Monde

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Correspondances

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Nouvelle rubrique! Chaque numéro, huit correspondants—quatre au Canada, quatre ailleurs sur la planète—nous donneront le pouls de leur région du monde. Ils se feront l’écho de petits et de grands faits qui, chacun à leur manière, révèlent un trait saillant de notre époque.

Santa Marianita, Équateur

Paradis artificiel

À Santa Marianita, petit pueblo balnéaire situé à quelque 400 km de Quito, on est loin de l’agitation de la capitale. Le vent salé du Pacifique porte les centaines d’oiseaux venus pêcher leur repas. Le soleil est bon, les vagues sont douces. Et sur le sable chaud, une toute nouvelle ville commence à fleurir, pensée et administrée entièrement par... des Québécois. Pour l’instant, l’immense terrain de près de 54 hectares tient plus du désert que de la communauté vibrante. Mais les ouvriers s’activent énergiquement pour faire sortir de terre dès 2015 la majorité des services et infrastructures promis aux 900 premiers acheteurs.

Pourquoi faire venir 1600 propriétaires, en majorité des Canadiens, dans ce coin perdu de l’Équateur? Marcel Cloutier, directeur général du projet «Mirador San José», et sa femme Danielle—deux ex-Lavallois—m’ont fait visiter les lieux. Ils sont fiers de ce développement résidentiel écologique (tout y sera recyclé et composté) délimité par des murs de 2,4 m de haut. D’un style architectural plutôt nord-américain, le Mirador San José sera pourvu de son propre système d’aqueduc et d’électricité. Condos, maisons de ville, commerces, parcs et places -publiques, terrain de soccer aux standards de la fifa (un luxe, ici), plage privée, baleines flip-flopant dans les courants chauds: tout est là pour attirer les snowbirds. Pour Cheryl Demaine, administratrice d’un petit hôtel sur la plage, le phénomène n’est pas isolé. Avec son climat doux, la côte ouest équatorienne séduit de plus en plus les investisseurs et les retraités étrangers. Il y a même une colline tout près qu’on surnomme «Canadian Hill», d’après Cheryl.

Dans la voiture, alors qu’on sillonne le site, je peine à cacher mon malaise devant ce genre de «ville-tout-inclus», où les gardes de sécurité tiennent les portes d’un paradis artificiel pour étrangers. Je demande à Marcel si l’Équateur est la nouvelle Floride des Québécois. Selon lui, au parallèle zéro, l’ambiance est très différente. Et l’idée, ici, est de créer un complexe ex-nihilo, «pas de se mélanger dans quelque chose qui existe déjà»...


Alexandra Nadeau · Titulaire d’un baccalauréat en géographie, études urbaines et environnement, elle multiplie les collaborations avec la presse québécoise.


Libreville, Gabon

La fois où j’ai travaillé pour un dictateur africain

Me voici en mission à Libreville pour «contribuer à un blogue économique», en marge d’un forum international organisé au Gabon. Je dois ce contrat à un collègue parisien, journaliste -radio à la carrière précaire. «Vu que tu es déjà en Afrique, ce sera moins cher de te faire venir», m’avait-il expliqué.

Mon contact m’amène au restaurant pour parler du projet. Sur place, nous rencontrons un Français travaillant pour le bureau du président gabonais. Dans la mi-vingtaine comme nous, l’agent de communication flotte dans son complet. C’est grâce à lui que nous sommes là, -insiste-t-il au cours du repas. La chaleur est étouffante, l’effet du vin ne tarde pas à se faire sentir. On me remet ma première enveloppe, remplie de coupures de 5 000 francs cfa (10$). Quelque 850$ suivront au cours de la semaine, soit plus que toutes mes piges du mois d’avril.

S’il subsistait un doute sur notre affiliation avec les services de communication de la présidence, il s’évanouit lors de mon premier jour de travail. Mon collègue et le chargé de communication discutent des catégories qui constitueront le blogue. Les éléments de langage sont précisés. «Success Story: vous présenterez de petits articles sur les impacts positifs des derniers forums auprès d’entrepreneurs gabonais», ordonne le responsable des communications. Mon collègue, loin d’être scandalisé, propose avec enthousiasme différentes idées pour faire la promotion de l’évènement.

Le Gabon est une «dictature cool», qualificatif amical utilisé par les «expats» qui y vivent. Le pays est producteur de pétrole, et ses 1,5 million d’habitants pourraient rivaliser en richesse avec les Qataris, si l’extraction ne profitait pas seulement à la pétrolière Total. Le tiers des Gabonais sont laissés dans la pauvreté, alors qu’une ponction sur les revenus pétroliers fait du président du Gabon l’un des dictateurs les plus riches du monde.

Je suis attablé avec mes collègues lorsque l’inévitable confrontation se produit. Se rendent-ils compte de la contorsion professionnelle que cette mission de propagande nous impose? Mon contact est irrité. «Tu sais, en France, les politiciens, je les démonte. Mais ici... c’est autre chose.»

Ça résume bien la parenthèse de carrière à laquelle cèdent beaucoup de mes collègues pour contourner la crise du journalisme. Si les moyens de production ont décuplé avec l’ar-rivée des téléphones intelligents et autres gadgets, les fonds n’ont jamais été aussi faibles pour produire l’information.

Pendant le forum, j’ai à peine été étonné de travailler sous les ordres d’un ancien de Radio France Internationale (rfi), accessoirement spin doctor du dictateur Bongo. J’ai une pensée pour ce chauffeur de taxi, qui me disait, la veille: «rfi, c’est la vraie information, pas comme tous ces autres médias gabonais contrôlés par le gouvernement!»

Comme mes collègues qui, à leur retour, ont pris soin de rester vagues sur la véritable nature de leur travail, je n’ai pas mis le Gabon sur mon cv.


Boris Proulx · Journaliste indépendant, il a couvert l’Afrique des Grands Lacs pour Radio-Canada et RDI, et travaille sur un second documentaire sur le génocide rwandais.

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Melbourne, Australie

Vol d’identité mineur

— Toi, tu viens de... des États-Unis?

— Ah, non, je suis Canadienne. Je viens de Montréal, the French part of Canada.

Le barista grimace.

Damn it, j’avais deviné que tu étais Canadienne, c’est ton accent. Mais, tu sais, les Américains, on préfère ne pas leur dire qu’ils semblent Canadiens.

— Ah bon, pourquoi?

Il hausse les épaules. «Je sais pas trop, comme si ça insultait leurs valeurs conservatrices, leur droit de porter une arme, quelque chose du genre.»

Il verse du lait de soja dans un petit pichet en métal et le fait mousser. C’est mon troisième café de la journée. Les flat white de Melbourne sont imbattables.

«Ils ne sont pas tous comme ça, tu sais bien. T’as jamais parlé à un démocrate?», je demande.

Il rit. «Ceux-là, ils se font passer pour des Canadiens en voyage, ils n’admettent pas qu’ils sont Américains!»

Ça me rappelle ces Californiens, ces New-Yorkais et ces Texans rencontrés dans les auberges de jeunesse du Queensland, ou à la plage Bondi, à Sydney. Plusieurs avec un petit drapeau canadien cousu sur leur sac à dos. C’est seulement lorsqu’on les approche, pensant avoir trouvé un compatriote, et qu’on leur demande de quelle province, de quelle ville ils viennent, qu’ils disent, tout bas: «I’m actually from San Diego / Brooklyn / Austin, it’s just easier for people here to think I’m from Canada.» Un vol d’identité mineur. Ils n’ont jamais mangé de poutine, c’est certain.

Le lait est prêt. Il le met de côté et prépare l’expresso.

«Moi aussi, je me ferais bien passer pour un Canadien en voyage, ces temps-ci, plutôt que de m’afficher en tant qu’Australien.»

J’hésite. «Ah? Plus ça va, moins l’image du Canada comme modèle de société libre et comme défenseur des droits de l’homme est représentative...»

Il rit. Encore. L’espresso remplit lentement le petit verre à café.

«Tu crois? Moi, j’échangerais volontiers mon passeport, et j’irais bien à l’autre bout du monde si personne ne me savait Australien.»

Silence. Douze secondes, l’espresso est prêt, avec une crema blonde et mousseuse. Il frappe le pichet de lait chaud contre le comptoir, puis verse délicatement le lait de soja dans le verre à café.

«Ici on est bien, continue-t-il. La ville est belle, l’économie roule, les loyers sont chers, mais les salaires sont bons.»

Il me tend mon café. Je reste debout au comptoir.

— Mais ça me dégoute que l’Australie, au lieu d’accueillir ceux qui en ont le plus besoin, les envoie en centre de détention. Manus Island, tu connais? En png?

— png? je demande.

— Papouasie Nouvelle-Guinée. Mille-deux-cents personnes entassées dans un camp de réfugiés, envoyés là par le gouvernement australien. Des conditions terribles. Le jeune qui y a été tué par des gardes en février, tu te souviens?

Je bois mon café. Il donne un coup de guenille au comptoir. «Mille-deux-cents personnes. C’est rien. On pourrait les accueillir, on pourrait faire de la place pour eux, mais on préfère les faire souffrir. It breaks my fuckin’ heart. Notre gouvernement n’a aucun cœur.»

Malaise. Moi qui viens d’ailleurs, est-ce que j’ai droit à une opinion sur le sujet?

Il soupire. «Forget it. Quatre et cinquante, le café.»


Ophélie Lechat · Installée à Melbourne, elle est rédactrice en chef de Sitepoint, un centre de ressources en ligne pour les développeurs et designeurs web.


Berlin, Allemagne

Ces autres indignés

Prenons comme prémisse que Berlin est une entité distincte du reste de l’Allemagne. Et qu’à Berlin, il y a ce singulier quartier d’irréductibles bigarrés appelé Kreuzberg. Vous cherchez l’origine du mouvement squatteur, vous la trouverez là.

Ici, un groupe de réfugiés activistes a occupé l’Oranienplatz pendant deux ans, été comme hiver. Cette place publique avait une allure de camp de réfugiés, justement. Un symbole provocateur, dans cette Allemagne si stricte envers ses demandeurs d’asile. La Residenzpflicht, une loi qui n’existe nulle part ailleurs, restreint le territoire où ceux-ci peuvent circuler. Ils ne peuvent ni travailler ni étudier, relégués aux limbes d’un système qui ne traite que très lentement leur dossier.

Lorsque le campement a finalement été évacué, en avril 2014, les autorités ont permis au groupe de se replier dans les locaux d’une école vide qui avait aussi été squattée, en parallèle. Une seule douche pour des centaines d’occupants et une insécurité croissante: fin avril, un Marocain a été poignardé par un de ses colocataires.

 Pour en finir avec cette promiscuité, la majorité des habitants de l’immeuble ont fini par accepter d’être relocalisés ailleurs, avec «conditions avantageuses»—la promesse d’un examen rapide de leur dossier, notamment. Mais ce ne fut pas le cas de tout le monde: une quarantaine de personnes ont refusé de quitter l’école et établi un campement sur le toit, menaçant de sauter si on cherchait à les expulser.

Pendant une semaine, l’école a été encerclée par la police. Des sympathisants manifestaient leur soutien derrière le périmètre de sécurité, des performances avaient lieu jour et nuit, on venait y manger et y boire, prendre des nouvelles des dernières négociations.

Les forces de l’ordre ont finalement réclamé une évacuation de l’école et menacé les élus locaux de quitter les lieux. Les dirigeants municipaux se sont alors retrouvés devant un dilemme qui a déchiré leur parti (les Verts): fallait-il reproduire les méthodes brutales, si longtemps critiquées, de l’opposition?

Personne n’a eu à sauter, finalement. Les squatteurs ont pu rester dans l’école, tandis que la police est partie battre d’autres gens, lors de manifestations liées à cette histoire, le samedi suivant.


Elizabeth Grenier · Installée à Berlin depuis 2007, elle est une journaliste québécoise qui écrit, raconte pour la radio et filme les histoires de sa ville d’adoption.

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