La vie, ailleurs

Julie Dugal
Photo: Alain Beaulieu
Publié le :
Récit de voyage

La vie, ailleurs

De lac en lac, le territoire du nord de la Matawinie et de Mékinac se fait le théâtre d’une histoire d’amour et de dépaysement.

Nous vous présentons ici le texte gagnant de notre concours de récits de voyage 2024.

Considéré dans ce texte

Le canot-camping. L’odeur des conifères. L’immensité du territoire québécois. Les ravages de l’industrie forestière. La nordicité.

Il n’y a plus de réseau cellulaire ni de routes asphaltées. Ici, il n’y a que des chemins de terre, et à chaque épisode de pluies diluviennes, les côtés s’effondrent dans les fossés. Lorsqu’on franchit le poste d’accueil, je comprends qu’on est loin. Loin et profondément enfouis dans une forêt parsemée de lacs à perte de vue. Je regarde les affiches qui parlent de téléphone satellite et d’évacuation en hélicoptère et je me demande si je suis courageuse, ou juste naïve, de venir ici sans crainte avec mon attirail de cartes plastifiées et mon spray antiours expiré depuis trois ans. Alain, lui, est confiant. Il l’est toujours. C’est de lui qu’émane ma bravoure. C’est grâce à lui que je garde mon sang-froid lorsqu’une meute de loups nous signale sa présence ou qu’on découvre des excréments d’ours autour de la tente.

Cet été, mes collègues sont partis un peu partout autour du monde. L’Espagne. L’Allemagne. Le Maroc. C’est comme ça chaque année. Ils prennent un taxi jusqu’à l’aéroport et s’envolent vers l’autre bout de la planète avec leur petite valise à roulettes. Moi, pour me sentir loin, j’ai besoin d’avoir des nuits noires. Des ciels où la Voie lactée se déploie à l’horizon. Au fil de nos expéditions, je me suis beaucoup questionnée sur la notion de dépaysement. Combien faut-il franchir de kilomètres pour aller à la rencontre de l’inconnu? Et si ce n’était pas une question de distance, mais d’environnement? Parce qu’avant ma vie d’aventurière, j’ai visité plusieurs pays d’Europe et j’ai habité à l’étranger, pendant un an, sur la côte de la Méditerranée. Et pourtant, je n’ai jamais ressenti un dépaysement aussi intense et brutal que lors de ma rencontre avec le caractère sauvage de la forêt boréale.

Je traine toujours mon petit carnet avec moi. Je ne relate pas les kilomètres ni les dénivelés. Je cherche à traduire la poésie qui émerge de l’expérience.

La nuit tombée un chevreuil

a couru dans ma direction

nous sommes des bêtes agiles

qui traversent l’obscurité

Nous sommes à 100 kilomètres au nord de Saint-Michel-des-Saints. La vue sur la carte donne le vertige. Ici, tout est bleu et vert, dépourvu de routes et de villages. Tout n’est que lacs et forêts. On quitte le poste d’accueil en direction du lac pour la mise à l’eau. J’ai trouvé très peu d’informations sur ce circuit de canot-camping à cheval entre deux ZEC et les terres de la Couronne, et la dame à l’accueil ne semble pas en savoir davantage. Ici, on vient surtout pour la pêche et la chasse. Les pickups roulent à toute vitesse sur les chemins de gravelle pendant que notre minuscule Kia Rondo se déplace doucement avec son canot sur le toit.

La ZEC du Gros-Brochet me rappelle le lac où j’ai grandi, dans les Hautes-Laurentides, qui portait, lui aussi, le nom de Gros Brochet. Je suis déjà en amour. Avec le territoire, le parfum des conifères, le chant des huards, les bras d’Alain qui fracassent des branches de bois mort pour m’allumer un feu. Notre amour est une histoire de cœur et d’aventure. Il s’est tricoté au fil de milliers de kilomètres de forêts traversées ensemble.


Les bêtes étranges

Les lacs comptent d’innombrables presqu’iles et embranchements de ruisseaux qu’il faut éviter de prendre si on ne veut pas s’y perdre. Alain consulte le GPS pendant que je compare le paysage aux cartes topographiques au fil de notre progression.

Les aigles royaux et les pygargues à tête blanche survolent le ciel à la recherche de proies et nous observent voguer lentement dans ce labyrinthe de lacs. Les huards nous regardent, eux aussi, entre deux plongées sous l’eau pour refaire surface des centaines de mètres plus loin. Ici, nous sommes les étrangers. Les bêtes étranges qui circulent dans un machin qui flotte avec plein de matériel.


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Dans le sillon de l’orage

Ce matin, il faisait beau. Il y avait un grand ciel bleu au-dessus de notre plage de sable fin lorsqu’on prenait notre café à l’ombre des pins gris et on s’est dit «il ne pleuvra pas aujourd’hui», mais le vent s’est levé et le temps de charger le canot, les nuages touffus avaient envahi le ciel.

Deux lacs plus loin, le vent prend de l’ampleur et le grondement du tonnerre se rapproche de nous. On repère une petite ile avec un terrain plat entre les conifères pour installer la tente à l’abri de la tempête.

Du haut de notre ile, la bâche se gonfle comme une voile de bateau. Je me demande si les cordes tiendront le coup. J’en empoigne une de mes deux mains pendant qu’Alain photographie les éclairs qui se déchainent autour de nous.

Au début de notre relation, je parcourais son fil Facebook, fascinée par ses clichés de caribous au sommet du mont Blanche-Lamontagne dans les Chic-Chocs. J’étais persuadée de ne pas avoir cette fibre d’exploratrice en moi jusqu’au jour où je l’ai suivi sur les rives d’un lac en Matawinie et qu’on a monté la tente à la noirceur, pour découvrir des traces de loup autour du campement au réveil.

Avant j’avais peur du cri des bêtes, des craquements de bois, la première fois que j’ai entendu les loups avec toi j’avais la chienne. Je t’en voulais, je voulais juste déguerpir, me mettre à courir, aller me cacher, me réfugier loin de la forêt, près du monde, des maisons dans lesquelles les habitants regardent tranquilles dans leur salon leurs beaux programmes, leurs téléromans, leur Netflix, leur iPad, leurs patentes à gosse. Mon cœur battait dans ma poitrine, je faisais ma brave, je comptais dans ma tête, je récitais l’alphabet, n’importe quoi pour ne pas penser aux films de peur de mon adolescence, les Friday the 13th où tout le monde finissait charcuté dans la forêt

Tu me disais d’éteindre ma frontale et d’écouter les loups

chanter derrière nous

J’ai repoussé mes frontières

Je me demande encore si je pourrais garder mon sang-froid, seule, sans lui.

L’ile est à l’embouchure d’une rivière dans un lac. L’orage stagne depuis deux heures au-dessus de nos têtes et les nuages tournent en rond comme s’ils étaient aspirés par un vortex qui emprisonne l’ile dans le sillon de l’orage.


  • Photo: Alain Beaulieu

Un air d’Atlantique Nord

Les cinq kilomètres de canot ont été faciles, mais 1 300 mètres de portage en forêt nous attendent. J’aurais aimé un sentier large et plat, mais il est étroit et sinueux. Un premier voyage avec les barils étanches attachés par des harnais sur notre dos fait office de repérage. On monte, on descend, on enjambe des arbres morts, on contourne des roches. Je comprends que l’entretien du terrain est minimal. Je marche à un rythme soutenu. Pour chasser les moustiques qui me poursuivent et parce qu’il faudra faire deux allers-retours avec le matériel avant de pouvoir transporter le canot.

Six virgule cinq kilomètres plus tard, tout est arrivé à bon port. Je ne sais pas où j’ai trouvé la force de porter le canot. En le déposant sur la rive de l’immense lac Devenyns, je comprends la mise en garde inscrite sur la carte qu’on trimbale depuis des jours: ATTENTION, FORTES VAGUES.

Nous avons eu une belle nuit entre celle de l’ile déserte et aujourd’hui, mais il semble que les éléments se dérèglent aux deux jours.

Le ciel se noircit et les vagues se fracassent sur le sable. La plage prend des airs d’Atlantique Nord. Ce soir, il n’y aura pas de feu de camp. Nous mangerons sous la bâche et dormirons au bruit des vagues dans la pluie diluvienne.


Tous les ruisseaux au fond de mon ventre

Le beau temps est de retour ce matin. Nouveau jour, nouvelle météo. Nouveau jour, nouveau portage. Il faut parcourir huit kilomètres de canot avant de franchir 850 mètres de portage.

On met plus d’une heure à trouver le sentier. Je croyais qu’il y aurait une affiche, un ruban, une quelconque indication pour le repérer, mais il semble qu’ici, au sixième jour de l’expédition, c’est l’aventure à l’état pur. Quand enfin on accoste et qu’on marche sur une vingtaine de mètres, le sentier disparait dans la forêt dense. Je pense à mes collègues de travail, en ce moment sur les plages de la Méditerranée, et je me demande s’ils sentent ce dépaysement. En me frayant un chemin entre les branches d’épinettes qui m’éraflent la peau pour sortir de cette forêt touffue et rejoindre le chemin de terre qui devrait se trouver à une centaine de mètres, je me demande si dans leur Europe lointaine ils ressentent l’intensité du dépaysement que je vis au fin fond de nulle part, les jambes pleines d’éraflures et le sang qui dégouline le long des mollets à juste vouloir trouver le satané chemin pour sortir de là. Il n’y a personne autour, pas de chalet, pas de réseau cellulaire. On garde notre sang-froid. Alain consulte le GPS. On va bien finir par tomber sur le crisse de chemin de bois qui traverse supposément le sentier de portage. À ce stade, je ne m’imagine même pas comment on va s’y prendre pour faire passer le canot par ici.

Une éclaircie apparait derrière les conifères. C’est la route de terre. Elle traverse la friche d’une récente coupe de bois et on dirait qu’on vient d’atterrir en zone de guerre. C’est l’autre côté de la médaille. Quand on remonte vers le nord dans nos forêts boréales fières et importantes, on découvre les paysages désolants de l’industrie forestière.

Par ici un arbre

vaut plus cher que l’or

on kidnappe les épinettes

pendant qu’on dort

On marche sur le chemin forestier. On regagne le fameux sentier de portage à une intersection et on rejoint la plage de notre prochain lac avec soulagement. Au retour vers notre canot, on retrouve le vrai sentier de portage qui mène au lac où nous attend le reste du matériel et on comprend que le sentier qu’on a pris n’était probablement qu’une piste de castor. Le vrai sentier de portage, lui, est à une centaine de mètres plus loin, disparu sous les herbes hautes.

Le soleil se couche derrière les montagnes qui bordent le lac et Alain s’endort près du feu, épuisé par les portages et nos journées au grand air. Je le regarde, si paisible, couché sur la plage. Mon cœur se serre. On s’est disputés avant le départ, une semaine plus tôt. Pour des histoires d’argent et des soucis de la vie quotidienne. On s’est emportés et on s’est même demandés si on devait vraiment partir au bout de nulle part, juste lui et moi.

Je le regarde dormir et je songe à toute l’eau des lacs, rivières et ruisseaux que nous avons bue au fil des ans. Comme si nous portions en nous tous les cours d’eau des forêts que nous avons traversées ensemble. Il y a une grande dimension poétique dans cette expérience intime de l’état sauvage. Elle apporte une couleur à notre relation et une vision incarnée du vivant à laquelle notre amour puise pour continuer son chemin. Parfois, je ne sais plus si c’est la forêt qui nous façonne ou notre amour qui façonne la forêt. Tout est entortillé comme un vieux bouleau jaune qui pousse entre les arbres morts et qui s’élance vers le ciel, attiré par les étoiles.

Si un jour notre amour vient à mourir

la forêt survivra-t-elle

à notre rupture


Une question de nordicité

J’essaie d’écrire, de raconter nos aventures, mais personne ne comprend jamais notre passion pour le plein air et on finit toujours par me répondre: «Moi, c’est ça que j’appelle aimer la misère», mais il y a tant au-delà du simple fait de dormir sous la tente et de filtrer son eau et de faire pipi dehors pendant que des centaines de maringouins essaient de nous piquer les fesses.

Le Nord est un pan important de notre identité. Louis-Edmond Hamelin, géographe et père de la nordicité, a dit que «la géographie, ça s’apprend par les pieds, en marchant». C’est à Yellowknife, un matin de 1965, «gelé comme une corde» après une excursion de ski de fond, qu’il donna naissance au mot nordicité, «l’état d’être nord».

Notre Nord, il compte tant de kilomètres carrés que je n’aurai jamais assez de toute une vie pour le rencontrer. À la marche ou à la rame, je le découvre avec mon corps, avec mes muscles, avec la même force physique que déploie la faune qui l’habite pour survivre. D’égal à égal avec elle, je saisis toute la beauté et l’importance de nos forêts boréales. Quand je rentre chez moi après plusieurs jours à l’état sauvage, je me rue sur des aliments frais et je savoure une douche chaude avant une bonne nuit de sommeil. Puis, très vite, au fond de moi, renait cette étincelle qui me fait bruler de repartir dans le Nord.

Mon appartement manque de vert

impossible de régner sur les montagnes

de linge à plier

les éphémères s’accouplent

ils vont tous

mourir dans pas long

je perds du temps

dans mon salon

la vie m’attend ailleurs 


Native des Hautes-Laurentides, Julie Dugal a toujours eu une relation intime avec la forêt boréale. Autrice du roman Nos forêts intérieures (Marchand de feuilles, 2020) et d’une vingtaine de textes en revue (XYZ, Zinc, Estuaire, Les Écrits), elle s’intéresse aux notions de transmission et d’appartenance au territoire.

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