Trois petits jours et puis s’en va

Aimée Lévesque
Photo: Aimée Lévesque
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Récit de voyage

Trois petits jours et puis s’en va

Petite et grande histoire s’entremêlent dans les rues de la métropole turque au lendemain de l’élection présidentielle de 2018. Parmi la foule, une femme, québécoise de son état, qui s’accroche aux parfums et aux promesses de la veille. Ce texte a terminé en deuxième position au concours de récits de voyage organisé par Nouveau Projet.

Le lendemain de la réélection de Recep Tayyip Erdoğan, à dix heures du matin, je reçois un texto m’avisant que ma demande de visa, qui m’aurait permis de rester six mois de plus que prévu, a été refusée.

C’est ce que je crois comprendre du message rédigé uniquement en turc, trois lignes sur l’écran de mon téléphone pliable, parmi lesquelles je reconnais le mot olumsuz, «négatif». Le cœur battant, saisie en plein sommeil par une réalité qui, ironiquement, me lie d’autant plus au destin de ce pays, la Türkiye, je comprends que la fin de mon voyage est en train de devenir un voyage en soi.

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Avant d’avertir l’homme que je fréquente ou ma coloc, avant même d’aller aux toilettes, je soulève la base du lit pour accéder à mes tiroirs cachés, où je mets rapidement la main sur le numéro de téléphone d’une personne qui s’y connait en visas refusés. 

— Combien de temps je peux rester encore, tu crois? 

— Quarante-huit, soixante-douze heures, c’est bon.

C’est rapide, surtout, vu la tâche colossale qui m’attend. Et non, je ne ferai pas appel. Le pays a soudainement pris une autre teinte pour moi. Une amie turque a ri de mon air affligé lorsque le résultat de l’élection a été annoncé. «Tu penses vraiment que ça va changer, ici?» Elle était sortie la veille alors qu’on entendait une pétarade de coups de feu en l’air dans la rue, lancés par une foule en liesse; marchant en ignorant ceux et celles qu’elle nommait comme ça, les cahil, les ignorant·e·s (tout projectile tiré en l'air finit par retomber), tandis qu’elle allait rejoindre son amant. C’était pour elle une nuit comme une autre, et ça ne me rentrait pas dans la tête.

Il faudrait bien, pourtant, me rentrer la Turquie bien comme il faut dans la tête, avant de la quitter.


Le nouveau billet d’avion acheté et la coloc avertie de mon départ précipité, je saisis mon sac et dévale l’escalier commun. Ça sent l’humidité, car la cabine de douche de notre appartement, au premier étage, coule et l’eau s’infiltre jusque dans le vestibule. Bientôt, je n’aurai plus peur que le plancher s’effondre en prenant ma douche. Je n’aurai plus peur d’une mort atroce, nue et transpercée d’éclats de verre, au grand jour.

C’était pour elle une nuit comme une autre, et ça ne me rentrait pas dans la tête.

De mon pas rapide de Stambouliote, les écouteurs vissés aux oreilles, je parcours les rues étroites, pavées de rose et de gris, dans l’ombre des immeubles d’appartements et je ne vois rien de différent par rapport à la veille. Si j’avais pu rester, je scruterais attentivement chaque visage, chaque posture, mais je n’ai pas le temps. Ce n’est plus la peine, peut-être? La famille qui tient le bakkal1L’équivalent turc du dépanneur ou du petit marché. est toujours assise dans les escaliers, à écaler des graines de tournesol; les marchands ambulants trimbalent leur charriot jusqu’au meilleur endroit pour vendre du riz aux pois chiches, au poulet et au ketchup, et les fameux bagels locaux, les simit. Dans le quartier où je me rends, Beşiktaş, on offre plutôt des moules, des intestins d’agneau, le kokoreç. Mais beaucoup plus tard, car pour l’instant, les restaurants servent encore du café turc et des déjeuners dont les plats couvrent les tables, les serpme kahvaltı.

Arrivée à Şirinevler Meydanı, la place pavée où convergent les lignes de métro, de bus et de metrobüs (des autobus bondés qui parcourent à toute vitesse des voies réservées, reconnus pour leurs tripoteurs–croyez-moi), j’observe pour la première fois le monument à Mustafa Kemal Atatürk, le père du peuple turc, qui m’est généralement invisible, soit à contrejour ou dans le noir. Les journées sont longues à İstanbul. La statue d’Atatürk pointe l’horizon. Deux enfants, un garçon et une fille, sont près de lui. La fille s’agrippe à son pantalon; le garçon, lui, semble pointer, de façon moins assurée, dans la même direction que celui qui est peut-être son père. Mustafa Kemal dit Atatürk a adopté huit filles et un garçon, parait-il, et le garçon s’appelait aussi Mustafa. Le 23 avril, nous avons d’ailleurs célébré l’Ulusal Egemenlik ve Çocuk Bayramı, le Jour de la souveraineté nationale et des enfants. Aujourd’hui, dans quelle direction ces enfants pointent-ils? Me montrent-ils la porte du pays? M’indiquent-ils où retrouver celui qui aurait pu devenir mon amoureux? 

Je monte l’escalier qui surplombe les voies des metrobüs. À la guérite, je ne suis pas inquiétée, comme d’habitude.


Beşiktaş est le quartier étudiant d’İstanbul, le quartier du nightlife par excellence qu’on reconnait à ses rues étroites bordées, voire remplies de tables carrées, de buveur·euse·s de thé noir dans des verres en forme de tulipe ou de rakı couleur de lait dans des verres droits. Là-bas se côtoient toutes sortes de gens dans le respect des manières de vivre. Il aurait fallu que j’apprenne à jouer au tavla, voilà ce que je me dis en passant devant la terrasse couverte d’un salon de thé où s’alignent de minuscules tabourets rembourrés et des tables très basses aux nappes rouges aux effets de tapis brodé. Il faudrait que j’aille une dernière fois manger une moussaka à l’aubergine (patlican musakka) et boire un ayran (boisson au yogourt et à l’eau) à la cafétéria du coin, qui offre des plats complets, gras mais équilibrés, pour moins cher qu’ailleurs. 

Il faut que je trouve Umut, celui qui aurait pu devenir mon amoureux. Son nom signifie espoir. Il m’attend à la terrasse de son café préféré, le dos un peu affaissé et le sourire sincère, les yeux brillants qui se retiennent de pleurer. Comme d’habitude, le câlin est toléré dans la rue, mais rien de plus. «Qu’est-ce qui se passe?» qu’il me dit. Je lui réponds que je dois partir. Je ne sais pas quoi ajouter. Je lui parle de la chanson de Mabel Matiz, mon chanteur turc préféré, qui vient de sortir et qui contient des bouts en français: «J’ai besoin d’un sentiment aussi fort que la mort ou la naissance, quelque chose d’intense.» 

Visiblement mal à l’aise lui aussi, il me raconte la nuit difficile qu’il vient de vivre: dans son quartier, il y a eu des altercations toute la nuit entre les gens qui ont gagné leurs élections et les autres. Je ne lui demande pas s’il s’est battu. «J’ai empêché des gens de se battre», que je crois comprendre. Mon turc n’est pas encore au point; tout ce que j’écris ici pourrait ne pas être vrai. Et dans les circonstances actuelles, il vaut mieux que tout ce que j’écris ne soit pas vrai.

Nous nous baladons ensuite jusqu’à l’esplanade du musée naval, le Deniz Müzesi, presque entièrement pavée–décidément, cette ville n’a plus aucun arbre, sauf pour les platanes disséminés à quelques endroits choisis, notamment sur l’étroite avenue Çırağan, ou bordant le détroit du Bosphore, mais surtout les hôtels de luxe qui conservent la vue pour leur clientèle. Nous, nous traversons en diagonale entre les rouli-rouleurs, les otobüs attendant l’heure pour quitter leur terminus, les foules pressées qui descendent d’un des traversiers, ou vapur, qui mènent en 20 minutes à la rive asiatique d’İstanbul… Nous nous arrêtons dans cet espace aménagé pour le peuple, où les eaux du Bosphore sont visibles et même atteignables, du bout des pieds, si on souhaite s’assoir sur le bout du quai; dans cet espace survolé sans relâche par les mouettes, les martı, qui effectuent la même traversée que les passager·ère·s des vapur, au rythme des morceaux de simit qu’on leur envoie en l’air. 

Un long câlin, un échange de regards qui se floute; ce n’est qu’un au revoir, qu’il vaut mieux se dire. Je me retourne, et je vois le haut de son dos vouté qui s’éloigne. Umut se confond avec sa ville. 


J’ai envie de traverser l’avenue et de m’écraser au comptoir de mon bar favori, celui où je vais toutes les semaines prendre un verre de vin turc et sympathiser avec la clientèle et les barmans. J’ai pris l’habitude d’aller y faire mes devoirs de langue turque—oui, au bar—et ça devient chaque fois la parfaite entrée en matière pour une conversation. Une amie m’a déjà dit qu’il y avait quelque chose d’incroyablement accueillant chez le peuple turc. C’est facile à dire: tous les peuples peuvent être accueillants, que je m’étais dit. Mais maintenant que j’ai passé plusieurs mois à İstanbul, je comprends qu’il y a là une vérité absolue, un gout de revenez-y dans tous ces sourires, ces conversations à bâtons rompus qu’on se retrouve à avoir avec n’importe qui. La vision du temps et de l’entraide de ce peuple n’a rien à voir avec celle, cadrée, voire excluante, que nous entretenons dans ce qu’on appelle l’Occident. 

À İstanbul, mes efforts pour faire partie du paysage sont remarqués, célébrés. Les amitiés développées ici seront pérennes–j’ai passé du temps chez chacun·e de mes ami·e·s, voire plusieurs jours chez leurs parents. Ici, il faut dire que j’ai le temps, aussi: entre les leçons de turc reçues et les cours de français donnés, j’ai le loisir de parcourir cette ville immense, plus de 15 millions d’habitant·e·s, mais en vrai ça serait 20 millions que ça ne me surprendrait pas, à cause de la guerre en Syrie et des afflux de réfugié·e·s. J’ai le loisir de la parcourir de long en large dans les transports en commun en écoutant  les nouveaux hits de Tarkan et en observant la foule: les grands-mères anatoliennes avec leur fichu attaché sous le menton, leur jupe longue à fleurs et leurs bas blancs dans leurs babouches; les jeunes hommes à la crinière noire implantée bas, à la barbe excessivement bien taillée; les jeunes femmes dont le voile est parfaitement assorti à la blouse, au maquillage et aux accessoires; les jeunes femmes sans voile, qui me ressemblent tant que je pourrais être leur sœur–cheveux décolorés, gilet bedaine, tatouages aux mollets.

  • Photo: Aimée Lévesque

À İstanbul, mes efforts pour faire partie du paysage sont remarqués, célébrés. 

Cette foule me permet d’être qui je suis, cette foule me regarde tout en m’acceptant dans ses rangs–tant que je ne sors pas la bouteille d’eau de mon sac en plein ramadan, dans mon quartier plus conservateur, et encore: je n’ai jamais essayé. «Türk müsünüz?» «Êtes-vous Turque?» On me pose la question souvent, et je m’en empare avec joie, les joues rosées de fierté pour l’effort. Pour l’adon, surtout: parce que j’ai les traits du visage balkaniques, parce que le français possède aussi les voyelles u et eu

Je me secoue. Maintenant qu’Umut est parti, je devrai me transformer en machine à accomplir la liste de choses à faire avant de partir: transférer les fonds de mon compte bancaire turc dans mon compte canadien; faire une dernière prise de sang et dire au revoir à mon docteur; acheter une nouvelle valise, la remplir, remplir une boite de stock qui ne rentre pas dedans, la poster, puis donner tout ce qui ne tient ni dans les valises ni dans la boite. Voir mes ami·e·s, boire thé ou rakı, idéalement les deux, manger de la pizza végétarienne ou au prosciutto (oui, c’est possible d’en trouver!), tout faire pour voir la ville comme mon départ sous leur jour le plus festif, le plus ensoleillé, le plus inclusif.

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Mais pour planifier tout ça, il me faut me poser quelque part. Je traverse l’avenue n’importe comment, au pas de course devant l’arrêt des dolmuş jaunes, ces fourgonnettes qui servent de taxis collectifs et qui partent pour la place Taksim, où se trouve mon école de turc. Je ne monte pas. Je m’engouffre plutôt dans le porche obscur, presque sinistre, de mon bar préféré, où est exhibée, de manière inexpliquée, une moto. Ça sent la bière renversée, comme chaque fois que j’y entre et qu’il fait encore jour. «Merhaba! Merhaba, nasılsınız?» Les barmans, affables, me vouvoient. 

Ça va bien, mais après-demain, je quitte la Turquie.

Elle se débrouillera bien sans moi, c’est certain.

— Qu’est-ce qu’on vous sert? 

— Un verre de vin blanc, s’il vous plait: c’est un jour comme ça.

Nous rions en chœur. 

Quand est-ce que ça n’a pas été un jour comme ça?


Aimée Lévesque est écrivaine et enseignante d’anglais et de linguistique au collégial. Son livre de poésie Tu me places les yeux a été publié en 2017 aux Éditions La Peuplade; son prochain livre paraitra à l’automne 2024. Elle vit à Rimouski.


Note de l’autrice: certains noms et détails de la vie des gens mentionnés dans ce texte ont été modifiés afin qu’ils ne puissent pas être identifiés.

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