Tuer son père

Clara Champagne
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Critique

Tuer son père

Deliver Me from Nowhere, de Scott Cooper, dépeint un Springsteen à vif, rongé par les démons et la solitude qui ont façonné Nebraska, son album le plus cru et le plus vrai.

En 1981, Bruce Springsteen a besoin de s’isoler. Après une autre tournée à guichets fermés, son gérant lui loue une maison à Colts Neck, dans son État natal du New Jersey. Il s’y retire plusieurs mois durant pour enregistrer, dans sa chambre à coucher, des démos pour un nouvel album. En résulte une série de chansons acoustiques sombres et crues sur l’enfance, l’angoisse, la violence, la psyché américaine. Lorsqu’il les enregistre en studio, son band est extasié; tous sont convaincus que l’une d’elles, «Born in the U.S.A.», propulsera leur frontman à un autre niveau de notoriété.

Mais le Boss est insatisfait. Il est hanté par ce qui s’est passé à Colts Neck, par ces enregistrements qui ont creusé une entaille en lui et exposé ses blessures. Il veut sortir les démos telles qu’il les a enregistrées, et personne ne pourra le faire changer d’avis. Cela deviendra un album mythique, unique dans la discographie de Springsteen: Nebraska.

  • Jeremy Allen White et Odessa Young dans «Springsteen: Deliver Me from Nowhere», de Scott Cooper.
    Jeremy Allen White et Odessa Young dans «Springsteen: Deliver Me from Nowhere», de Scott Cooper.

Deliver Me from Nowhere est loin d’être un film parfait. Il manque parfois d’élan narratif, et certaines scènes sont trop mélodramatiques. Le jeu de Jeremy Allen White, cependant, est mémorable. Et l’œuvre dépeint quelque chose qui dépasse Springsteen, la musique ou la célébrité: ce qui arrive lorsqu’on grandit en pensant que, plus que du sang, c’est un genre de poison qui sillonne nos veines. C’est l’histoire, autrement dit, des troubles qui affligent les enfants de ceux qui échouent à être des parents; de cette impression de ne mériter que la noirceur; de cette peur de décevoir qui, inévitablement, sabote, détruit, enferme.

L’œuvre dépeint ce qui arrive lorsqu’on grandit en pensant que, plus que du sang, c’est un genre de poison qui sillonne nos veines.

Il y a une scène où Springsteen se rend en coulisses après un autre concert enflammé et  retrouve son père, un équilibriste sur le fil tendu entre la santé et la psychose. «Assieds-toi sur mes genoux», lui commande-t-il. Springsteen est abasourdi. «Je suis trempé, papa», répond-il. Une pause. «Et j’ai 32 ans.» Il pourrait dire autre chose: je suis une célébrité, papa. J’ai fait ma vie, papa. Je t’ai survécu, papa.

Mais son père insiste, et Springsteen—malgré les années, le succès, l’indépendance, l’amour, la thérapie, l’art—ne peut pas lui résister. Sa blessure jungienne lancine encore. Alors, il s’assoit.


Clara Champagne est la rédactrice en chef adjointe de Nouveau Projet.

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