Ce qu’on a vu—octobre 2025
Théâtre, danse, cinéma... Voici les recommandations de l'équipe de «Nouveau Projet» ce mois-ci.

Un monde où les certitudes s’écroulent, mais où émerge néanmoins une certaine lumière à travers la noirceur. C’est au gré du mouvement entre la géopolitique et la généalogie que s’écrivent ces 548 pages qui aboutissent, dans les meilleurs passages, à la littérature, à ce qu’elle nous fait, à ce qu’elle occulte, à ce qu’elle révèle.
Kolkhoze
d’Emmanuel Carrère (P.O.L)
C’était peut-être le plus goncourable des Carrère. Cela aurait été bien pour le Goncourt, un peu moins pour le reste de l’œuvre de l’auteur, d’un coup reléguée au second plan derrière ce livre, à la fois son plus apaisé et son plus intranquille. Un livre de deuil, dont le point d’entrée est la mort de sa mère, Hélène Carrère-d’Encausse; l’horizon, la guerre en Ukraine; et la ligne de fuite, comme souvent chez lui, l’histoire familiale. Seulement, cette fois, c’est un écrivain qui écrit depuis un monde qui lui semble—et à nous aussi—nouveau. Un monde où les certitudes s’écroulent (la mère, dans toute sa droiture ébranlée, en devient la métaphore), mais où émerge néanmoins une certaine lumière à travers la noirceur (peut-être via le père, Louis Édouard Carrère, ou encore l’oncle, Nicolas). C’est au gré du mouvement entre la géopolitique et la généalogie que s’écrivent ces 548 pages qui aboutissent, dans les meilleurs passages, à la littérature, à ce qu’elle nous fait, à ce qu’elle occulte, à ce qu’elle révèle.
À un moment, Carrère cite son éditrice russe, sur le point de fuir son pays: «Je crois aux derniers instants de la vie, au regard que chacun porte sur la sienne quand il la quitte. Est-ce que j’ai bien vécu ou non? Est-ce que j’ai fait plus de bien que de mal? C’est la seule vérité.» En lisant ces lignes, on comprend l’entreprise derrière Kolkhoze—modestement inscrit dans le sillage du Labyrinthe du monde de Yourcenar—, où Carrère repasse le fil de l’histoire dans le chas de certaines de ses propres productions littéraires (Uchronie, La moustache, Un roman russe, Limonov et quelques autres) avec cette idée derrière la tête: «Il est devenu si affreux d’être Russe aujourd’hui que j’ai envie de me trouver d’autres racines.» C’est une forme de mélancolie drôle et inédite que l’on éprouve alors, comme si ce livre s’avouait le dernier de cet homme dont on voudrait parfois le cerveau, sans les idées noires. À moins que ce ne soit le dernier d’une époque aujourd’hui disparue.
— Ralph Elawani, collaborateur, Nouveau Projet
Combustion libre
d’Alex Viens (Le Cheval d’août)
Léo habite un trois et demi avec sa mère. Sauf que sa mère est morte et que, depuis son départ, tout s’empile: les factures et les bibelots, les déchets, les angoisses. Mais à la tristesse du deuil se mêle un soulagement vertigineux. Qu’est-ce que Léo peut faire de la vie qui lui appartient maintenant? Servi par une plume riche et fébrile, le roman raconte comment cette liberté neuve est compliquée par le manque de ressources: une précarité teintée d’un espoir douloureux et d’une honte tenace. S’y entrelacent les nœuds tordus des liens familiaux, l’identité de genre, la rencontre et le désir de l’autre. Un récit fiévreux, poignant, qui saisit comme une brulure à la gorge.
— Amélie Panneton, critique littéraire, Nouveau Projet
Janette
de Rébecca Déraspe (Ta Mère)
L’adresse déployée par la dramaturge dans ce récit biographique, qui n’effleure aucun des écueils du genre, éblouit. Tour à tour ludique, instructif (sans être didactique) et émouvant, ce voyage à travers le siècle qu’a vécu—et contribué à façonner —Janette Bertrand permet à ceux et celles qui la connaissent de revisiter les escales de son parcours. Quant aux autres, issu·e·s des plus jeunes générations par exemple, ils et elles pourront mesurer l’ampleur de son apport à la société québécoise. Y résonnent les expressions et le ton, la franchise et l’humour propres à l’illustre animatrice et autrice. Une expérience de lecture à la fois prégnante et réjouissante.
— Sophie Pouliot, collaboratrice, Nouveau Projet
Blood Horses
de John Jeremiah Sullivan (Farrar, Straus and Giroux)
Le père de John Jeremiah Sullivan était un chroniqueur sportif comme on en trouve peu: pour son périodique du Kentucky, il a écrit sur les grand·e·s de son époque, de Muhammad Ali à Michael Jordan et John McEnroe. Alors que son père meurt, l’essayiste lui demande son meilleur souvenir de toutes ses années dans la galerie de presse. «J’étais au Derby de Secretariat, en 1973, répond-il. C’était juste… la beauté, tu sais?»
Secretariat est un des plus célèbres chevaux de course de l’histoire: un pur-sang alezan qui a remporté la prestigieuse triple couronne américaine avec, lors de l’ultime épreuve, une avance de 31 longueurs—un record qui, à ce jour, n’a jamais été battu. Sauf que, au moment où son père lui fait l’éloge de Secretariat, Sullivan ne connait rien aux chevaux, et encore moins au thoroughbred racing. Cela changera: au cours des années qui suivront, Sullivan s’immergera dans ce monde fou pour retracer l’histoire de Secretariat, celle des chevaux en général et, peut-être plus que tout, celle de son père. En résulte un hybride étrange, quelque part entre une biographie, un cours sur les équidés et un reportage à la Tom Wolfe ou David Foster Wallace, mais le pari est réussi: Blood Horses est une enquête intelligente et touchante sur le sport, la démesure et le deuil, un hommage à la passion et à la filiation qui n’a, en fait, que peu à voir avec les chevaux.
— Clara Champagne, rédactrice en chef adjointe, Nouveau Projet
Les incels: du clic à l’attentat
d’Annvor Seim Vestrheim (remue-ménage)
Ce livre offre une perspective sociologique sur les forums d’incels, ces hommes frustrés par leur chasteté qu’ils estiment forcée (incel étant la contraction d’involuntary celibate). Un peu comme on soulève une roche pour observer un univers grouillant (et franchement peu ragoutant), cette enquête dans les plus sombres recoins d’une idéologie nourrie par la haine des femmes a de quoi fasciner et horrifier. Divisé en deux chapitres, l’ouvrage se concentre d’abord sur le langage, les codes et l’identité qui structurent la communauté incel. Il examine ensuite comment ces récits, portés par une rhétorique qui se réclame d’un évolutionnisme faussement scientifique et par un désir de se venger contre celles qui priveraient ces hommes de leur supposé dû, opèrent un glissement du malêtre individuel vers la radicalisation antiféministe et misogyne. Glissement qui reflète un continuum de la conversation en ligne à des actions terroristes. Bref, on a l’impression de mettre les pieds dans une usine à losers, prêts à s’inventer les complots les plus farfelus pour ne pas prendre la responsabilité de leurs malheurs. On pourrait en rire s’ils ne fomentaient pas une violence extrême.
— Marie-Christine Lemieux-Couture, collaboratrice, Nouveau Projet
Le quai de Ouistreham
de Florence Aubenas (Points)
C’est mon professeur de journalisme écrit à l’UQAM qui nous a proposé de lire cette œuvre, qui témoigne selon lui du potentiel littéraire du reportage, et ce, malgré les années écoulées depuis sa publication.
En février 2009, la journaliste Florence Aubenas débarque à Caen, ville portuaire du nord-ouest de la France, frappée comme le reste du pays par une crise économique. Elle s’inscrit à Pôle emploi et propose ses services comme agente de propreté, domaine dans lequel elle n’a aucune expérience et aucun talent. Par des dialogues tranchants et des descriptions qui font crépiter les sens, la journaliste peint le tableau d’un quotidien franchement misérable, ponctué par des moments d’humour étincelants. Les rencontres de Florence Aubenas, bouées de sauvetage face aux horaires et aux conditions de travail effroyables, permettent d’entrevoir les divers visages de la précarité qui se côtoyaient à l’époque. Des jeunes surénergisé·e·s aux ainé·e·s expérimenté·e·s, tou·te·s se retrouvent au bord du gouffre et certain·e·s, parfois, tombent.
— Élisa Marchildon, stagiaire, Nouveau Projet

Théâtre, danse, cinéma... Voici les recommandations de l'équipe de «Nouveau Projet» ce mois-ci.

Paru en 1985 mais revu cette année aux Éditions de Minuit à partir des tapuscrits originaux et d’un texte resté inédit, «La mémoire et les jours» de Charlotte Delbo ressurgit comme une œuvre brulante d’actualité, entre mémoire des camps et solidarité face aux violences qui se répètent aujourd’hui encore.

Avec ses compositions élégantes et sans artifice, la jeune Canadienne Noeline Hofmann insuffle au country traditionnel toute la force brute et la poésie des plaines de l’Ouest.

Si vous êtes à la recherche d’un bon plan cinéma-maison, vous l’avez trouvé: «Sorry, Baby», premier long-métrage de l’audacieux·se Eva Victor, qui dresse avec délicatesse et une pointe d’humour le portrait d’une jeune femme qui tente de reprendre pied après un traumatisme.