De l’importance de nommer le territoire

Elisabeth Cardin
Photo: Wikimedia Commons
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De l’importance de nommer le territoire

L’autrice et ancienne restauratrice Elisabeth Cardin plaide pour une cuisine du terroir, écoresponsable et en phase avec nos traditions agroalimentaires méconnues. Voici un extrait de notre Document 19, Le temps des récoltes.

Le temps des récoltes

Elisabeth Cardin

Bourgot

Anguille

Capelan

Phoque

Oursin

Arroche

Salsifi

Comptonie

Aulne

Chevreuil

Verjus

Corégone

Caméline

Lièvre

Épeautre

Camerise

Sureau

Mélilot

Sure

Vinaigrier

Pawpaw

Sébaste

Pintade

Astagache


Ces mots, tout droit sortis de nos paysages, ne se retrouvent pas dans nos supermarchés. Chacun d’entre eux a pourtant quelque chose à nous raconter sur le lieu dont nous sommes issu·e·s. Nous devrions être tristes d’avoir perdu contact avec une partie de nous-mêmes.

Dans son essai sur la manière dont on s’est éloigné·e de la joie simple et durable que nous procure la vie près de la terre, l’agriculteur Joel Salatin écrit:

Le premier supermarché est supposément apparu dans le paysage américain en 1946. Ça ne fait pas très longtemps. Avant ça, où était toute la nourriture? Chers amis, la nourriture était dans les maisons, les jardins, les champs et les forêts. Elle était dans les cuisines, sur les tables, au bord des lits, dans les garde-mangers, les caveaux et les cours arrière1«Folks, This Ain’t Normal: A Farmer’s Advice for Happier Hens, Healthier People, and a Better World» (Center Street, 2011). Ma traduction..

La disparition de l’alimentation locale et de saison, conséquence de nos sociétés productivistes et de la mondialisation, a provoqué une rupture avec le territoire nourricier. Mais comment reconstruire ce lien avec le lieu si nous en ignorons le langage? Bourgot, anguille, capelan, phoque, oursin… tous ces mots forment un vocabulaire. Un lexique que nous devrons réapprendre si nous voulons arriver à nommer notre territoire et à y projeter nos espoirs.

Ces mots, tout droit sortis de nos paysages, ne se retrouvent pas dans nos supermarchés. 

Les supermarchés taisent la poésie des aliments. Le langage qui nous y est transmis est plutôt celui du branding, du marketing, de la compétition, de la publicité, des mascottes colorées, du plus bas prix, des emballages bleu-poudre-santé, vert-écologique, jaune-sans-nom; celui des centaines d’ingrédients ajoutés dont les consommateur·trice·s moyen·ne·s ne connaissent à peu près rien des effets sur la santé; des légumes engraissés chimiquement et récoltés à la hâte avant même que le soleil ait terminé son travail. Est-ce vraiment ce genre d’endroit que nous voulons célébrer? Ce genre de conversation que nous voulons avoir collectivement?

Il existe bien sûr des initiatives visant à promouvoir l’alimentation locale dans certaines grandes surfaces, et il faut les saluer. Mais on ne sent pas souvent de réel engagement de la part des dirigeant·e·s de ce genre d’entreprises. On a même plutôt l’impression que ces stratégies sont mises de l’avant pour acheter des points de karma verts. Dans son plus récent essai, le sociologue de l’économie Yves-Marie Abraham expose assez bien cette fausse bienveillance:

Le Capital […] ne tolère pas qu’on serve d’autres causes que la sienne. Certes, il permet qu’une entreprise se donne des objectifs «sociaux» ou «écologiques», mais à condition que cela soit rentable. Et par les temps qui courent, c’est effectivement profitable d'insérer du «vert», de l’«éthique» ou de la «lutte contre la pauvreté» dans un énoncé de mission d’entreprise, comme on l’enseigne dans toute bonne école de marketing2«Guérir du mal de l’infini» (Écosociété, 2019)..

Il n’y a pas que les supermarchés qui sont en cause. Tant que les gouvernements ne feront rien pour contrer les ravages induits par les géants de l’agroalimentaire, qu’ils continueront de s’acoquiner avec les lobbys industriels et syndicaux qui contrôlent le marché, qu’ils n’imposeront pas de loi sur la traçabilité des aliments; tant qu’il n’y aura pas de politiques claires visant à favoriser le retour à la biodiversité agricole et la disparition progressive des monocultures transgéniques et autres pratiques contre nature, il sera difficile de renouer avec la profondeur et la richesse de la philosophie paysanne.

Les kiosques fermiers, tout comme les épiceries locales, artisanales et zéro déchet, ont commencé à paver la voie. Leur popularité grandissante et les impacts positifs qu’ils génèrent nous prouvent que le changement commence souvent au cœur même des communautés. Ces commerces ont comme mission sincère de promouvoir une alimentation locale et écologique, tout en créant des espaces de rencontre et de diffusion—il n’est pas rare d’y trouver de l’artisanat, de la littérature engagée et toutes sortes d’objets écoresponsables. Parfois, il est même possible d’y croiser un·e maraicher·ère, les mains encore pleines de terre, en train de parler avec passion des produits qu’il ou elle vient de déposer au pied du frigo à légumes. Ne devrions-nous pas reconnaitre l’importance de ces lieux de transmission et participer à leur multiplication?

Les supermarchés taisent la poésie des aliments.

À ceux et celles qui rétorquent que le prix des aliments biologiques issus de petites cultures est trop élevé, je citerai encore Joel Salatin: «Si vous trouvez qu’[ils] sont trop dispendieux, avez-vous évalué récemment les couts reliés au cancer» La question mérite d’être posée, surtout quand on sait que les produits ultratransformés, qui se trouvent en abondance sur les tablettes des supermarchés, sont responsables de l’augmentation de nombreuses maladies, particulièrement parmi les populations les plus pauvres (puisque ces produits sont aussi souvent les moins chers). Les quelques dollars supplémentaires déboursés pour un aliment bio, par ailleurs très souvent payé au juste prix de l’énergie révolutionnaire déployée par les artisan·e·s, et qu’une participation plus soutenue du gouvernement permettrait d’ailleurs de réduire, représentent un investissement important pour la qualité de vie des générations actuelles et à venir.

Lorsque nous acceptons de manger ce que l’industrie nous propose, sans remettre en question le contenu des étalages, nous contribuons à la disparition du langage des aliments cohérents avec le lieu. Puis, par la bande, à la disparition de notre mémoire collective, qui regorge d’histoires d’autonomie et d’identité, nécessaires à l’élaboration d’une meilleure façon d’habiter le territoire. C’est simple, au fond: ce que nous mangeons définit notre manière de faire usage du monde.


Elisabeth Cardin n’a jamais voulu être restauratrice, ni autrice, ni artiste peintre. Pourtant, ce sont ces trois métiers qui l’ont occupée pendant la dernière décennie. Elle demeure maintenant dans la petite municipalité de Saint-Jean-Port-Joli, avec River, son caniche royal, et accepte volontiers tout ce que la vie a à lui offrir.


Pour aller plus loin

Le temps des récoltes, le 19e titre de notre collection Documents.

«Journal d’un restauratrice à la retraite», un essai d’Elisabeth Cardin publié dans Nouveau Projet 24.

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