La dernière heure de Bill Bao

Alain Senteni
 credit: Photo: Mark Neal
Photo: Mark Neal
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Récit de voyage

La dernière heure de Bill Bao

Au soir du jour de l’An, un homme croise la mort en déambulant parmi les confettis qui trainent dans les rues de Bilbao. Ce texte a remporté la deuxième place au concours de récits de voyage organisé par Nouveau Projet.

Considéré dans ce texte

Un vieil homme épuisé dans une ville futuriste. Un lopin de terre au milieu de nulle part. Une rétrospective d’Alice Neel. Quelques employés municipaux vêtus de gilets jaunes.

Tout va s’arranger, c’est faux, je sais qu’tu sais

Des fois j’saurai plus trop quoi dire, 

mais j’pourrai toujours écouter

Tout va pas changer, enfin, sauf si tu l’fais

Quand t’as l’désert à traverser, 

il y a rien à faire, sauf d’avancer

Rien à faire sauf d’avancer

Orelsan, «Jour meilleur», Civilisation

Toulouse, le 15 décembre 2021

En cet après-midi d’hiver survient comme un évènement dans l’azur parsemé de nuages diffus en voie d’effilochage, les contrails d’un avion qui trace un sillon blanc et déchire le ciel, tel le coup de pinceau jailli du bras du ou de la peintre pour rompre l’harmonie d’un tableau convenu et en faire un chef-d’œuvre.

Je regarde le ciel en me désespérant de n’être pas capable de cette perception purement désintéressée qu’est la contemplation. Peut-être devrais-je freiner un peu sur les substances et forcer davantage sur la méditation. Je n’en peux plus d’attendre qu’une nouvelle utopie surgisse dans ma tête comme une pincelada. La dernière concernait l’achat d’une maison et d’un lopin de terre sur la barre transversale du A de l’Atlantique, une ile fantasmée située quelque part dans l’imagination d’un auteur de bande dessinée. Bien que plus séduisante que le transhumanisme ou la fuite dans l’espace, cette idée n’était pas pour autant mon utopie à moi, c’était celle d’un autre qui en avait tiré une histoire. 

J’aurais juste besoin d’une modeste utopie qui saurait concilier la finitude du monde et le désir infini ou peut-être, à défaut, de quelques jours de vacances.


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Bilbao, le 31 décembre 2021

Jusque-là, tout s’était bien passé, ce voyage me faisait oublier l’ambiance délétère d’un monde qui n’en revenait pas de la Covid-19 et de ses conséquences, sans parler des changements climatiques, de la guerre en Ukraine que l’on voyait venir et de tou·te·s ces migrant·e·s pour qui on n’aurait jamais assez de chaises. 

Il était plus que temps de prendre de la hauteur.

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    Photo: Alain Senteni

Qui ne rêverait pas d’une visite au musée Guggenheim, un jour de la Saint-Sylvestre, en habits printaniers? 

À l’affiche, une rétrospective de la peintre Alice Neel, avec ses portraits expressionnistes, perspicaces et chargés d’émotion des marges de l’Amérique, peints avec empathie par une femme au regard engagé qui aimait les perdant·e·s. À l’issue d’une vie dont on peut deviner qu’elle ne fut pas toujours drôle, Alice a su peindre la vulnérabilité de tou·te·s ces oublié·e·s dont elle fit le portrait. Son talent a su amener ces dernier·ière·s à la place des premier·ière·s au palais des merveilles—pour notre satisfaction. Quant à ces pauvres gens, disons que ça leur fait une belle jambe. La magie de cette exposition dans ce lieu magnifique, c’est qu’on en sort grandi·e, on se sent paladin en armure de titane, au moins pour un moment. On se souvient, avec Romain Gary, que les droits de la personne, ce n’est pas autre chose que la défense du droit à la faiblesse.


Bilbao, le 1er janvier 2022

C’est le jour de l’An, je descends dans la rue en espérant trouver une boulangerie ouverte, bien que je sache que tout sera fermé. Tout ce que je vais trouver, c’est une ville en train de faire sa toilette à l’aube ensoleillée d’un lendemain de fête. Mais je pourrai entrer dans son intimité pendant qu’elle se débarbouille des miasmes de la nuit, de l’année, du passé. Quelques employés municipaux vêtus de gilets jaunes tourbillonnent dans les rues, perchés sur des balayeuses vertes munies de brosses bleues qui nettoient vos chaussures quand elles passent trop près dans un bruit dérangeant de tondeuse à gazon. Des ouvriers conscients du cadeau qu’ils nous font: être les seuls à bosser afin que tou·te·s profitent d’une ville bien propre pour la nouvelle année. 

Des couples adolescents pas encore couchés terminent leur nuit en se faisant des bisous sur les bancs du jardin qui domine la rivière. Et sur le pont voisin au nom imprononçable si l’on n’est pas né·e basque, un camion de churros tient lieu de point d’eau. Des churros frais sortis de leur bain de friture, qu’il faudra manger chauds sinon c’est immangeable, surtout accompagnés d’une tasse de ce chocolat chaud si épais qu’on dirait de la crème, car le camion ne vend pas de café. 

Ce matin, la ville est déserte, et la température invite à faire un tour à la plage avec les Bilbaínos et Bilbaínas, pour regarder les surfeur·euse·s qui profitent du printemps en janvier pendant qu’il est encore temps. Une belle journée pour commencer l’année.

Vers 17h, la place Unamuno a retrouvé un peu de son activité. Carré pavé de marbre, bordé de collines sur deux de ses côtés, et par les rues Iturribide et Askao sur les deux autres, du côté de la ville, la place est au-dessus du niveau des deux rues. Pour y accéder, on monte quelques marches. C’est là-bas que je pars retrouver mes amis, avec qui je m’assois. 

On parle du voyage, qu’ils trouvent bien agréable, de ce qu’ils en espèrent–une carte postale dans laquelle figurer–, des occasions multiples d’échanger quelques mots avec des inconnu·e·s qui parlent une autre langue que celle de tous les jours. Une langue que j’ai, moi aussi, du plaisir à parler, pour avoir l’impression de me renouveler et ne plus être las de n’être que moi-même.

À quelques pas de nous, deux gars viennent d’arriver. Le premier, vêtu avec simplicité, reste dans mon esprit comme une tache floue, la présence diffuse d’un homme de la rue qu’on ne remarque pas tellement il se fond dans le décor. 

Mais le second attire l’attention avec son air de bouddha de banlieue portant sur ses épaules la misère du monde. 

Son ami l’a aidé à venir jusqu’ici, puis il s’en est allé. 

Le bouddha a de petites jambes qui peinent à le porter, vêtues d’un pantalon de jogging usagé qui un jour a été propre. Il s’est assis par terre pour prendre un peu de repos, les deux jambes en tailleur sous un ventre foisonnant dont l’ampleur rappelle les efforts qu’elles ont dû déployer pour l’amener jusqu’ici. 

Le bouddha fatigué, assis au pied de l’escalier, soupire, puis laisse aller son torse sur les degrés de pierre en regardant le ciel tandis que son dos s’appuie sur l’arête des trois marches. Pas plus de 30 secondes ne se sont écoulées, peut-être une minute, depuis qu’il s’est assis. Je suis à deux mètres de lui sur la deuxième marche, silhouette en contrejour qui laisse apercevoir des triangles de clarté entre le dos et les marches, comme s’il reposait sur un lit de lumière. 

Le cou, à la mesure du ventre, se soulève et s’abaisse sur un rythme très lent, dont chaque expiration dit son indigestion d’une vie de mouscaille. Il dit à qui veut bien l’entendre que c’est le bout de la route. Il sait qu’il n’ira pas plus loin, mais accepte son sort avec sérénité, car il a l’impression d’avoir fait son possible. 

Les secours n’ont pas pris de temps pour arriver, mais il était trop tard. Le bouddha venait de s’envoler au-dessus des nuages, enfin débarrassé du fardeau encombrant du ventre qu’il trainait de peine et de misère sur les chemins du monde. Il venait de très loin pour avoir son portrait au palais des merveilles. Il restera pour moi un héros cervantesque à la triste figure. Je l’appelle Bill Bao pour lui donner un nom et le faire sortir de son anonymat. 

Le hasard a fait de moi le témoin de ses derniers instants et me rend redevable de cette intimité que je dois mériter. Ma dette m’inspire cette élégie que je me suis mis aussitôt à écrire. Quand elle est terminée, je me dis soulagé, maintenant c’est écrit. Mais quelle drôle d’idée de commencer une carrière d’écrivain à la rubrique nécrologique…


Alain Senteni était un universitaire nomade, professeur dans des universités exotiques, avant de prendre une retraite à propos de laquelle il se demande encore ce qu’il a fait pour la mériter. Il s’est mis en tête d’écrire pour donner un élan au reste de sa vie et rester un nomade dans l’immobilité. 

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