Une forêt comme une page blanche

Gabriel Beauchemin
Photo: Nancy Guignard
Publié le :
Transition

Une forêt comme une page blanche

À Chicoutimi, un centre d’art actuel a acquis une forêt de 150 acres où les laboratoires de création se multiplient.

Depuis 2021, le centre Bang propose un espace d’expérimentation aux artistes en résidence, une terre forestière située à Saint-Nazaire de la taille d’environ 85 terrains de football (ou quatre fois le parc Jarry), à 45 minutes de voiture de sa galerie du centre-ville de Chicoutimi. Ce nouveau terrain de jeu s’inscrit dans le vaste projet Kilomètres cubes (KM3), une initiative au long cours cherchant à insérer la forêt au cœur des démarches du centre.

«Si on se projette dans cinq ans, on voudrait y construire un bâtiment d’accueil et cinq petites cabines autonomes pour héberger des artistes», résume Patrick Moisan, directeur général du centre Bang.

Offrir ce territoire de création lui permettra de se démarquer des centres d’art des grandes villes tout en répondant à un appétit bien réel pour ce type de milieu. Et comme cette parcelle de terre est également reliée à plus de 1 000 acres de terres publiques intramunicipales, c’est au total l’équivalent de deux fois la superficie du parc du Mont-Royal qui s’offre comme zone d’expérimentation.

«Les artistes nous parlent du monde qui les entoure, et ce monde vit des changements, des bouleversements qui invitent à parler du vivant, de l’extérieur», poursuit-il.

Tout au long de l’année 2022, dans l’objectif d’amorcer une véritable réflexion collective, le centre Bang a rassemblé de nombreux partenaires, des professionnel·le·s des milieux agricole et forestier tout comme des écoles, des entreprises et des associations du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ce volet interdisciplinaire est particulièrement important dans l’approche du centre Bang, souligne Moisan.

«On débarque dans une communauté, un petit village dans le secteur nord de la MRC qui est dévitalisé, qui n’a aucune activité culturelle, où il n’y a même pas d’épicerie. Je n’avais pas envie d’acheter tout simplement un terrain et d’y envoyer nos artistes.»


Former la relève

Les projets développés sur cette parcelle de terre profitent aussi aux jeunes de la région. Le poète Charles Sagalane y donne des ateliers d’écriture à des élèves de la troisième année du primaire à la cinquième année du secondaire. Ces activités sont réalisées en partenariat avec le Centre de services scolaire du Lac-Saint-Jean et le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean.

«Souvent, le rapport à l’écriture, à l’école, c’est un peu de se faire taper sur les doigts parce qu’on fait trop de fautes et qu’on a de la misère à trouver des idées, explique Sagalane. Je voulais donc amener les élèves dans un mode ludique, où l’écriture est plus libre.»

Une vingtaine d’ateliers différents sont offerts, qui varient en fonction des saisons, de la température et de l’intérêt des participant·e·s.

«Lorsqu’il ne fait vraiment pas beau, une bonne partie de la journée est passée à construire un abri à la manière de l’auteur Henry David Thoreau, et après les jeunes doivent écrire une lettre à leurs parents pour leur dire qu’ils et elles refont leur vie dans les bois», poursuit Sagalane, le sourire aux lèvres. Depuis les deux dernières années, une trentaine de groupes scolaires ont fait l’expérience de ces activités permettant une réconciliation avec l’écriture.

«Et cette réconciliation, elle est double, souligne Charles Sagalane. Il y a ceux et celles qui adorent chasser, trapper, faire de la cueillette, faire plein d’activités en forêt, et qui ne penseraient jamais à lier ça à l’écriture. Et il y a, moins souvent, ceux qui lisent, qui sont plus près de l’écrit, plus près de la culture, et qui n’auraient jamais pensé qu’on puisse lire et écrire en nature.»


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Reproduire la forêt pour mieux la comprendre

Le centre d’artistes de Chicoutimi a également entrepris de reconstituer de façon virtuelle le terrain de Saint-Nazaire. La première étape de cette initiative s’est déroulée en février 2025 et a rassemblé des artistes et des universitaires, de même que des membres du Centre de géomatique du Québec et du centre de recherche en numérique Colab.

Toutefois, le directeur général ne s’en cache pas, cette aventure comprend son lot de défis.

«Créer le jumeau numérique d’un environnement vivant, c’est d’une complexité incroyable. Il pleut, il vente, il y a des feuilles qui tombent dans l’espace, des changements de saison.»

Si ces représentations virtuelles sont généralement développées dans des cadres scientifiques, celle que souhaite réaliser le centre Bang sera d’abord marquée par une sensibilité artistique, teintée par la subjectivité des créateur·trice·s qui vont participer au projet, comme Mériol Lehmann1Lehmann a contribué les photos accompagnant l’essai «Morts terrains»., un artiste-chercheur spécialisé en photographie, art sonore et arts médiatiques qui est impliqué dans KM3 depuis les débuts. Pour traduire cette forêt, tout est permis: intelligence artificielle, modélisation 3D, immersion sensorielle, usage des sons, des textures, des odeurs, etc.

Au-delà de l’exploration technologique, ce double aura également une valeur sociale: il permettra de rapprocher la forêt des gens qui ne peuvent pas y avoir accès pour de multiples raisons.

«Par exemple, un travailleur retraité de la foresterie qui est dans un centre de personnes âgées et qui ne peut plus se déplacer, suggère Lehmann. Le jumeau numérique pourrait lui permettre de vivre une expérience de la forêt et de profiter de ses effets bénéfiques en matière de santé mentale.»

Dans le contexte des changements climatiques et de l’effondrement de la biodiversité, ces données pourraient également favoriser le développement d’outils prédictifs, ce qui permettrait notamment de développer des solutions d’aménagement adaptées à l’évolution des écosystèmes.


Art et transition socioécologique

Si KM3 se révèle être un endroit unique d’expérimentation où l’art et la science se rencontrent, il porte également en lui le potentiel de transformer plus largement notre rapport au territoire, souligne Lehmann.

«La majeure partie du Québec, c’est de la forêt, mais les domaines forestiers auxquels les Québécois ont accès sont complètement civilisés, des parcs de la Sépaq, des parcs municipaux, des lieux qui ne sont pas sauvages.»

Justement, l’équipe du centre Bang chérit le souhait de maintenir inaltérée la plus grande partie possible de sa forêt. Actuellement, sur le site de KM3, aucun aménagement n’est fixe. Deux tentes de prospecteurs, un tipi et une minimaison sur roues font office d’espaces intérieurs pour les artistes. En février dernier, le centre a toutefois obtenu un financement de 50 000 dollars du gouvernement du Québec pour la réalisation d’une première résidence rigide, actuellement en construction.

«Nous avons ciblé les lieux à préserver à tout prix, comme les milieux humides ou les zones de mise bas de la faune. De plus, nos bâtiments seront construits de manière durable avec la plus petite empreinte au sol possible», précise Moisan.

Enfin, selon Lehmann, le regard des artistes qui investissent cette terre forestière est complémentaire à celui des scientifiques sur la question des changements climatiques.

«La particularité des artistes, c’est qu’ils et elles s’adressent non pas à notre intellect, mais à l’esthétique, aux sens. Et ça favorise un passage à l’action parce que ça nous touche émotivement plutôt qu’intellectuellement. Ça peut éventuellement nous amener à prendre conscience du fait que le monde autour de nous a changé. Et le sentiment de perte peut nous amener à poser des gestes.» •

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D’autres initiatives locales pour la transition


Sensibiliser aux réalités environnementales

Porté par le Conseil régional de l’environnement et du développement durable du Saguenay–Lac-Saint-Jean, le programme «Pour une ERE solidaire» est offert gratuitement dans les écoles primaires de la région. Les objectifs sont notamment de sensibiliser et d’informer les élèves de la maternelle à la sixième année quant aux réalités environnementales actuelles et de promouvoir des habitudes de vie écoresponsables. Plus de 20 000 jeunes de la région qui ont été rejoint·e·s au cours de la dernière année.

  • Photo: Annie Perron

Un changement imaginé et déployé localement

Le Grand Dialogue pour la transition socio-écologique du Saguenay–Lac-Saint-Jean est une initiative citoyenne rassemblant des acteur·trice·s du terrain et du domaine de la recherche. Après avoir consulté plus de 10 000 personnes provenant de tous les horizons sur une période de deux ans et demi, l’équipe du Grand Dialogue en est maintenant à l’étape de synthétiser les propositions récoltées, avec des journées de consolidation prévues en 2025.

Pour davantage de détails, visitez granddialogue-slsj.com.

Gabriel Beauchemin est journaliste, spécialisé dans les questions entourant les changements climatiques. Il est candidat à la maitrise en études politiques appliquées, à l’Université de Sherbrooke.

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