Mille kilomètres à pied

Marion Gingras-Gagné
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Récit de voyage

Mille kilomètres à pied

Une pèlerine en direction de Rome finit par s’attacher à un étrange voyageur rencontré en chemin. Ce texte a terminé en troisième place au concours de récits de voyage organisé par Nouveau Projet.

Considéré dans ce texte

Les sentiers de grande randonnée. Le plaisir de marcher à deux. La canicule en Toscane. Les bienfaits du Betadine sur les ampoules.

12 juillet 

Je fais la rencontre d’Yves lors d’une de ces journées à la température brulante, où le temps s’étire inlassablement. Autour de moi, la Toscane se déploie en un décor désertique insoutenable. J’avance pourtant, les genoux endoloris et la peau rougie par le soleil. Mon sac me scie les épaules et mes pas martèlent les ampoules que je sens gonfler dans mes bottes. Je marche depuis plusieurs heures déjà, mais le gite qui m’attend est encore loin. La sueur coule sur mes tempes. Je rêve d’une douche fraiche.

Je suis surprise de le voir apparaitre, car je n’ai pas l’habitude des rencontres. Normalement, les pèlerin·e·s sont rares pendant la journée. Avec ses cheveux blancs en bataille et ses vêtements défraichis, il a l’air d’avoir passé la nuit dehors. Je remarque ses bottes trouées et son sac d’une autre époque, rafistolé de partout avec du tape. Son visage plissé par les rides accueille un regard franc doublé d’un immense sourire. Une barbe coupée hâtivement habille ses joues. 

Je tente de le garder à distance en marchant plus vite, mais j’entends ses pas qui me suivent, à quelques mètres, puis sa voix qui se met à chanter, fort. Je considère les routes vides qui m’entourent et mon cœur bat plus vite. 

La ville dans laquelle nous arrivons finalement ne compte que trois rues et offre peu de divertissements. De toute façon, la chaleur de l’après-midi nous emprisonne à l’intérieur. À part nous, il n’y a que deux autres hommes dans le gite. Je tente de fuir Yves, mais il apparait constamment dans le dortoir, la cuisine, le sous-sol où je fais ma lessive. Le soir, alors que je suis dans le salon à soigner mes ampoules, il me tend ce qu’il affirme être un produit miracle. Je prends la bouteille écrasée, enroulée dans un sac plastique criblé de gouttelettes brunes et j’en tartine mes pieds avec des pincettes. Satisfait, Yves s’en va dormir dans son vieux sleeping bag et me laisse enfin en paix.


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13 juillet

À 5h, je rassemble mes affaires pour une journée qui s’annonce longue: 28 kilomètres. Yves m’attend déjà à l’entrée du gite, prêt à partir. Je soupire. Nous traversons ensemble la ville endormie, puis je détale en lui servant une excuse. «Je ne veux pas perdre de temps.» Mais, dès 11h, la chaleur redevient invivable et je rends les armes pour la journée, décidant de m’arrêter à la prochaine halte. Alors qu’il me reste juste assez d’énergie pour mettre un pied devant l’autre, j’entends à nouveau sa voix enjouée qui m’appelle. Découragée, je le laisse me suivre sans rien dire jusqu’au centre-ville, où nous entrons dans le même café. 

Il insiste pour payer, et j’y vois un geste amical. Assis·es à une table étroite, nous mangeons nos pâtisseries face à face, nos sacs échoués sur le sol. Yves détache ses souliers trempés de sueur et se met à bavarder avec entrain. Je ris, malgré moi. Je sens mes pieds gonfler dans mes bottes, mais j’hésite à exposer mes orteils meurtris à nos voisin·e·s. «Comment vont tes pieds?» me lance-t-il justement. J’enlève mes bottes et lui montre la peau râpeuse qui a remplacé les cloques rougeâtres de la veille. Je le vois sourire, satisfait de son fabuleux produit, le Betadine. Un silence tranquille suit ses paroles. J’avale la dernière gorgée de mon café quand il me propose de reprendre la route avec lui et d’attaquer les 13 kilomètres que j’avais décidé d’abandonner. 

C’est peut-être le changement d’atmosphère ou le désir d’avancer, mais j’accepte. En tout cas, je ne serai pas seule à braver la canicule. Il se lève aussitôt, craignant probablement que je change d’avis. À peine une minute plus tard, le soleil brule déjà ma peau. La route se déploie devant nous, sévère et sans un seul carré d’ombre. Il est trop tard pour faire marche arrière. 

Nous marchons plusieurs minutes en silence, côte à côte. Puis, il me montre une photo de sa petite-fille, me parle de son travail à l’hôpital. Il en est à son 15e chemin de grande randonnée et l’année passée, il a fait le GR20 en Corse. Je suis impressionnée, repensant à ma propre bucket list. Nous parcourons ainsi une dizaine de kilomètres sans trop nous en apercevoir. Je suis moins inconfortable en sa présence, presque paisible. 

La dernière heure est une côte interminable. Je m’agrippe à mes bâtons, le corps plié en deux pour gravir la pente. Les pas d’Yves sont réguliers, ses pieds apparaissant et disparaissant devant moi, comme des repères. Plus qu’un kilomètre, 500 mètres, 100 mètres. Je reprends enfin mon souffle, que je croyais avoir perdu pour toujours. J’essuie mon cou avec mon chandail, Yves vide une bouteille d’eau sur sa tête. Devant nous se déploie l’imposant portail de San Gimignano.

Nous entrons dans la ville comme des conquérant·e·s. Avec nos vêtements sales et nos bras cernés de sueur blanche, nous détonnons dans la mer de touristes coloré·e·s qui papillonnent dans la rue. Nous nous installons à une terrasse, ignorant les regards. Le spritz a le gout sucré de la victoire, et mes pensées vont aux pieds-guide d’Yves, qui m’ont permis de tenir jusqu’à la toute fin.

Notre pacte se scelle sans qu’un mot soit prononcé. Désormais, nous marcherons ensemble. 


19 juillet

Nous sommes à présent un duo. Les jours ont passé et nous ne nous lâchons plus. Aux premières lueurs de l’aube, nous sommes déjà loin. Sur la route, nous partageons les pauses, la nourriture, l’eau. Nous avançons ensemble, et les kilomètres s’enchainent avec moins de douleur. Je me suis habituée à le voir recoudre ses vêtements ou ses bottes. Son sac, qu’il éventre tous les soirs sur son lit, révèle mille trouvailles: des objets ramassés au fil de la route, des bouchons, des cartes postales, des crèmes ou des huiles à l’odeur forte.

Ce soir-là, Yves s’endort avant même que j’éteigne la lumière du dortoir. Sur une feuille, nous avons inscrit les étapes nous séparant encore de Rome, quinze lignes avec des kilométrages farfelus. 38 kilomètres. 52 kilomètres. 46 kilomètres. Yves marmonne. Je masse mes mollets avec du baume avant de sombrer, moi aussi, dans le sommeil.


22 juillet

Nous marchons prudemment sur l’accotement d’une route qui s’entortille dans les montagnes. Il y a plus d’une heure que je cherche un signe blanc et rouge pour nous indiquer la voie à suivre. Yves m’assure qu’il sait où nous sommes et nous nous enfonçons au cœur du massif, de moins en moins accueillant. Les lueurs du soleil descendent à l’horizon. Mes pieds bouillonnent. Il s’arrête enfin, perplexe devant un panneau indicateur. «Il y a une erreur sur cette pancarte!» J’éclate de rire et lève mon pouce jusqu’à ce qu’un Italien aux sourcils broussailleux nous embarque. Nous avons parcouru 12 kilomètres dans la mauvaise direction. L’auto nous ramène à bon port alors que la noirceur tombe.


24 juillet

Le chemin nous porte bientôt jusqu’à Sienne. Cette ville, je l’attends depuis des semaines. Sienne la fabuleuse, la majestueuse, avec ses rues labyrinthiques, ses grandes places, ses cathédrales. Nous décidons d’arriver encore plus tôt que d’habitude, pour avoir le temps d’en profiter. Mon téléphone sonne à 4h tapantes. La route est pénible. Au déjeuner, ne restaient que des yogourts de la veille, peu invitants, et je n’avais aucune collation supplémentaire dans mon sac. Ma tête tourne. Dans les derniers mètres, Yves porte mon sac en plus du sien. Je ne quitte pas des yeux sa silhouette bossue en trainant lourdement mes pieds.

À Sienne, je m’écroule à la table d’une petite boulangerie cheap. Mon ami revient avec une montagne de croissants que je dévore, la tête dans les mains. Au moment où je commence à reprendre des couleurs, deux pèlerins s’installent avec nous. Je vais aux toilettes pour me passer de l’eau dans le visage et, à mon retour, je trouve Yves qui rit joyeusement avec eux. Une demi-seconde plus tard, nous remballons nos affaires et suivons nos nouveaux amis jusqu’à un gite confortable à quelques euros seulement. Yves me lance un de ses célèbres clins d’œil, l’air satisfait.


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    Photo: Marion Gingras-Gagné

25 juillet

L’écran de mon téléphone indique 4:57. Nous préparons notre départ dans le silence et la noirceur, pour ne déranger personne. Nos bâtons résonnent sur les pavés. La ville dort. Notre objectif du jour est de rejoindre un village tout en haut d’une falaise. On l’aperçoit déjà au loin. Trente kilomètres de gravelle sèche, sans aucun arbre. 

La chaleur est vite écrasante. Je marche sans parler, au bout de mon énergie. Même Yves l’infatigable craque, je l’entends jurer haut et fort à chaque pas. Nous avançons comme des corps fantomatiques. Devant nous, rien d’autre que l’immensité de la Toscane et son étendue de paysages désertiques. Puis, Yves s’arrête brutalement. Sa bouche s’ouvre, béante, et les mots qu’il prononce explosent dans sa gorge en un cri puissant: «On n’est pas bien, là? On n’est pas libres?»

Je respire profondément, le cœur vibrant.


26 juillet

J’ai perdu Yves.

Tout s’est déroulé si vite que j’ai du mal à comprendre ce qui s’est passé. J’ai retrouvé une pèlerine rencontrée sur mes premiers kilomètres, nous avons marché ensemble, Yves a pris de l’avance. On devait se rejoindre dans un gite, mais il n’y est pas. Ou peut-être que c’est moi qui me suis trompée d’endroit? Je tente de mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Je ne retrouve pas la feuille où nous avions listé nos étapes, elle a disparu elle aussi.

Je fais le tour des hébergements, parcours la ville de long en large. J’entends comme un refrain les rires d’Yves qui calcule les kilomètres sur ses doigts. Il me semble si loin, presque absurde, le moment où nous avons planifié ensemble nos étapes jusqu’à Rome. Je pense à nos numéros de téléphone jamais échangés et mon cœur se tord. Un vertige m’empêche de considérer l’impensable, qui serait de ne jamais le revoir. 

Je tente de compenser la distance que j’aurais perdue, ou mal estimée. Malgré la fatigue, je pousse mes forces jusqu’au village suivant, huit kilomètres plus loin. Mais Yves n’est pas là. Yves n’est nulle part.


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31 juillet

J’avance difficilement. J’ai les jambes fatiguées à force de trop marcher, mais je ne peux pas me résoudre à faire de plus petites étapes que celles que nous avons prévues ensemble. Je m’obstine à scruter le bord de la route pour y déceler les messages qu’il m’aurait laissés. Rien. Depuis cinq jours, aucune trace d’Yves. 

J’approche de la fin et les pèlerin·e·s avancent désormais par vagues vers la capitale. Je les vois marcher ensemble, rire, certain·e·s tentent de me parler, mais je me tiens à distance. Je cherche toujours mon compagnon dans la masse. Les gites restent vides de lui, les routes aussi. Le soir, je m’écroule sur mon lit, les pieds usés et le cœur en miettes. Les échos des corps dans les dortoirs pleins me tiennent éveillée longtemps. 

Il semble qu’Yves ait poursuivi sa route sans moi et sans jamais regarder en arrière. 


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    Photo: Marion Gingras-Gagné

3 aout

À Rome, l’air est chargé de pollution et le bruit incessant des voitures rend la déambulation difficile. Je peine à suivre les signes blanc et rouge qui se confondent avec la signalisation routière, les graffitis et les affiches déchirées sur les poteaux. Je m’engage souvent dans la mauvaise direction, finis par m’égarer. Après plusieurs heures à tournoyer dans les rues, j’arrête de chercher les signes. Bâtons sous le bras et gelato à la main, je me joins à un essaim de touristes que je bouscule malgré moi avec mon sac. Finalement, je débarque sur la place Saint-Pierre par un passage étroit camouflé derrière des estrades. 

J’attends le choc, la révélation. Mais rien ne se passe. La basilique s’élève, fade. Autour de moi, c’est noir de monde, mais personne ne me remarque. J’ai envie de crier. Mon regard scrute la foule, mais évidemment, Yves n’est pas là. 

Une dame me prend en photo devant le monument. J’affiche un sourire forcé. Je reprends mon téléphone, ramasse mon sac et détale. 

Dans la cour du gite, il n’y a que des inconnu·e·s. Pendant que l’hôte a les yeux tournés, je fouille dans la pile de formulaires. Aucune trace de mon ami. Je monte me coucher même s’il fait encore clair.

Mon corps est immobilisé dans une torpeur lourde. Il me semble que je peine à rester entière, que je m’éparpille. Le sommeil me traque, mais je n’arrive pas à y plonger. Le bruit des pèlerin·e·s qui fêtent me donne mal au cœur. 

Soudain, j’entends dans le corridor une voix colorée, familière. Mon cœur s’emporte. Je saute sur mes pieds. 

Au bout du couloir, sa silhouette se découpe dans le soleil de la fin de journée. Je reconnais ses cheveux en bataille et son vieux sac rapiécé. Je crie son nom et cours vers lui. Le temps s’arrête. Je sens les bras d’Yves se refermer autour de moi, son linge humide de sueur coller ma peau. Des larmes coulent sur mes joues. 

Nous cherchons à élucider ce qui a pu se passer, mais déjà les distances, les étapes, les hébergements s’entremêlent. Yves finit par balayer la discussion d’un revers de la main. Nous nous racontons plutôt ce que nous avons manqué, échangeons nos numéros de téléphone. Le repas du soir est partagé avec tout le monde. J’ai enfin l’impression d’être arrivée. 


6 aout

Cette fois débarrassé·e·s de nos sacs, laissés à l’auberge, Yves et moi rejouons notre arrivée à Rome. Nous nous amusons à repérer les signes perdus dans la ville. Et je la trouve: l’allée majestueuse aux colonnes imposantes qui mène jusqu’à la place Saint-Pierre, où la basilique s’élève, triomphante. Nous nous y engageons. 

Le soir, il me faut prendre le bus vers l’aéroport. Yves m’accompagne jusqu’à l’arrêt, dans un silence que je ne lui connais pas. Son regard me suit alors que je me faufile dans le nuage de touristes pressé·e·s qui s’engouffrent dans le bus. Ses yeux sont mouillés. Il secoue la main pour un dernier au revoir. 

Je cherche un appui où m’agripper. Le bus s’éloigne et il semble que je suive éternellement la silhouette de mon compagnon, avant de la voir disparaitre. 


Marion Gingras-Gagné est étudiante au doctorat en études littéraires et féministes à l’Université du Québec à Montréal. Elle a publié des textes de création dans plusieurs revues, dont Nyx et Saturne. En voyage, la marche est son moyen de transport préféré.

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