«Shifting Baselines»: un fantasme spatial destructeur

«Shifting Baselines»: un fantasme spatial destructeur
Le nouveau documentaire de Julien Élie, Shifting Baselines, présenté au FNC et en salle le 17 octobre, voit l’expansion du pouvoir humain se poursuivre à l’échelle grandiose du cosmos tout entier. C’est fascinant, mais aussi terrifiant.
Contrairement à ce que certain·e·s pourraient croire, Boca Chica, au Texas, n’est pas une plage. On pourrait bien y déceler, parfois, cette sensation de temps suspendu qui imprègne les villes fantômes, bien qu’y défilent les employé·e·s très occupé·e·s de la société SpaceX d’Elon Musk, en plus d’une poignée d’admirateur·trice·s persuadé·e·s d’être les témoins des débuts de la conquête (ou de la colonisation) de Mars. Dans le meilleur scénario, Boca Chica pourrait bien devenir, plus tard, un lieu historique où les humains auront réussi à transcender leurs propres limites et à s’imposer comme une espèce interplanétaire miraculeusement sauvée des désastres naturels qu’elle a engendrés.
Bien entendu, ce fantasme spatial entretenu à coup de milliards de Musk est trop beau. D’abord, parce qu’il se révèle immensément destructeur: ces humains qui construisent de géantes fusées et qui s’agitent comme des fourmis affolées accélèrent en réalité la dégradation de l’espace naturel occupé. Les marécages voient leurs eaux se vider, le territoire est privatisé, les poissons et les oiseaux sont moins nombreux ou plus petits, les débris spatiaux tombent du ciel, et plus personne ne se baigne nulle part. Ensuite, parce que ce fantasme demeure obstinément aveugle à tout ce qui l’entoure: les migrant·e·s, les pêcheur·euse·s, les Autochtones, les crises politiques, la vie—la planète tout entière. Non, assurément: Boca Chica n’est pas une plage.
Pour illustrer cette ironie aberrante—conquérir l’ailleurs, tout en détruisant l’ici—, le réalisateur Julien Élie drape Shifting Baselines d’une esthétique hypnotique en noir et blanc qui nous plonge dans une ambiance spectrale de fin de civilisation. Bords de mer sous nuages bas, structures métalliques dressées vers le cosmos noir, étendues de glace parsemées d’arbres morts… Les visuels sont saisissants et ténébreux, encore plus lorsqu’ils sont rehaussés d’une musique immersive; ils insufflent un certain sentiment d’étrangeté et de malaise à une œuvre qui pose des questions tristes, insensées. Pourquoi l’humain ferait-il mieux sur Mars? À quoi va ressembler notre ciel s’il n’y brille plus que des satellites à profusion?
- Le film «Shifting Baselines», de Julien Élie.
On retrouve dans le documentaire d’Élie la même angoisse sourde et la même imagerie futuriste que dans les films des années 1950 et 60 sur la peur de la bombe atomique. En 2025, c’est le fait que la dégradation progressive de l’environnement soit peu à peu acceptée comme normale qui fait peur. C’est le concept auquel Élie emprunte son titre. Les shifting baselines, telles que théorisées par le biologiste Daniel Pauly, font référence au fait que chaque génération oublie l’état naturel de référence, l’abondance et le paysage passés, ce qui abaisse sans cesse le seuil de normalité. Dans un élan élégiaque, Élie filme cette mémoire écologique en disparition.
Son film n’est aucunement militant; il n’a que faire de condamner ces nouveaux·elles pionnier·ère·s de l’espace, ces milliardaires expansionnistes dont la soif de pouvoir ne connait aucune limite. Élie ne démythologise rien de cette «conquête»—même s’il en expose les multiples contradictions—, préférant plutôt capter sans le juger un geste de survie malade, une ambiance viciée à la fois progressiste et apocalyptique, où la fuite n’est pas seulement un fantasme, mais une nécessité. Libre à nous d’interpréter l’ambigüité de ces images sibyllines comme il nous convient. L’anxiété au ventre, ou l’espoir en bandoulière.
Céline Gobert est cheffe de pupitre et journaliste à Nouveau Projet.