De l’obligation d’être sexy
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Les conclusions du sociologue Jules Pector-Lallemand tranchent avec l’univers du roman Le plongeur de Stéphane Larue et avec les reportages-chocs sur le milieu de la restauration. Son essai Pourboire, paru ce printemps aux Éditions XYZ, jette un éclairage différent sur ce monde à part. En voici un extrait légèrement réédité.
Quand je terminais la rédaction du manuscrit qui allait devenir ce livre, la restauration attirait à nouveau l’attention médiatique. Une série de chef·fe·s réputé·e·s s’ouvraient sur leurs problèmes de consommation, leurs burn-out à répétition ou leur décision de tout lâcher. Des restaurateur·rice·s moins connu·e·s sortaient publiquement pour signaler les difficultés financières qui menacent leur entreprise depuis le début de la pandémie. Dans cet élan, Radio-Canada proposait une courte série de reportages sur le monde de la restauration. Le portrait dépeint était peu reluisant: des entreprises insuffisamment rentables pour assurer des salaires décents, des interactions violentes au travail, une instabilité professionnelle, des conditions de travail médiocres. La série se concluait en tentant de répondre à cette question: mais alors, «pourquoi travailler en restauration?» Le journaliste peinait vraisemblablement à trouver une réponse à sa propre question. Pour se tirer d’embarras, il a mis de l’avant le fragment d’un interview dans lequel un cuisinier affirme que, depuis toujours, travailler dans ce domaine est son désir le plus cher. Voilà donc la conclusion induite: les métiers de la restauration sont une vocation, l’expression d’une essence individuelle, la finalité logique d’un «moi» inaltérable dont le destin est de transpirer pour cuisiner ou servir.
Mon enquête a en fait prouvé tout le contraire: la restauration produit des individualités, elle marque durablement les personnes qui traversent son sillage. On ne fait pas que travailler dans un restaurant ou un bar, on adopte un style de vie qui dépasse largement le quart de travail. Pour comprendre cela, il faut prendre ses distances avec l’idéologie du «moi» abstrait, celle qui considère que l’individu possède un noyau irréductible coupé du social (Kaufmann, 2001). Lorsque l’on tente de resituer les individualités au milieu de chaînes d’interdépendances, on comprend alors combien les gouts, les inclinaisons personnelles et les dilemmes intimes sont produits socialement. C’est seulement en posant des questions à partir de la perspective des gens qui composent le monde de la restauration que l’on peut parvenir à un tel constat. Si l’on prend la peine, et surtout le temps, de quitter la position surplombante de l’observateur·trice extérieur·e, de s’installer au niveau de l’expérience vécue, on cesse alors de voir dans la restauration que de la pénibilité. On se permet de découvrir la camaraderie, le folklore, les savoir-faire, les ambiances galvanisantes, les saveurs insoupçonnées, les plaisirs de la transgression, l’héroïsme de l’affrontement du rush, les rituels qui lient les gens les uns aux autres. On comprend alors pourquoi des personnes comme celles que j’ai interrogées sont attachées à leur métier: bien plus que de simples exécutantes dans une chaîne de production, elles sont les porteuses de cette chose insaisissable et pourtant si précieuse que l’on nomme culture. Être un·e membre de «l’industrie», c’est une manière unique de faire société, une «manière d’être humain» (Bouchard et Fortier, 2021: 204). Et on ne renonce pas à une telle chose aussi facilement.
On ne fait pas que travailler dans un restaurant ou un bar, on adopte un style de vie qui dépasse largement le quart de travail.
On pourrait mal me comprendre. Je ne veux pas vous convaincre que, à l’encontre de ce que l’on avance dans les médias, la restauration est un monde merveilleux exempt d’exploitation, de pouvoir, de domination, de douleur, de fatigue. Simplement, je veux montrer qu’il n’y a pas que cela. Les gens qui persistent aussi longtemps que possible dans cet univers–malgré la pandémie, malgré l’inconstance de leur horaire et de leurs revenus, malgré une ambivalence existentielle–ne sont pas insensés. Au contraire, ils sont humains, et d’une manière surprenante, que l’on comprend encore mal.
Quand je me présente et que je dis que je mène une enquête sur le monde de la restauration, je déçois souvent les attentes. On aimerait que j’expose la réponse à la question du partage des pourboires, que je présente la solution pour améliorer les conditions de travail dans le milieu. Je balbutie alors quelques phrases assez inintéressantes. Parfois, j’ai la chance de partager longuement les conclusions de mon enquête. Le questionnement se déplace alors et on veut savoir: comment la culture de «l’industrie» pourrait-elle être plus viable pour ceux et celles qui la portent? Comment le style de vie de la restauration pourrait être davantage compatible avec les autres sphères de la vie d’un individu?
La vérité est que je n’ai pas de réponses à ces questions. J’ai beaucoup de choses à dire sur ce qui est, mais bien peu sur ce qui devrait être. Pour moi, la sociologie est une discipline humble, en ce sens qu’elle n’a pas pour vocation d’expliquer aux gens comment mener leur vie. Ma contribution est ailleurs: je pense avoir offert un peu de clarté là où il faisait sombre, un peu d’intelligibilité là où régnait l’incompréhension.
Mon enquête pourrait néanmoins être utile pour ceux et celles qui voudraient s’attaquer aux problèmes endémiques qui tordent la restauration. Il est possible de la lire comme une mise en garde face à la tentation des solutions miracles: il n’y a pas que des chiffres à déplacer dans une colonne, qu’un article à modifier dans une loi. On ne peut se pencher sérieusement sur les défis d’un secteur d’activités sans faire un réel effort de compréhension de la réalité vécue au jour le jour. Bien sûr, il y a les postes, la rémunération, les horaires, les hiérarchies, les contraintes du marché. On ne peut cependant faire l’économie d’une réflexion sur ce qui se trouve en deçà: les règles informelles, les rituels quotidiens, l’argot de métier, la sociabilité spécifique, l’esthétique des lieux et des gens, les commérages, les amitiés et les rivalités, les valeurs, les visions du monde.
Contre une lecture déterministe, je dois apporter une précision. Le personnage principal de mon livre n’est pas «les employé·e·s de la restauration», mais plutôt «le style de vie de la restauration». Autrement dit, il ne faudrait pas croire que tous les employé·e·s des restaurants et des bars adoptent identiquement le style de vie que j’ai décrit–les conduites dépensières sous-tendues par des motifs esthétiques et sociables. J’ai simplement démontré que ce style de vie existe. Celui-ci traverse, à différents moments de leurs vies, bon nombre de membres de «l’industrie», mais pas tou·te·s.
Je dois également souligner que la cartographie du territoire de l’expérience vécue en restauration est loin d’être complète. Mes conclusions ne peuvent pleinement s’étendre aux cuisines. J’ai dû circonscrire mon «terrain» d’enquête. À l’avenir, il serait essentiel d’étudier la culture de la restauration du point de vue des artisan·e·s qui préparent nos assiettes. Également, il ne faudrait pas oublier que je me suis intéressé à un type bien précis de restaurants–urbains, québécois blancs, plutôt dispendieux. Qu’en est-il du style de vie dans le bas de la hiérarchie socioéconomique, en dehors des grandes villes ou dans les milieux marginaux?
Jules Pector-Lallemand est un sociologue qui se penche sur les phénomènes apparemment anodins de la vie quotidienne. Il a déjà été serveur dans un bar, à Montréal.
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