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Chaque numéro, huit correspondants—quatre au Canada, quatre ailleurs sur la planète—nous donnent des nouvelles de leur coin du monde.

Bidonvilles sous l’eau

Saint-Domingue, République Dominicaine—«La rivière monte si rapidement parfois qu’il est difficile de partir de chez soi. Et si nous y ar-rivons, nous sommes régulièrement victimes de pillage et nos affaires sont entièrement trempées.» Depuis plus de 20 ans, chaque année, Julio Cesar Santos voit sa maison faite de tôles et de planches de bois être emportée par la rivière en crue. Le soir, quand il pleut, un membre de la famille garde son pied ou sa main au sol pour pouvoir donner l’alerte si les eaux commencent à monter.

La famille de Julio vit à la Barquita, l’un des quartiers les plus défavorisés de Saint-Domingue, le long de la rivière Ozama. Trois-cent-mille personnes vivent dans des bidonvilles établis au bord de cette rivière extrêmement polluée. La Barquita est situé dans un coude de la rivière, où les eaux s’accumulent lors de catastrophes naturelles comme les ouragans, dont le nombre est en augmentation en raison du réchauffement climatique. Le niveau de l’eau peut ainsi monter de six mètres en l’espace d’une nuit à la suite de précipitations abondantes. Bien que la République dominicaine ne rejette que 0,06% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce pays de 10 millions d’habitants en subit les conséquences dramatiques. Et les premiers à souffrir sont souvent les plus vulnérables.

En 2012, le président nouvellement élu, Danilo Medina, a lancé un programme de relogement pour venir en aide à cette population à risque. Des logements sociaux flambant neufs ont été attribués aux femmes en fonction du nombre d’enfants qu’elles ont. Ces mères de famille se sont ensuite réunies et ont décidé de faire interdire les activités lors desquelles les hommes dépensaient l’argent du ménage et abusaient de l’alcool: les combats de coqs, les kiosques de paris et les salles de billard qui proliféraient à la Barquita sont maintenant interdits. Dans dix ans, ces femmes deviendront automatiquement propriétaires de leur nouveau logement.

À la Nueva Barquita, des immeubles de quatre étages protègent aujourd’hui les familles des inondations et ont un impact radical sur leur vie. Milinia Lopez, 66 ans, n’avait jamais vécu dans un logement avec une salle de bain et une cuisine aménagée. Tous les jours, elle remercie Dieu et le président réélu, Danilo Medina.


Benjamin Petit est un photojournaliste français établi à New York, également codirecteur de #Dysturb. Il a étudié pendant deux ans les conséquences sociales du réchauffement climatique en République dominicaine.


Le train de l'oubli

Montevideo, Uruguay—Il y a dans le vieux centre de Montevideo une gare majestueuse qui n’a rien à envier aux gares d’Europe. L’ornementation de sa façade, les grands arcs de sa verrière, ses colonnes, ses voutes, son horloge… Depuis 1897, l’édifice trône dans toute sa splendeur près du port industriel. Mais depuis mars 2003, les trains ne s’y arrêtent plus.

À la place, vandales, squatteurs et pigeons y ont fait leur nid. La plupart des carreaux de la verrière ont disparu, ses poutres de fer forgé mangées par la rouille courbent l’échine, et l’horloge qui coiffait l’entrée du grand hall a perdu l’heure entre midi et 17h.

À une époque, le train était pourtant un moyen de transport populaire en Uruguay. Des trains de passagers effectuaient la liaison quotidienne entre Montevideo et de nombreux villages de l’intérieur. Les rails, c’était la ligne de vie des zones rurales en périphérie de la capitale. Et tout au bout de cette ligne, un petit village, Veinticinco de Agosto, voyait jadis un train en gare toutes les 20 minutes.

Dans cette bourgade au milieu de nulle part, il y avait un bourdonnement de vie constant. La station de chemin de fer était le moteur socio-économique du village; elle employait la presque totalité de ses quelque 2000 habitants. Mais en janvier 1988, le village s’est tu. Finis, les trains de passagers. Les jeunes sont partis. Les travailleurs aussi. C’était il y a presque 30 ans, mais la nostalgie de cette époque plane sur Veinticinco de Agosto, comme si la poussière laissée dans le sillage du dernier train n’était jamais complètement retombée.

Il y a bien eu quelques initiatives pour tenter de donner un second souffle au transport de passagers par train, mais les rares départs proposés ne conviennent plus au mode de vie des Uruguayens. Et, en dépit des pressions populaires, l’État refuse le rétablissement complet du service et privilégie plutôt le réseau routier.

De ce qu’a été le réseau ferroviaire en Uruguay, il ne reste que des vestiges. Les jeunes en âge de conduire ou de prendre l’omnibus regardent les passages à niveau comme ils regarderaient un vieux walkman. Et le 23 juin 2017, dans la Ciudad Vieja, la station centrale General Artigas a soufflé seule ses 120 bougies, dans l’indifférence la plus totale.


Anne Levasseur est reporter vidéo pour l’Agence France-Presse à Montevideo. Elle a auparavant travaillé pour Radio-Canada à Vancouver et à Montréal et collaboré à l’émission Banc public à Télé-Québec.

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Les petits rats de Kibera

Nairobi, Kenya—Il n’y a pas de parquet dans cette salle de danse. Sur le sol en terre battue, les pieds nus des élèves pointent, glissent et exécutent des pirouettes dans la fine poussière ocre qui s’élève à chaque entrechat. Il n’y a pas de barre pour s’appuyer lors des échauffements et des demi-pliés rituels. Pas de tenue imposée non plus.

Dans la seule classe de danse classique du plus grand bidonville d’Afrique, petites filles et adolescentes se partagent quelques mètres carrés, et les tutus roses, les justaucorps violets, noirs ou rouges proviennent de dons collectés en Europe pour ces petits rats de Kibera.

Créée il y a un peu moins de dix ans, l’école d’art de Kibera est une manifestation exemplaire de la débrouillardise dont doivent faire preuve les habitants du bidonville pour vivre et survivre dans cette jungle de toits de tôle aux tons de rouille, de ruelles boueuses et de caniveaux emplis de déchets.

David, dix ans, raconte comment, avant son admission au cours de dessin, sa tante économisait chaque mois juste assez d’argent pour lui acheter un nouveau crayon de couleur. «D’abord le rouge, ensuite le bleu, et le vert», se rappelle-t-il, les mains couvertes d’encre. Dehors, les élèves du cours de cirque exécutent des saltos sur un tapis de gym, au son quelque peu cacophonique des tambours du cours de musique. «Notre société ne reconnait pas l’importance des arts, mais ces gamins ont de meilleures notes depuis qu’ils expriment leur créativité, estime Mike, le professeur de danse. À travers l’art, ils voient autre chose que le quotidien du bidonville, ils découvrent que la vie a un sens, qu’elle ne se résume pas à une lutte pour la survie.»

Pour Noël, l’école prépare une comédie musicale racontant l’histoire d’une famille qui quitte le nord du Kenya afin de venir s’installer à Kibera dans l’espoir d’une vie meilleure. Un projet auquel participent tous les élèves, danseurs, acteurs, acrobates et musiciens.

David, lui, se réjouit de réaliser le décor et les costumes avec ses camarades du cours d’arts plastiques. Il est chargé de peindre un panneau, et son professeur lui a donné le choix de la couleur. Il sera rose, comme le dernier crayon que lui a acheté sa tante.


Mélanie Gouby est une journaliste indépendante qui couvre l’Afrique de l’Est et l’Afrique centrale depuis sept ans pour la presse écrite et la télévision.


Cul de sac

Kaboul, Afghanistan—C’est l’histoire d’une centaine d’Afghans attroupés à un rondpoint de Kaboul. Les voitures prennent toutes sortes de directions, mais eux, ils ne vont nulle part. Ils n’ont pas de travail. Le taux de chômage est de 40% en Afghanistan.

Et puis, quelque part à travers la fumée qui s’échappe des voitures au diésel et l’odeur des poubelles, le messie arrive. Un employeur. Il cherche un travailleur pour la journée. Pour un contrat de peinture, de construction peut-être? Il sort de sa voiture sans se soucier du bouchon de circulation qu’il est en train de créer. Le troupeau de chômeurs fonce vers lui. Enfin, une chance de sortir de ce cercle vicieux.

À peine le temps de fermer la portière que l’employeur est encerclé. Je ne comprends pas un mot de pachtoune, mais je devine ce qui se dit. «Choisis-moi, choisis-moi, non, choisis-moi plutôt.» L’enjeu est vital. Pour certains, c’est la différence entre avoir ou ne pas avoir de pain sur leur table ce soir. Noyés dans la foule, les chômeurs ont peu de chances de se faire offrir le travail qui leur permettra de gagner quelques afghanis. Le messie repart avec l’élu. Les autres devront revenir chaque jour, l’espoir au creux du ventre.

Ceux qui en ont marre d’attendre ici prennent le premier autobus et quittent le pays pour gagner la frontière iranienne, espérant la traverser illégalement et rejoindre l’Europe. D’autres empruntent un chemin beaucoup plus sombre et sont recrutés par des groupes terroristes, qui leur offrent de quoi nourrir leur famille et l’occasion d’extérioriser toutes les frustrations accumulées.

À ce carrefour giratoire, je vois des gens «poqués» par cette guerre qui n’en finira jamais et qui a des conséquences infinies sur leur vie, fait fuir les entreprises qui pourraient les embaucher, freine le progrès, brise leurs familles.

Je ne sais pas ce qui est le plus difficile: trouver un sens à la vie quand la mort fait partie du quotidien, ou trouver un sens à la mort lorsque le quotidien n’en a pas?


Originaire du Saguenay, Jasmin Lavoie est correspondant au Pakistan et en Afghanistan pour France 24.

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