Martha

Ugo Monticone
Photo: Hans Veth
Publié le :
Récit de voyage

Martha

Dans un sanctuaire reculé du Myanmar, un voyageur se lie d’amitié avec une éléphante. Ce texte a remporté la troisième position au concours de récits de voyage organisé par Nouveau Projet.

Je salue une dernière fois la fillette, ma voisine. Ses parents me sourient en quittant les bancs en bois de ce camion dont la boite arrière a été convertie en autobus. Nous revenons du Rocher d’Or, une énorme pierre sacrée de trois fois ma hauteur, posée en équilibre miraculeux au-dessus d’une falaise de 1 200 mètres. Qu’il était beau, le coucher de soleil qui embrasait la roche dorée! 

Selon la légende, elle serait maintenue debout, à un pas du vide, grâce à un cheveu de Bouddha situé entre le rocher et la montagne. Chaque pèlerin·e a comme objectif de coller une fine feuille d’or sur sa paroi. La répétition de ce geste rituel au fil des siècles fait en sorte qu’aujourd’hui, l’immense pierre brille de mille feux. Je me demande si, un jour, le poids de l’or la fera basculer dans le néant. D’ici là, et depuis 2 500 ans, elle est vénérée. 

Historiquement, le pèlerinage vers le Rocher d’Or était difficile. Aujourd’hui, les camions-autobus parcourent si rapidement la route en lacet qu’on devient rapidement intime avec nos voisin·e·s. Nous glissons de droite à gauche sur les longs bancs de bois. Ma jeune voisine et moi avons passé la descente à rire tellement ces courbes prises à toute vitesse sont surréalistes. 

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Une délégation de moines bouddhistes m’entourent après leur descente du camion. Ils veulent prendre une photo avec moi. Ils sont tous vêtus de leurs toges safran, et j’ai l’impression d’être dans un party costumé où je suis le seul qui n’a pas été averti.

Fin des photos, fin du moment, retour à la solitude. 

Je suis un étranger au cœur du Myanmar, qui ne comprend pas la langue… Loin de mes racines latines, je peux passer des jours entiers sans parler. La plus simple des communications, comme faire comprendre que j’aimerais un bol de soupe, devient la plus grande des victoires. Et même si, finalement, on me sert un bol de riz aux tripes plutôt que la soupe au poulet que j’espérais, cette communication défiant les barrières culturelles est euphorisante.

Je retourne vers ma chambre. Je crois entendre de la musique, accompagnée de conversations animées en birman: un minibar au cœur du village. C’est essentiellement un comptoir en forme de U autour duquel des clients sont installés. Le barman trône au centre avec ses bouteilles. Je décide de m’y aventurer. L’endroit est sombre, on distingue à peine les visages éclairés par des chandelles. Il ne reste qu’une place de libre. Elle est pour moi. 

La forme du comptoir fait en sorte que nous sommes tous assis les uns face aux autres, rassemblés autour des bouteilles. On me salue de la tête et les conversations reprennent. 

– ဘာသောက်ချင်လဲ, me demande le serveur.

– Euh…

Je pointe le verre de mon voisin. Tous les clients boivent un liquide légèrement visqueux et translucide qui semble être de l’alcool de riz. À Rome, on fait comme les Romains. Ma gorgée me brule tellement l’œsophage que je me demande comment le verre n’a pas fondu.

La plus simple des communications, comme faire comprendre que j’aimerais un bol de soupe, devient la plus grande des victoires.

Un homme saisit une guitare acoustique et commence à chanter. C’est certainement une chanson du pays puisque d’autres voix accompagnent la sienne. Je les écoute, le sourire aux lèvres, en battant la mesure de la tête. 

Le serveur vêtu d’une chemise colorée veille à ce que les verres soient toujours pleins. Lorsque la chanson se termine, l’homme à la guitare me tend l’instrument. Mon cerveau fige. Une seconde plus tôt, j’étais invisible, simple spectateur anonyme d’un épisode de la chaine National Geographic mettant en scène un groupe d’hommes birmans dans leur quotidien. Puis, soudainement, l’un des personnages s’adresse à moi. Un protagoniste du documentaire me parle, le quatrième mur est tombé. Ah oui, c’est vrai, je suis ici parmi vous. Ça me prend un moment pour le réaliser.

Pourquoi me tend-il la guitare? Est-ce qu’il pense que tous les gens de l’Occident savent en jouer? Toujours est-il que je connais effectivement quelques accords simples. Je cherche sur l’internet des partitions. Sans savoir pourquoi, je tape «Beatles». «Hey Jude» apparait en haut de la liste. Je commence à chanter faiblement. Les hommes ont repris leurs conversations. C’est parfait. Je suis pleinement satisfait de mon rôle de musique d’ambiance en arrière-plan. 

Même si je maltraite affreusement la chanson sur cette guitare désaccordée, c’est quand même une performance épique compte tenu du contexte. Subtils mais présents, quelques «Hey Jude» se glissent pour me soutenir. Choristes anonymes. 

«Hey Jude, don’t make it bad.

Take a sad song and make it better.

Remember to let her under your skin,

Then you’ll begin to make it

Better better better better…»

Et là, le miracle se produit. J’entame discrètement les «na na na nananana». Une voix, puis une autre, puis une autre se joignent à moi, jusqu’à ce que toutes les conversations se taisent. Dans un élan mêlé de sympathie pour mes talents limités, des habitués du bar, y compris le serveur, m’accompagnent en chantant les «na na na nananana». Pas en levant les bras, briquets allumés, en dansant sur leurs tabourets. Mais quand même, tous en chœur. Je prolonge le moment autant que faire se peut. «One more time ! Na na na nananana…» 

Puis je passe la guitare, essayant de dissimuler mon sourire.

Mon voisin de bar m’annonce, avec le traditionnel «Where do you come from?», qu’il parle un peu anglais. «Did you visit the elephant sanctuary?»

L’éléphant est l’emblème national du Myanmar, l’animal par excellence. Mais bien que j’adore ces pachydermes et que je sois fasciné par eux, j’ai entendu trop d’histoires d’horreur sur les «elephant tours» pour ignorer le fait que ces mastodontes sont maltraités. 

On dit que pour être dressés, les éléphants subissent un rituel cruel qui consiste à les battre, torturer, affamer et priver de sommeil. Les éléphanteaux sont séparés de leur mère et enfermés dans une cage qui immobilise leurs membres, puis ils sont frappés aux endroits les plus sensibles afin de les soumettre complètement à l’humain. Participer à des randonnées à dos d’éléphant en tant que touriste revient à soutenir une entreprise qui leur inflige de véritables tortures, sans aucune éthique. 

Cependant, mon voisin de bar, Bo Zin, m’apprend qu’il est biologiste dans un sanctuaire d’éléphants.

Il m’apprend qu’au Myanmar, jusqu’en 1990, les entreprises coloniales britanniques se sont emparées d’énormes étendues forestières et ont amassé des fortunes colossales grâce au bois transporté par les éléphants. Le pays abritait la plus importante population d’éléphants captifs d’Asie. Ces mammifères remorquaient les troncs de tek coupés au milieu de la jungle pour les mener jusqu’aux rives du fleuve. 

Son sanctuaire accueille des éléphants à la retraite qui ont travaillé toute leur vie. À présent, leurs journées consistent à se reposer et à se faire soigner. Ils le méritent bien. Les visiteur·euse·s peuvent participer en les lavant et en les nourrissant, mais c’est tout. Pas de tour à dos d’éléphant. «They are not circus animals!» s’exclame Bo Zin. Il m’apprend que les éléphants sont respectés en tant qu’êtres sensibles et que le sanctuaire s’engage à leur offrir une vie paisible et sans cruauté. L’argent généré par les touristes permet de soutenir ces activités.

«But you had to reserve!» Bo Zin me fait savoir que pour visiter le sanctuaire, il faut réserver des jours, voire des semaines à l’avance. La présence humaine est limitée.

«It is not graveDe toute manière, je prévoyais quitter ce village demain. D’autres destinations m’appellent.

«I can ask my boss», poursuit-il en saisissant son téléphone. Après avoir expliqué à son patron comment il m’a rencontré (je l’entends murmurer un petit «na na na nananana»), il me donne rendez-vous ici, devant le bar, le lendemain matin à 7h30. Moi qui aurais dû réserver des semaines à l’avance, je réalise que c’est grâce à Paul McCartney et John Lennon que j’obtiens une place.

Je termine mon verre, je retourne à ma chambre, je m’allonge, je ferme les yeux, j’ouvre les yeux, il est 7h. Time to go. Le soleil se lève, le village est fantôme. Mais devant le bar, Bo Zin m’attend dans ses habits de biologiste. 

Une camionnette vient nous chercher. Assis dans la boite arrière, je comprends que c’est la navette qui passe cueillir les employé·e·s. 

Au sanctuaire, un petit sentier bordé de bambous nous accueille. Un élégant pont lune enjambe une rivière. Le chemin serpente à travers une plantation de bananiers, tandis qu’à l’horizon se dressent de charmantes petites montagnes, couvertes d’une végétation dense. 

Bo Zin m’explique comment il veille sur la santé des pachydermes, comment il analyse leurs selles pour en détecter toute anomalie (et quelles selles!). Puis il m’invite à nourrir l’un des éléphants. Il me pointe un abri recouvert de paille. Ils sont là, à l’ombre, majestueux dans la grâce de leur âge. 

Je m’approche de Martha, la doyenne du groupe. À 65 ans, elle a passé toute sa vie à travailler avec des humains, pour des humains. Elle a effectué des tâches qu’elle ne pouvait comprendre, comme transporter des arbres fraichement abattus et témoigner de la destruction des forêts. 

Et la voici à sa retraite. Cette fois, ce sont les humains qui travaillent pour elle.

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Je prends un tronc de bananier tout juste coupé, encore juteux, et j’en présente un morceau à Martha. Elle ouvre sa bouche, mais je recule instinctivement, trop surpris par cette mécanique buccale baveuse qui vient de s’enclencher, avec de grandes dents en plus! Impatiente face au petit nouveau inexpérimenté que je suis, elle avance sa trompe et saisit le morceau entre mes mains avant de l’engloutir. Pas de temps à perdre, elle a faim. Bo Zin m’apprend qu’elle doit manger 360 kilos de nourriture par jour. Je comprends mieux son impatience.

Je m’améliore de morceau en morceau, lui livrant son repas directement à sa bouche. Quel service personnalisé, tout de même! Je prends confiance et la caresse sous l’oreille. Elle semble me faire un clin d’œil. Je m’étonne de me sentir aussi à l’aise, drôle d’impression que d’être connecté à un être vivant qui pèse quatre tonnes. Je dois quand même faire gaffe qu’elle ne me pile pas sur le pied. 

Bo Zin m’apprend qu’un éléphant peut courir jusqu’à 20 kilomètres à l’heure, mais qu’il est incapable de sauter en raison de la structure de son squelette. Avec sa trompe, qui pèse environ 100 kilogrammes, il peut soulever des poids allant jusqu’à une tonne. 

«Martha peut facilement vivre jusqu’à 70 ans puisqu’elle est en bonne santé», ajoute-t-il. 

Cinq années de retraite en perspective. Autant en profiter: c’est l’heure du bain. J’accompagne Martha jusqu’à la rivière. Une plage nous permet d’entrer progressivement dans l’eau claire et fraiche. Martha est tellement heureuse qu’elle se couche dans la rivière avant de se redresser. 

Bo Zin me tend une brosse. Puisque c’est une vieille dame, j’éprouve une certaine timidité. J’entre dans l’eau jusqu’aux cuisses et je frotte son flanc. Elle soulève sa queue et commence à uriner. Un flot qui semble infini. Je sors précipitamment de l’eau. Est-ce un message? Heureusement, la rivière a un bon courant. J’y retourne en trouvant quand même l’eau plus chaude.

Avec un petit fagot d’écorce d’acacia, je frotte énergiquement la peau du paisible poids lourd. L’acacia forme une mousse semblable à du savon et je lui lave la tête. Est-ce que je frotte trop fort? Pas assez? Est-ce que ça lui fait du bien? En guise de réponse, elle m’arrose d’un puissant jet d’eau tout droit sorti de sa trompe. Elle semble rire. C’est un jeu. Elle joue avec moi. Je l’arrose à mon tour. 

Son œil se pose sur moi. Il est immense, imposant, son regard est puissant. Sa peau ridée couverte de poils drus est semblable au cuir. Ses pattes ressemblent à des troncs. Et son immense œil noir qui rencontre mon regard.

Mon intention est bonne. Malgré ce que d’autres humains lui ont fait subir, elle me donne une chance. Martha s’incline légèrement et plie sa jambe, créant ainsi un escalier pour que je puisse grimper et lui laver le dos. Je ne veux pas m’imposer, mais c’est pour son propre bain… euh, bien. 

J’essaie de me faire le plus léger possible (ça se passe dans ma tête). C’est haut. Je m’installe et frotte. Je me demande ce qu’elle ressent à travers sa peau épaisse, quels endroits la chatouillent ou sont sensibles. Sans que je m’en rende compte, elle remplit à nouveau sa trompe d’eau et me surprend d’une incroyable douche. Je crois percevoir un spasme de rire dans sa respiration.

Je ressens le déclic soudain. Des décennies d’expérience, de souffrances, mais aussi de bonheurs qui se connectent à moi par l’entremise de cette éléphante sage, et moi, l’apprenti-sage. Dans son regard et dans son rire, une porte s’ouvre un bref instant, l’espace d’une rencontre. 

Malgré ce que d’autres humains lui ont fait subir, elle me donne une chance. 

Peu importe les différences culturelles, géographiques, linguistiques, que ce soit par une chanson des Beatles ou au fil des jeux dans une rivière, je comprends qu’il est toujours possible de franchir la barrière entre deux êtres vivants, de se connecter profondément au monde qui nous entoure. 

Martha émerge lentement de l’eau, les gouttes ruissèlent le long de son imposante silhouette. Son regard bienveillant se pose une fois de plus sur moi. Dans ce moment magique, elle m’enseigne que la véritable essence de l’humanité réside dans notre interconnexion.


Écrivain, conférencier et globetrotter, Ugo Monticone est un artiste pluridisciplinaire qui a publié une dizaine de récits de voyage, dont des livres numériques interactifs. Il a également présenté ses cinéconférences devant plus de 85 000 spectateurs et spectatrices au Canada et en Europe et exposé des œuvres en réalité augmentée issues de ses voyages dans plus de 25 centres d’exposition à travers la province. À cause de son approche artistique novatrice, Ugo a été nommé Artiste de l’année dans les Laurentides en 2021 par le Conseil des arts et des lettres du Québec.

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