Les deux (autres) solitudes

Marci McDonald
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Idées

Les deux (autres) solitudes

Extrait de l’avant-propos du livre Le facteur Armageddon, La montée de la droite chrétienne au Canada (Stanké, 2011), dans lequel la journaliste et auteure Marci McDonald constate la présence de deux sociétés distinctes dans le Canada de Stephen Harper.

À mon retour au Canada, en 2002, j’avais eu un véritable choc en constatant que le discours militant du mouvement atteignait maintenant le nord de la frontière. Tandis que les esprits s’échauffaient autour des droits des homosexuels et du mariage entre conjoints de même sexe, le ton des interventions sur les lignes ouvertes canadiennes était presque aussi

incendiaire qu’aux États-Unis. Des versions locales des flamboyants évangélistes du Sud gagnaient en popularité, en faisant entendre sans répit les mêmes appels polémiques aux barricades politiques que je croyais avoir laissés derrière moi en quittant Washington. Étonnamment, ils ne cachaient aucunement leurs liens avec leurs frères américains, faisant même étalage de leurs relations étroites avec Falwell et Robertson, tout en implantant des bases institutionnelles à Ottawa, comme leurs homologues l’avaient fait trente ans plus tôt dans la capitale américaine. Quand mes amis et collègues balayaient du revers de la main l’idée qu’une droite religieuse pourrait s’enraciner dans le sol si évidemment centriste de ce pays, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler la façon similaire dont on niait ce genre de choses, dans le New York Times et le Washington Post des années 1980. La version canadienne ne ressemblait peut-être pas encore à son modèle américain, mais elle mettait les bouchées doubles pour combler ses trois décennies de retard. S’il y a une personne qui ne doute pas du potentiel du mouvement, c’est Stephen Harper, qui en a tiré quantité d’avantages politiques. Responsable d’une stratégie électorale lui ayant assuré l’allégeance de cette base évangélique, il a utilisé des politiques sociales conservatrices pour renforcer les bases de son Parti conservateur renouvelé, au-delà des limites ethniques ou religieuses. Tout comme Reagan avait, en son temps,

fourni l’accès et les ouvertures règlementaires qui avaient transformé les télévangélistes en acteurs importants du monde politique de Washington, Harper a fait de même à Ottawa, où un petit groupe d’activistes chrétiens conservateurs étroitement liés à son gouvernement a remporté une série de concessions, tant au chapitre des politiques que des nominations. Des concessions qui visent à transformer le paysage politique canadien de manière difficilement réversible.

Quoi qu’il en soit, quand on regarde la manière dont Harper a courtisé la droite religieuse émergente dans le pays—une coalition qui ne se limite pas aux seuls chrétiens—, il n’est pas étonnant que les médias n’aient pas remarqué les indices de son influence croissante. Harper a pris grand soin d’être d’une très grande discrétion dans ses efforts auprès de cette clientèle et, s’inspirant de lui, plusieurs évangélistes canadiens ont appris à manœuvrer à couvert, en multipliant les faux-fuyants. En suivant l’émergence de cette force religieuse conservatrice, il m’est rapidement apparu que je naviguais dans une culture parallèle qui venait donner un tout nouveau sens à l’idée des deux solitudes. Comme le romancier Hugh MacLennan avait tracé le portrait de deux sociétés distinctes, séparées par la langue, la culture et la géographie, je voyais que j’étais aux prises avec deux visions du monde radicalement opposées. D’un côté se trouvent ceux qui vivent dans ce qu’on voit comme les courants dominants—des gens avertis, laïques, urbains, qui supposent avec suffisance que tout le monde, confronté aux faits, partagerait leur esprit de tolérance et leurs gouts en matière de télévision. De l’autre côté, on retrouve un univers conservateur chrétien de plus en plus autarcique, largement installé dans des avant-postes ruraux ou suburbains, qui croient que le monde s’en va au diable et se prépare à ce scénario ordonné par Dieu lui-même. Plusieurs de ces croyants vivent avec bonheur dans une bulle de foi qu’ils ont largement créée de leurs propres mains. Leurs enfants grandissent dans des écoles religieuses privées, en participant à des rassemblements de jeunes pour le renouveau de la foi, avec du rock chrétien dans leurs iPods et des best-sellers évangéliques dans leurs bibliothèques. Leur vie tout entière passe par le prisme des prêcheurs, que ce soit en personne ou par le nombre croissant de médias chrétiens où les opinions de prophètes autoproclamés peuvent avoir autant de poids que des jugements de la Cour suprême.

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Une fois qu’ils auront obtenu un diplôme universitaire et trouvé un emploi—peut-être au sein du gouvernement—, ils n’auront probablement jamais mis le pied dans le système scolaire public et n’auront qu’une vague connaissance de cette société laïque pour laquelle ils n’ont que du mépris. Cet apartheid culturel n’a rien de surprenant pour ceux qui ont pris le temps de voyager dans les Bible Belts, ces zones très religieuses du pays, de la vallée du fleuve Fraser, en Colombie-Britannique, aux rives verdoyantes du fleuve Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, en passant par les vastes prairies du sud de l’Alberta. Ici, dans ces contrées où 64% des Canadiens déclarent croire en Dieu, tandis que 31% se décrivent comme born-again, on voit se développer une vaste et florissante culture chrétienne parallèle, une culture dont les effets sont pour l’essentiel négligés par ceux qui prennent le pouls de la nation. Dispersée et souvent hargneuse, impossible à catégoriser clairement dans des cases religieuses précises, cette culture est peut-être privée d’un porte-parole principal ou d’une structure fédératrice, mais ses membres se retrouvent de plus en plus liés autour des écoles chrétiennes, des groupes de prière et des réseaux sociaux qui se forment à la vitesse de l’éclair sur l’internet.

C’est peut-être une des raisons pour lesquelles la force croissante du mouvement évangélique échappe régulièrement à l’attention extérieure. Ma cousine, qui a vécu toute sa vie à Calgary, n’avait jamais entendu parler de la Centre Street Church, une des plus grandes paroisses du pays et un exemple particulièrement significatif de ces mégaéglises à l’américaine. Puis, un dimanche, elle m’a accompagnée dans le quartier nord-est de la ville, où nous sommes tombées nez à nez avec cet imposant édifice—tel un magasin à grande surface surmonté d’une croix blanche géante au beau milieu d’une zone industrielle désolée. L’immense stationnement adjacent affichant complet, un groupe de bénévoles dirigeait les voitures vers la cour du garage voisin, confirmant ainsi que l’église de 2 400 places était déjà pleine pour le deuxième des trois offices du jour. À l’intérieur, passé un atrium caverneux qu’on aurait pu confondre avec un terminal aéroportuaire et où l’on trouvait un immense comptoir d’information, une garderie et un café appelé le Common Ground, le pasteur en chef Henry Schorr dirigeait un office étonnamment traditionnel, animé par une grande chorale et un petit orchestre, sur une scène assez vaste pour accueillir un spectacle de Broadway.

Il y a toutefois une autre raison qui explique l’invisibilité de la communauté évangélique: son identité changeante. Nous ne sommes plus au temps où les chrétiens conservateurs étaient seulement des descendants d’anabaptistes et de calvinistes qui avaient fui les persécutions en Europe. Dans une étude de 2002, un sociologue de l’Université de Lethbridge expliquait que, contrairement à ce que l’on suppose habituellement, un bon tiers des nouveaux immigrants canadiens sont des chrétiens, souvent originaires de Corée, des Philippines et d’Afrique, où le pentecôtisme est porté sur les ailes du renouveau spirituel. Un peu partout, des congrégations chinoises comptent plusieurs milliers d’adhérents, qui assistent à des offices donnés principalement en cantonais et en mandarin. L’une des plus grandes d’entre elles, la Richmond Hill Chinese Community Church, au nord de Toronto, vient de compléter un troisième agrandissement, une nouvelle incarnation en briques rouges qui accueille plus de quatre mille fidèles par semaine. À quelques kilomètres de là se trouve l’époustouflant sanctuaire de la Scarborough Chinese Baptist Church, une structure élancée en arcsboutants qui peut accueillir 1 600 personnes et qui a remporté un prix d’architecture. Certaines de ces congrégations évangéliques chinoises sont si riches que l’une d’entre elles est venue à la rescousse de la Maison nationale de prière en fournissant la mise de fonds nécessaire pour la création de son quartier général d’Ottawa. 

En faisant mes recherches de correspondante de guerre culturelle, je ne pouvais faire autrement que de conclure que la communauté évangélique canadienne ne correspondait à aucun cliché. Bien qu’une bonne partie de la droite chrétienne soit ancrée dans les petites villes canadiennes, elle peut aussi compter sur une poignée de géants de l’industrie qui financent discrètement l’expression de leur foi dans le domaine politique. C’est sur un terrain d’une quinzaine d’hectares à Surrey, en Colombie-Britannique, que Jimmy Pattison, le milliardaire et trompettiste considéré comme l’homme le plus riche de la province, a fait construire la Pacific Academy, une version pentecôtiste du Upper Canada College, dont les 1 400 étudiants sont admissibles au baccalauréat international et à un programme de télécommunications qui se concentre autour des propres studios de radio et de télévision de Pattison.

À titre de propriétaire de la plus importante entreprise d’affichage du pays, le milliardaire a aussi financé la campagne publicitaire du programme Alpha, qui enseigne les fondements du christianisme dans des sous-sols d’église et des salles de conférence de Bay Street. À une demi-heure à l’est de Pacific Academy, on retrouve la Trinity Western University, la plus grande institution chrét-ienne universitaire au Canada, qui profite des largesses de bienfaiteurs évangéliques -comme le magnat du camion-nage -ontarien Del Reimer, lequel a injecté plusieurs millions de dollars dans la fondation d’un centre estudiantin qui -porte son nom. Mais celui qui possède le plus d’influence politique est le très discret Reg Petersen, un ancien magnat des maisons de retraite et candidat du Parti réformiste originaire de Cambridge, en Ontario. La fondation Bridgeway créée par Petersen finance au moins deux douzaines de projets religieux par année, offrant des subventions au Christian Legal Fellowship et au groupe de réflexion de Focus on the Family, à Ottawa, deux organismes visant à permettre aux chrétiens de jouer un plus grand rôle au sein des gouvernements.

En recensant les forces qui mènent globalement la droite religieuse canadienne, j’ai aussi mis l’accent sur une faction que j’appelle les «chrétiens nationalistes», un groupe militant charismatique a priori marginal, lié aux conservateurs de Harper, qui ont gagné une influence démesurée par rapport à leur nombre. En plus de contribuer à redéfinir la politique étrangère, la fonction publique et les tribunaux, cette faction met tout son poids derrière toute une série de politiques sociales conservatrices considérées comme des bases essentielles pour pouvoir refaire du Canada un pays distinctement chrétien.

Bien que ces nationalistes chrétiens nient avoir un tel programme, ils vantent ouvertement l’idée d’un gouvernement mené par et pour les croyants, en fonction de principes bibliques qui auraient le dessus sur les jugements des tribunaux séculiers. Si leur discours peut paraitre inoffensif ou même chaleureusement patriotique—leurs rassemblements sont ornés de feuilles d’érable et soulignent des jalons de l’histoire nationale—, la vision du Canada dont ils font la promotion est à la fois rétrograde et discriminatoire. Sous leur gouverne, le multiculturalisme serait évacué du cadre politique, au profit d’une philosophie sociale conservatrice exclusive, tandis que la laïcité—qu’ils voient non pas comme un élément de neutralité interconfessionnelle, mais comme une religion en soi—serait remplacée par l’enchâssement de la foi chrétienne en tant que croyance officielle de la nation.

Ce mouvement nationaliste en pleine croissance tire son énergie de la foi de ses membres, convaincus que la fin des temps annoncée dans l’Apocalypse est proche. Parés pour une fin du monde imminente, ils se donnent le devoir d’assurer au Canada un rôle unique, prescrit par les Écritures, en ces jours précédant le second avènement du Christ—et leurs idées s’arrêtent à peu près là. Cette obsession pour les préparatifs des derniers jours explique probablement pourquoi un millier de jeunes évangélistes ont pu se rassembler à Stanley Park, à Vancouver, en lançant des appels passionnés pour la fin de l’avortement et des relations sexuelles avant le mariage, tout en ignorant les dangers des changements climatiques. Pour eux, l’essentiel de l’évangélisme consiste à sauver des âmes pour la «moisson» finale, plutôt que de combattre les dangers qui menacent un monde de toute façon condamné. 

Cette vision du monde explique aussi leur soutien envers une politique étrangère qui favorise les forces les plus belliqueuses et expansionnistes d’Israël, aux dépens de la paix au Moyen-Orient. Soutenus par un lobby sioniste chrétien de plus en plus présent partout dans le monde, ils sont convaincus que la fin des temps prophétisée par la Bible adviendra seulement après que le royaume des Juifs aura retrouvé sa puissance du temps de l’Ancien Testament, et que la bataille d’Armageddon contre les forces de l’Antéchrist aura eu lieu sur les plaines entourant Jérusalem.

Ce scénario apocalyptique, tout droit sorti d’un roman, est en fait défendu à Ottawa par un groupe de conservateurs chrétiens agressif et bien organisé, de plus en plus lié au gouvernement conservateur. Le degré d’accomplissement de leurs desseins politiques pourrait être fortement affecté par la capacité des Canadiens à se rendre compte que, lentement et en secret, le système politique se voit récupéré par une vision extrême de la chrétienté—une vision définie par ce que j’appelle «le facteur Armageddon».

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