Denis Côté: le cinéaste affranchi
Le réalisateur de Curling et Répertoire des villes disparues revient de loin, et c’est précisément ce qu’il raconte dans son essai à paraitre dans «Nouveau Projet 28.» En voici un avant-gout.
Malgré le énième avertissement émis par les experts de la COP15, le grignotage des milieux naturels se poursuit à un rythme effréné dans la province. Biologiste, ancien employé du ministère de l’Environnement et bédéiste de talent, Martin PM a enquêté sur les modalités d’autorisation de ces chantiers qui empiètent petit à petit sur la nature québécoise.
Quelle est la situation en matière de recul de la biodiversité au Québec? Y a-t-il véritablement urgence? Quelles devraient-être nos priorités?
Des extinctions d’espèces, il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Mais le rythme actuel est beaucoup plus rapide que ce qui a été observé dans les derniers millions d’années.
À l’échelle de la planète, on estime que 25% des espèces animales et végétales sont menacées de disparition dans les prochaines décennies, ce qui représente un million d’espèces.
Au Québec, la situation est critique, surtout dans la partie sud de notre territoire, où se concentre la majorité de la population humaine. Malgré leur statut officiel d’espèces protégées, le sort de plusieurs animaux emblématiques, comme le bélouga, le caribou forestier, la rainette faux-grillon ou le chevalier cuivré, n’est guère enviable. Sans parler des dizaines d’autres espèces moins charismatiques qui sont inconnues du grand public (près de 700 suivies au Québec), et pour lesquelles peu ou pas de ressources sont accordées—souvent des insectes, ou des mousses.
Bien qu’on parle beaucoup des changements climatiques, avec raison, la principale menace envers la biodiversité demeure la destruction et la dégradation des habitats naturels. On estime que 75% de la surface terrestre a déjà été dégradée de manière significative et que plus de 85% des milieux humides ont disparu. Au Québec, même si un nombre important d’espèces sont protégées légalement, une infime portion de leurs habitats est protégée. En bref, vous ne pouvez pas détruire un plant ou tuer un individu d’une espèce protégée, mais trop souvent, vous pouvez détruire son habitat, sans lequel elle ne peut survivre.
Si le gouvernement du Québec a créé de grandes aires protégées nordiques qui l’ont aidé à atteindre ses objectifs internationaux par le passé (17% du territoire protégé avant 2020), peu de terres sont concernées dans le Sud, où les pressions du développement pèsent le plus intensément sur les habitats. Entre 1990 et 2011, 19% des milieux humides des basses terres du Saint-Laurent ont été dégradés ou détruits. Ça représente 55 000 hectares, soit plus que la superficie de l’ile de Montréal.
L’enquête que tu as menée pour Un sacrifice tout naturel retrace le parcours de plusieurs groupes citoyens désirant préserver les milieux naturels proches de chez eux, qui se retrouvent à mener un combat contre… le ministère de l’Environnement! Peux-tu nous expliquer ce paradoxe?
Le processus québécois d’évaluation et d’autorisation environnementales des projets de développement est méconnu du grand public—le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), l’organe le plus médiatisé, n’intervient en réalité que pour une minorité des projets. Ce processus est régi par la Loi sur la qualité de l’environnement, qui a célébré bien discrètement ses 50 ans en 2022, et complété par une panoplie d’autres lois et règlements, plutôt complexes à décoder.
En bref, vous ne pouvez pas détruire un plant ou tuer un individu d’une espèce protégée, mais trop souvent, vous pouvez détruire son habitat, sans lequel elle ne peut survivre.
Toutefois, si on retourne à l’essence de la loi, il s’agit davantage d’encadrer les activités nuisibles à l’environnement, en atténuant les impacts de ces activités, que de les empêcher. On peut aussi parler de mitigation. Les professeurs de droit Patrick Kenniff et Lorne Giroux écrivaient, dès 1974, que «les permis et les certificats émis en vertu de la Loi constituent moins un frein à l’activité polluante qu’une reconnaissance par le gouvernement de sa légitimité, même si c’est à un niveau réduit».
Le texte laisse par ailleurs beaucoup de marge de manœuvre au ou à la ministre de l’Environnement, ce qui rend son action dépendante de la volonté politique d’agir. Ainsi, la raison d’être des projets ou leur localisation sont rarement contestées par le ministère, qui recherche plutôt les compromis, alors que les milieux naturels ont déjà payé pour des dizaines d’années de laisser-aller.
La biodiversité mériterait que le ministère priorise davantage les actions d’amélioration de la qualité de l’environnement. Malheureusement, très peu de ressources semblent être investies dans les plans de rétablissement des espèces menacées, dans les suivis de la biodiversité et dans la restauration d’habitats dégradés.
Ces dernières années, les municipalités québécoises ayant tenté de préserver certains terrains de la construction se sont heurtées à une législation favorable à la propriété privée, notamment à la Loi sur l’expropriation. Or, en décembre dernier (ton livre était déjà parti à l’impression) la loi a été revue. Qu’est-ce qui change avec cette nouvelle loi?
Les réformes de la Loi sur l’expropriation et de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme apportent beaucoup d’espoir. On a même pu lire que des lobbys économiques qualifiaient ces réformes de «communistes»!
Devant l’inaction du gouvernement, plusieurs Municipalités ont adopté au fil des ans des règlements pour protéger leurs milieux naturels. Ce pouvoir leur est accordé par la loi. Mais souvent, elles ont été poursuivies par le promoteur qui désire être dédommagé par des sommes importantes. La Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) a par exemple été poursuivie pour environ 700 millions de dollars pour avoir adopté un règlement protégeant notamment l’habitat de la rainette faux-grillon (qui n’est pas protégé légalement par le gouvernement québécois).
De beaucoup plus petites Municipalités sont aussi poursuivies pour des sommes considérables en comparaison à leur budget de fonctionnement. Ces actions en justice freinent évidemment la protection de la biodiversité.
La réforme précise désormais qu’il n’y a pas d’obligation d’indemniser si l’atteinte au droit de propriété est justifiée par la protection des milieux humides ou d’autres milieux naturels. Cette réforme est déclaratoire, c’est-à-dire qu’elle devrait s’appliquer même aux dossiers déjà en cour. Il faut toutefois prévoir qu’elle sera elle-même contestée devant les tribunaux. Bref, tout n’est pas gagné, mais les Municipalités devraient avoir une plus grande liberté d’action pour protéger leur territoire. Les maires et mairesses ne pourront plus utiliser cette menace pour justifier leur inaction.
En dehors du palier municipal, quels sont les principaux contrepouvoirs en matière de défense des milieux naturels selon toi?
En premier lieu, la mobilisation citoyenne. Les citoyen·ne·s ont un rôle de surveillance à jouer en envoyant leurs questions, leurs demandes d’accès à l’information et leurs plaintes environnementales au ministère. Ils et elles attirent aussi l’attention des médias, qui agissent à leur tour comme des chiens de garde. Le ministère de l’Environnement est trop peu financé et manque de personnel pour tout surveiller, étudier et contrôler: il a donc tendance à prioriser son action en fonction des plaintes et des dossiers qui attirent l’attention publique et politique.
C’est un peu ce qui m’a guidé dans la réalisation de ce projet. J’ai voulu vulgariser un sujet et un cadre législatif complexe en mettant de l’avant des mouvements citoyens regroupant souvent des gens qui ne connaissent pas les manières de faire du ministère. J’ai choisi de braquer mon projecteur sur des lacunes majeures de la protection des biodiversités parce qu’on en entend trop peu parler, mais aussi pour donner quelques clés d’action.
Le projet Northvolt, qui fait actuellement grand bruit dans les médias, synthétise parfaitement les enjeux soulevés dans ton bédéreportage, soit la confrontation entre le développement économique et la protection de la nature. Quels seraient les impacts de la construction de l’usine Northvolt sur la biodiversité au Québec?
Question complexe. Je n’ai pas eu l’occasion de consulter toute la documentation entourant le projet, l’accès à l’information étant difficile. Ce que je peux en dire, c’est qu’on a un projet qui s’installe dans une région, la Montérégie, déjà fortement impactée par la présence humaine, notamment par l’étalement urbain et l’agriculture intensive. Les milieux humides y sont maintenant très rares, représentant moins de 4% du territoire. Mais on autorise tout de même une entreprise à détruire de vastes superficies de ces milieux humides, sans parler des autres enjeux de biodiversité.
Ce qui me semble le plus préoccupant au final, c’est qu’on puisse modifier aussi facilement le règlement pour soustraire un si gros projet à la procédure d’évaluation environnementale du ministère et au BAPE.
De nombreuses destructions de milieux humides sont toujours autorisées en échange de compensations financières et de très incertaines restaurations et recréations de milieux humides. Avec ce genre d’approche, il me semble de plus en plus invraisemblable que l’objectif «d’aucune perte nette» de milieux humides par rapport à 2017 soit atteint. Il serait beaucoup plus simple et moins couteux de protéger les milieux existants. Un milieu naturel restauré, l’ancien site industriel où s’implantera Northvolt, aurait été une parfaite occasion d’en faire la démonstration.
Pour aller plus loin
Un sacrifice tout naturel est le troisième titre paru dans la collection Journalisme9, en coédition avec La Pastèque.
Lancement à la boutique d’Atelier 10, le jeudi 15 février en formule 5 à 7. Tous les détails ici.
Extrait
Un sacrifice tout naturel
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