette adolescente dans mon mémoire de maîtrise. Je l’ai aussi fait lors du concours de vulgarisation scientifique au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Dans ma présentation audio, «À la défense des survivantes d’agressions sexuelles1K.-A. Souffrant, «À la défense des survivantes d’agressions sexuelles», Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, 11 avril 2019», je racontais l’histoire de Justine (nom fictif) et expliquais qu’elle est à l’origine de mon intérêt pour cette question.
C’est que ça fait longtemps que cette énigme me trouble.
Et je comprends pourquoi aujourd’hui.
À vrai dire, l’expression «privilège de dénoncer» est pour moi une boutade, pour tourner en dérision l’idée voulant que les personnes survivantes, à l’ère du mouvement #MeToo, domineraient le monde et feraient l’apologie de la culture de l’annulation.
Dévoiler des violences sexuelles, en passant ou non par les canaux officiels, est très ardu. Nous mettons beaucoup d’énergie collectivement à réparer et à parfaire le système de justice criminelle. Or, ce système fonctionne comme il est censé fonctionner: au détriment des personnes qui n’ont jamais participé à sa création, soit les femmes, en particulier les femmes autochtones, racisées et noires. Il est d’emblée bancal. Il y a des limites à tenter de perfectionner ce système. On ne pourra pas trouver la liberté à coups de réformes et de formations. Pour moi, il s’agit d’une solution partielle qui ne permet pas d’appréhender le problème dans toutes ses dimensions.
La méfiance envers le système de justice est souvent invoquée comme la raison principale du manque de condamnation criminelle. Les victimes ne dénonceraient pas par manque de confiance envers la police et le système judiciaire. Il faudrait donc améliorer le système de justice pour que les victimes dénoncent «en bonne et due forme». Or, le problème qui nous préoccupe ici dépasse largement les institutions judiciaires et est beaucoup plus profond. Se concentrer strictement sur le système judiciaire, c’est passer à côté du fond du problème. C’est éviter de faire face à l’hécatombe qui ravage tant de personnes survivantes. C’est une manière de ne pas écouter leur expertise et de ne pas les placer au centre des processus qui les concernent directement. Plusieurs survivantes noires, racisées et autochtones ont développé une expertise militante en ce qui a trait à la justice réparatrice et transformatrice en matière de violences sexuelles. Il faut être visionnaire, faire preuve d’audace et de courage, et bâtir une autre définition de ce qu’on entend par la «justice». Tenons compte des perspectives des femmes les plus marginalisées pour nous sortir de cette impasse.
Doctorante en service social à l’Université d’Ottawa, Kharoll-Ann Souffrant est née à Montréal en 1992 de parents haïtiens. Ses travaux de recherche portent sur l’interaction entre le genre, la misogynoire, les violences sexuelles et le militantisme féministe. Elle s’intéresse à la marginalisation des Afro-descendantes au sein du mouvement #MeToo.
Pour aller plus loin
Le privilège de dénoncer, un livre de Kharoll-Ann Souffrant paru aux Éditions du remue-ménage
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